Le voici donc élu à l’Académie française — et ce ne fut pas sans mal, malgré le très beau score réussi au premier tour de vote (face à une concurrence qui, il est vrai, était un peu misérable). Une conjuration de cagots socialisants avait lancé une cabale comme seule une institution née au XVIIème siècle en a le secret : tout ce que la Gauche a d’amis et d’obligés s’était juré d’empêcher l’auteur de la Défaite de la pensée d’entrer sous la Coupole, comme on dit. La pensée unidimensionnelle et politiquement correcte (synonymes…) avait fait de Finkielkraut l’homme à abattre (« on n’abdique pas l’honneur d’être une cible », disait un garçon que j’aime beaucoup), depuis qu’avec l’Identité malheureuse (2013) un certain quotidien du soir — que l’on appelait jadis le « quotidien de référence », du temps de Beuve-Méry — game over !) l’a estampillé comme le clone de Renaud Camus, dont il revendique certes l’amitié sans pour autant entonner avec lui l’appel à la Marine.
Je ne me lancerai pas dans le panégyrique d’un homme dont les écrits parlent pour lui depuis quatre décennies — depuis le Nouveau désordre amoureux (1977) que je lisais de la main gauche tout en tenant les extraordinaires Fragments d’un discours amoureux de Barthes de la droite. C’était alors une époque de géants de la pensée littéraire — et Finkielkraut est avant tout un littéraire (c’est d’ailleurs l’agrégation de Lettres qu’il a réussie, et non celle de philosophie, comme le croient les lecteurs pressés, et rien de moins philosophe, au fond, qu’un littéraire) : voyez Ralentir mots-valises (1979) ou le Petit fictionnaire illustré (1981), qui donneront l’un et l’autre du grain à moudre aux artisans du Dictionnaire, lisez le Mécontemporain (1992), splendide étude sur Péguy, cet autre hussard noir de la République (je suis à peu près sûr que c’est ainsi que Finkielkraut s’imagine), feuilletez Un cœur intelligent (2009), où il donne toute sa mesure de lecteur — et un vrai bon lecteur devient automatiquement un admirable passeur, nous ne faisons rien d’autre en classe.
La classe, parlons-en. Finkielkraut défend bec et ongles, depuis toujours, l’Ecole de la République : voir Enseigner les Lettres aujourd’hui (2003), Entretiens sur la laïcité (2006) ou la Querelle de l’école (2009). J’en parle d’autant plus à l’aise que je crois bien qu’il ne me cite pas une fois : nous ne jouons pas dans la même cour, ni sur le même ton.
Et puis j’aime le sang, moi.
Reste son singulier regard sur le monde actuel. De la Défaite de la pensée (1987) à l’Identité malheureuse, en passant par Nous autres, modernes (2005), il a eu à cœur de pourfendre cette pensée unique qui par définition n’est pas une pensée du tout : celui qui pense pour de bon est toujours « ondoyant et divers », comme disait Montaigne.
C’est là que ses contempteurs ont cru trouver un angle d’attaque. L’absence de conformisme, depuis quelques années, est devenue impardonnable. Et le conformisme réside essentiellement dans les mots — pas dans la pensée, parce que justement il ne pense pas. Utilisez « race », « culture », « civilisation » ou « identité », et vous voilà identifié comme semi-nazi ou post-sarkozyste — les deux termes se valant dans le cerveau étroit des chroniqueurs du Monde (http://www.lemonde.fr/livres/article/2013/10/23/alain-finkielkraut-une-deroute-francaise_3501717_3260.html).
Ce qui permet à Aude Ancelin, qui pourtant devrait lécher les pieds d’un homme qui lui a permis d’exister médiatiquement (il a bien voulu consentir à ce qu’elle serve de trait d’union, dans la Conversation — 2010 — entre lui et Alain Badiou, qui est à la philosophie ce que les trains blindés étaient à Trotsky), de glaner un point Godwin dès la première phrase de l’article immonde, suintant de jalousie basse et de conformisme visqueux, qu’elle consacre à Finkielkraut ce vendredi dans Marianne. Elle croit bon d’y opposer la pensée réactionnaire (forcément réactionnaire) du nouvel Académicien à celle de ce phare de la pensée qu’est Pierre Nora, qui à l’insu de son plein gré joue de plus en plus les idiots utiles du pan-islamisme.

C’est à peu près aussi intelligent que lorsqu’Askolovitch reproche aux amateurs de camembert au lait cru d’être pétainistes.
Je me réjouis donc que l’Académie ait salué en Finkielkraut un vrai héraut de la langue française : cette délectation à articuler les mots lui confère sa marque de fabrique sonore, sur France-Q et ailleurs. Et ma foi, les défenseurs et illustrateur de la langue française se font rares, ces temps-ci : c’est toujours par les mots qu’une civilisation s’effondre.

