Il m’arrive d’avoir de mauvaises lectures. Coincé samedi dernier sur un quai de gare lointain, avec comme seule perspective trois heures de train pour rentrer chez moi, et plus rien à lire, j’ai acheté le Monde.
En couverture du Supplément tout en couleurs sur papier quasi glacé, deux hommes en costard rose, décapités par la photo, s’étreignent virilement, tandis qu’une main de femme, en contrebas, tient une coupe où surnage un zeste de citron vert. Très joli, très artistique. Titre : « Conformiste, bourgeois, romantique Le mariage gay épouse les traditions ».
À l’intérieur, un reportage pas trop cassant de Raphaëlle Bacqué (à qui on doit un récit très circonstancié de la disparition de François de Grossouvre, le Dernier mort de Mitterrand, Grasset, 2010 — très bien écrit, très informé, mais que la famille a fort contesté, persuadée qu’elle est que ce suicide n’en était pas un) sur quelques mariages homosexuels célébrés cette année dans le meilleur milieu — les bobos parlent aux bobos (le Monde, hein…).
Cela m’a toutefois mieux permis de comprendre mes réticences envers le « mariage gay » — outre le fait que c’était l’une de ces réformes « sociétales » qui ne mangent pas de pain, en cette époque où tant de gens en manquent (mais voilà, infléchir la politique d’Angela Merkel, c’est une autre paire de manches).
J’ai eu dix fois l’occasion de demander à des amis homos ce qu’ils pouvaient bien trouver attirant dans l’idée de mariage. Etendre intelligemment le PACS, à la bonne heure, autant ne pas se trouver dépourvu face aux impôts et aux droits de succession. Mais le mariage ! Mais les enfants !
Certes, j’ai donné dans l’un et dans l’autre — et j’ai payé pour voir, si je puis dire. Mais les bêtises des uns ne servent décidément jamais aux autres.
L’article de Raphaëlle Bacqué est une succession d’anecdotes roses d’une mièvrerie sidérante — le « romantisme » du titre doit être entendu dans le sens d’une surenchère, d’un déluge rose frisant le mauvais goût. À croire que les gays présentés ici (et le sous-entendu général de l’article, c’est qu’ils sont emblématiques) rêvent de vivre (et même d’outrepasser) le mariage bourgeois dans toute son horreur. Et de reconstituer à cette occasion un lien familial illusoire — ce n’est pas parce que l’on entrechoque ses coupes que l’on se porte dans son cœur, mais ces noces sont apparemment l’occasion de faire accepter aux grands-parents ce qu’ils savaient déjà.
« La famille » — programme de préparation à Sciences-Po cette année. Je crois que le premier texte que je ferai sera celui de Sartre, dans les Mots : « Il n’y a pas de bon père, c’est la règle ; qu’on n’en tienne pas grief aux hommes mais au lien de paternité qui est pourri. Faire des enfants, rien de mieux; en avoir, quelle iniquité ! » — et la suite.
Que des gens raisonnables, et qui se veulent de gauche, en arrivent à célébrer une union dans les termes mêmes des conventions les plus étroitement bourgeoises me sidère. Nous avons vécu la révolution sexuelle des années 60-70 en récusant de toutes nos forces le mariage bourgeois, en célébrant l’union libre, comme disait Breton. « Jouissons sans entraves », clamions-nous. L’idée de passer devant le maire nous paraissait d’une absurdité totale. Toute convention était bonne à détruire.
Mais au bout de la révolution, nous voici de retour au point de départ. Voici les retrouvailles avec les conformismes les plus étroits : temps de crise probablement, on se replie sur les valeurs traditionnelles, on finit par croire que Cinquante nuances de gris est d’une audace folle. Et on fait des enfants, par tous les moyens. Des mômes que nous écraserons, comme dit Sartre, ou qui nous haïrons — ou les deux. Faire des enfants ! Autant avoir un petit chat, au moins, il attrape des souris. Par quelle perversion en est-on arrivé là ? « Familles, je vous hais ! » s’exclamait Gide — et ça date. Nous voici à l’autre bout du bout, en train de revendiquer la famille bourgeoise dans toute son horreur, quitte à en connaître l’aboutissement ultime, juge des affaires familiales et avocat en prime.
Ce qui me choque le plus, dans les récits de Bacqué, c’est la surenchère de conformisme affiché : on veut à toute force « faire comme ». Mais enfin, en quoi ce paroxysme bourgeois dégoulinant est-il un modèle ? En deux décennies, nous sommes passés de l’amour libre à l’amour entravé, on n’arrête pas le progrès. Passés des expériences multi-polaires à la fidélité imposée. Et célébrée avec emphase. Les mariages gays de Bacqué semblent des caricatures d’aspiration à la norme bourgeoise la plus éculée — tout comme certaines folles jouent à être plus féminines que les femmes les plus femmes.