Jean-Paul Brighelli

24 commentaires

  1. Chaque chose se définissant par son contraire, si Finkielkraut est réactionnaire que l’on me montre le visage du progrès. Si le progrès c’est par exemple Mérieu pour l’éducation, alors je comprends pourquoi je m’énerve au conseil de classe de mes enfants lorsque l’on me parle de « référent rebondissant » à la place du ballon ! Si le progrès c’est commencer par appeler un chat un chien et par force de pédagogie progressiste nous sommer de croire qu’un chat est un chien, alors je crois bien que je suis « réac ».

    • Le « référent (re)bondissant », c’est du folklore ! Vous ne l’avez certainement pas entendu en conseil de classe en tous cas.

  2. Merci Monsieur Brighelli pour ce billet qui met les choses à leur juste place.
    Si je ne partage pas toutes les idées d’Alain Finkielkraut, comme Français je suis honoré de le voir entrer à l’Académie sans qu’il ait eu à se « prostituer » pour ce faire. La qualité de la langue française qu’il emploie est si loin de celle de ses contempteurs !
    Comme vous le dites, notre période actuelle se caractérise par l’indigence de la pensée et surtout par l’incapacité à écouter l’autre qui ne pense pas comme soi et à tenter de le détruire par l’anathème médiatique.
    Encore merci pour ce billet.

  3. « C’est à peu près aussi intelligent que lorsqu’Askolovitch reproche aux amateurs de camembert au lait cru d’être pétainistes. »

    D’ailleurs, Askolovitch peut entrer librement aux USA mais pas un camembert au lait cru.

    Ce qui prouve que l’un d’entre eux est issu d’un processus de pasteurisation et pas l’autre.

    Avec lui comme étendard, le journalisme du Bien pasteurisé s’impose comme une norme de santé publique. Merci à lui de consacrer sa vie à assainir celle des autres.

    • « Ce qui prouve que l’un d’entre eux est issu d’un processus de pasteurisation et pas l’autre. »

      Très bien trouvé !

      • Merci à vous. Notamment de faire revivre l’inoubliable interprète de « Love to love to baby », non moins inoubliable tube orgasmique de la soupe disco des années 70.

        Je me permets de donner un lien vers le chef d’œuvre pour édifier les jeunes générations qui, si elles baignent dans la soupe musicale, n’en connaissent pas toujours les origines

        http://www.youtube.com/watch?v=UPXizlnS7go

        • C’était SRAS et paillettes l’époque disco !

          P.S Comment peut-on égarer 2000 tubes de virus ? Je savais que dans les tribunaux on égarait facilement les pièces à conviction mais enfin à l’Institut Pasteur je ne pensais pas qu’on donnait à Madame Lopez femme de ménage de son état les clefs du congélateur à virus …

  4. Sur le fond de l’article de JPB il faut rectifier deux ou trois erreurs :

    – S’il y eut une cabbale à l’Académie elle est le fait de Jean d’Ormesson – ce faiseur de rois – pour faire entrer Finkielkraut sous la coupole. La contre-cabbale qui a réuni 8 croix était beaucoup moins importante que la première.

    – Prétendre que l’Académie française est le lieu de la révolte contre le pouvoir j’avoue que je n’y avais pas pensé ! Pouvoir médiatique ou pas il me semble que depuis quatre siècles l’Institut a toujours été du côté du manche sauf quand il a été supprimé sous la Révolution …; ça n’a pas duré !

  5. La prochaine fois vous nous expliquerez certainement comment la contre-culture des années soixante est née sur le campus de Saint-Cyr-Coëtquidan …

    • Pas sur mais sous.

      à Coëtquidan, on forme notamment des sapeurs *. Qu’une forme de contre culture underground y prenne corps semble assez naturel.

      * de la société bourgeoise. A ne pas confondre avec les adeptes de la sapologie.

        • Il y est déjà depuis lurette !

          Le sapeur franchouillard creuse un autre trou pour placer la terre qu’il a hérité en en creusant un premier. Celui des usa finançait son déficit avec sa propre monnaie.

          Il paraît qu’il ne le fait plus.