Ce souci de respectabilité m’effraie un peu : les homos que je connaissais dans les années 70 se souciaient surtout de faire des fêtes galantes dans des lieux improbables en choquant le bourgeois. Ceux d’aujourd’hui aspirent visiblement à se tenir la main sur leur canapé Roche & Bobois en regardant les Feux de l’amour à la télé. Ou le foot. Cette civilisation (ou ce qu’il en reste) prend de la gîte.

Le dernier mariage auquel j’ai assisté, début août — un mariage hétéro, mais qu’est-ce que ça change ? — a fini en jeux stupides et en beuveries obligées — et encore, c’étaient des amis que j’aime : bref, je suis parti tôt, préférant garder d’eux une image antérieure à ce déchaînement de conformisme. Vivre hors mariage a toujours été pour moi un pré-requis (je me suis laissé aller une fois, et en catimini, à passer devant le maire, pour des raisons économiques — mal m’en a pris : la liberté m’aurait coûté moins cher). Que des homos qui avaient la chance a priori de ne pas entrer dans les codes revendiquent si fortement le droit de faire les mêmes bêtises que les autres m’accable.

Jean-Paul Brighelli

12 commentaires

  1. Le conformisme n’est seul à faire son retour. Le puritanisme revient (est même déjà revenu) par des chemins inattendus : on n’ose plus – en public tout au moins – parler crûment de sexe, par peur d’être accusé de, au choix, rabaisser les femmes (mais pourquoi toujours les femmes ?), être homophobe, se conduire comme un pauvre type. L’homme infidèle (mais pourquoi toujours l’homme ?) est redevenu un salaud.

  2. Oui, ce qu’on appelle le mariage gay n’est qu’un désir de conformisme. Les opposants n’y ont rien compris.

    • Oui, mais pour rejeter le conformisme, encore faut-il avoir le droit d’y accéder.
      C’est un peu absurde de refuser quelque chose qu’on ne vous donne pas…

  3. Le mot de la fin d’un bobo gay  » qui hérite de son époux:  » on est jamais trop aidé! »

  4. Bon chacun son style : vous vous écrivez des livres sur vos amours déçus avec l’école de la République et d’autre sur leurs liaisons torrides avec un homme à scooter !
    Chacun sa croix comme dit l’autre.

    • « Chacun sa croix comme dit l’autre. »
      Chacun, ça croit
      Chacun s’accroit
      Comme disent les autres.
      T. DI

  5. Ah! Les apparences, le plus beau jour de la vie, gnaff, gnaff !
    « Ce qu’on peut gagner en lisant Stendhal : le mépris du paraître »
    Ce n’est pas Sartre que je convoquerais, ce grand bourgeois qui jouait au prolo,en rentrant dans son beau quartier parisien, mais plutôt Camus : « Le conformisme aujourd’hui est à gauche, il faut bien le dire. Il est vrai que la droite n’est pas brillante. Mais la gauche est en pleine décadence, prisonnière des mots, engluée dans son vocabulaire, capable seulement de réponses stéréotypées, sans cesse défaillante devant la vérité dont elle prétendait pourtant tirer ses lois. » Cela n’a pas pris une ride!
    Quant à la facilité avec laquelle la France pond ses petits, c’est bien parce que l’on paie les familles épanouies pour cela. Coupez donc les alloc., les congés de paternité ( quel gag ce truc ! ) et autres dépenses inutiles de ce genre, et on verra le taux de natalité baisser comme dans les autres pays d’Europe. Et on fera des économies…
    Mais je sais, c’est mal de dire ça, très très mal, à gauche comme à droite, on m’ a déjà dit que c’était très mal.

  6. à Sisyphe
    Merci pour ce texte abscons qui montre que l’obscurantisme se porte bien. On sait enfin qu’il est plus facile de demander à l’élève d’être acteur de ses propres apprentissages que de lui demander d’apprendre. Ainsi on demande à l’élève à l’élève de jouer à apprendre, activité ludique s’il en est, ludique au sens où apprendre, c’est pour de rire.

  7. Le conformisme bourgeois du mariage n’a sans doute d’égal, dans son haut ridicule, que l’anti-conformisme forcené qui tend à le caricaturer à outrance…
    Parce qu’en l’espèce, l’important, le juste, n’est-il pas de laisser tout un chacun choisir selon son bon vouloir ?
    Passer devant Monsieur ou Madame LE Maire ? Ou pas… En son âme et conscience ?
    Et c’est en cela que je pense que la réforme du mariage permettant son accès aux couples de même sexe, allait de soi…
    Dans le simple fait de donner aux uns et autres la même possibilité de choisir entre se marier bourgeoisement, ou non d’ailleurs, et ne pas le faire…
    Le choix ! Le vrai… Pas celui imposé par défaut par une loi inique.

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