  6. Cher Jean-Paul

    Qu’est-ce que l’Académie Française ? un cénacle s’autoreproduisant. Normal que ce représentant de la frilosité française rejoigne ce cénacle. Il y a bien longtemps que l’on n’y voit pas beaucoup les grands auteurs français. Il y a eu évidemment Marguerite Yourcenar et Joseph Kessel, mais il y a aussi Giscard d’Estaing et Michel Serres. AF est plutôt du côté de ces derniers que du côté des premiers. On n’y a pas vu l’un des plus grands écrivains du siècle dernier Julien Gracq qui n’en avait que faire.
    Lorsque Kessel rappelle dans son discours de réception comment lui, petit juif immigré, devenu l’un des grands écrivains français, a pu devenir membre de ce cénacle, cela représente un grand moment de l’histoire intellectuelle, mais lorsque AF, ce métèque intégré qui a rejoint le camp de la xénophobie française rappelle ses origines, cela devient risible.
    AF, un métèque qui a su se glisser dans les traces de Barrès et Maurras, ces maîtres es frilosité française qui ont su se préserver des mauvaises influences en s’enfermant dans la méfiance de tout ce qui est étranger. Pourtant, contrairement à ses prédécesseurs, AF se réclame des Lumières, mais de quoi parle-t-il lorsqu’il parle des Lumières ? Pour AF les Lumières sont moins le « sapere audire » de Kant qu’une bouée de sauvetage à laquelle il s’accroche par peur du monde, le contraire même de la tradition des Lumières.
    AF a écrit dans ses jeunes années un livre remarquable, « Le Juif imaginaire », et il semble qu’il ne s’en est jamais remis. C’est peut-être cela qui a conduit AF à devenir l’un des grands spécialistes de la peur de penser. Peut-être est trop difficile pour celui qui se veut héritier des Lumière d’avoir le courage de regarder le monde, de chercher à le comprendre pour savoir le critiquer s’il le faut, comme savait le faire celle qu’il prend souvent pour référence, Hannah Arendt mais dont il est incapable d’avoir le courage intellectuel.
    Quant à la critique de l’école actuelle, Danièle Sallenave et toi avez écrit des textes plus percutants que les pleurnicheries de Finkielkraut.
    bien cordialement
    rudolf

    • Votre commentaire est méchant et injuste.
      AF est un « gentilhomme » au sens propre.
      C’est vrai que les 2 grandes affaires de sa vie sont la France et la judéité.
      Mais c’est curieusement dans les media français qu’on lui reproche le plus cette passion pour sa France bien aimée.
      Ce sont pourtant ces mêmes progressistes (?) auto-proclamés qui se pâment devant l’amour des autres peuples pour leur culture et leurs racines.
      A condition toutefois qu’ils soient pauvres et/ou ex-colonisés et/ou anti américains…
      Relire à ce sujet « le sanglot de l’homme blanc » (Bruckner)

    • Rudolf, je te trouve un peu sauvage.
      Finkielkraut n’est pas un écrivain au sens le plus fort du terme — disons Flaubert. Mais c’est l’un des plus remarquables critiques de littérature que je connaisse. Ses analyses de Kundera ou de Roth sont d’une acuité d’analyse bien peu répandue. En fait, je crois que c’est un excellent prof — ou maître, comme tu veux.
      Quant à l’Académie, elle a eu son utilité politique — sous Richelieu. Elle l’a parfois encore, dans la mesure où elle est, malgré elle mais en tant qu’institution, un pôle de stabilité de la langue, fort malmenée par les barbares de tous les jours et de tous les pays, y compris le nôtre.
      Et de toi à moi, Gracq me fait braire. Le Château d’Argol est un pensum effrayant, Un balcon en forêt une torture par le descriptif. On n’en finit plus de faire la liste de tous ceux que l’Académie a ratés, et de tous ceux qu’elle a indûment élus. C’est le problème de n’importe quel tri — j’ai fait assez d’anthologie pour en mesurer la difficulté.

  7. Ah ! mais c’est que Alain Finkielkraut va tourner la difficulté en faisant l’éloge de la Belgique en la personne de Félicien Marceau qui fit don de sa personne à la France après quelques mésaventures belgico-allemandes.

  8. Connaissez-vous Christian Vanneste ? Il se dit chrétien et était professeur de philosophie dans une autre vie un peu comme Alain Finkielkraut juif et ex-prof de philo à l’X.
    Voici son dernier titre sur boulevard Voltaire :
    « Nos lois liberticides sont une honte pour le pays de Voltaire ! »

    Je trouve assez curieux qu’un chrétien pratiquant invoque Voltaire pour défense de la liberté d’expression !
    Je n’ai jamais entendu un Pape – le premier des catholiques donc et pas trop mauvais chrétien je suppose – invoquer Voltaire pour défendre la liberté d’expression …

  9. Jean-Paul Brighelli va encore nous dire que c’est de la littérature sans doute ! Vous admettrez qu’à force d’unir les contraires tout cela finit par ressembler à un gloubi-boulga de l’esprit !

    Certes un bon chrétien doit battre sa coulpe en permanence mais un philosophe ne devrait quand même pas trop battre la raison à moins de finir par battre la campagne et finir aux petites maisons !

  10. On connaît des philosophes chrétiens comme Pascal et Kierkegaard mais :

    1 Ils vivent dans la marginalité de la société contre l’église de leur temps et contre une bonne partie des lois sociales (famille par exemple).
    2 Quand ils s’essayent à unir les concepts de la raison et du christianisme cela ne marche pas.
    3 Ce sont d’excellents écrivains qui vivent un conflit intérieur particulièrement douloureux.
    4 Ils ne finissent pas à l’Académie ou à la Chambre des députés.

  11. Vous savez qu’il y a quelques mois il s’est trouvé un magistrat français pour condamner au bûcher un livre de Léon Bloy ; je n’ai pas entendu l’Académie française s’émouvoir d’un tel parjure de nos principes littéraires … j’espère que lors de son discours de réception M. Finkielkraut va protester qu’on puisse interdire « Le Salut par les Juifs » !

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