On aurait pu traiter cet épisode avec enthousiasme : quel symbole magnifique, quel formidable hommage aux victimes que cette image du guide spirituel des Kouachi arborant le badge « Je suis Charlie » ! La preuve ultime et absolue que la « déradicalisation » des plus enragés est possible, un signe d’espoir, une petite lumière au bout du tunnel. Si lui a été déradicalisé, alors tous peuvent l’être. On a trouvé la recette, deux ans tout juste après Charlie. C’est la fin du cauchemar, c’est beau. Et merci Ardisson.

Sauf que non.

L’indignation suscitée par la brève réapparition de Farid Benyettou en « ex-djihadiste » / «déradicalisé » / « repenti » aura révélé une chose : à tort peut-être, personne ne croit à la possibilité d’un retour dans le droit chemin. Et les médias doivent composer avec ce scepticisme généralisé… qui les éclabousse un peu.

Repenti ou « repenti » ?

Sans les guillemets, c’est qu’on y croit.

Ici aussi :

Et ici :

Avec les guillemets, on est plus prudent.

Voir aussi :

Dans le titre qui suit, la tournure « se présente comme » opère une mise à distance du discours de Benyettou, que le rédacteur a soin de ne pas reprendre à son compte :

En outre, il faut noter que l’idée de « repentir » appartient au domaine de la morale. Or, il était entendu que les djihadistes devaient être soumis à un protocole de « déradicalisation » impliquant psychologues, éducateurs, hamsters à caresser, groupes de parole, batteries de tests comportementaux, pour tout dire une approche scientifique, systématisée et médicalisée de leur cas. On parle bien d’« éradiquer » le terrorisme, comme on dit éradiquer un virus.

En revanche, si ce qu’il faut atteindre est une forme de repentir, alors il va falloir embaucher des prêtres, des confesseurs aguerris formés à reconnaître la vraie contrition, et on peut laisser tomber les hamsters. J’ai déjà eu l’occasion ici de souligner la confusion fréquente entre l’approche pathologique et l’approche morale du dhijadisme. Ce Benyettou est-il un malade que l’on a guéri (ou qui s’est guéri tout seul, apparemment) ou bien un méchant devenu gentil ?

Ce n’est même pas si simple. La « maladie » dont il a souffert est-elle comme la varicelle ou comme la grippe ? Dans le premier cas, aucune rechute possible. Dans le second, il suffit que le virus mute un peu et c’est la récidive (au sens à la fois médical et pénal du terme).

Quant à l’hypothèse du méchant désormais « repenti », elle est bien moins rassurante que celle du virus contagieux. Une guérison est objective. Un repentir peut être feint. Au demeurant, plus encore que dans le cas de la guérison, quand bien même il serait réel, le repentir peut n’être que transitoire. Personne ici-bas ne saurait sonder le cœur de M. Benyettou, à qui l’on ne peut finalement que conseiller d’accumuler les preuves de son repentir s’il espère convaincre de sa réalité, tout en lui faisant remarquer que le véritable problème réside moins dans notre incrédulité peut-être coupable et excessive, que dans son adhésion maintenue à une doctrine qui cautionne le mensonge et la dissimulation à l’égard des mécréants.

Conversion ou reconversion ?

C’est un spécialiste du terrorisme qui parle de la « conversion » de Benyettou:

Mais conversion… à quoi ? Farid Benyettou est toujours musulman. A la non-violence, peut-être ? Mais s’il est vrai qu’il a été mis en cause dans un projet d’attentat, il y a une vingtaine d’années, son action n’a jamais pris d’autre forme que celle de la prédication et de la formation spirituelle, autrement dit de l’endoctrinement des candidats au djihad.

Est-il vraiment moins contestable de dire qu’il s’est « reconverti »? Le mot implique d’établir une incompatibilité entre les fonctions considérées : quand on se reconvertit, on abandonne un emploi pour un autre… En théorie, du moins.

Sa première « reconversion » avait consisté à abandonner la prédication salafiste au profit d’un poste d’infirmier stagiaire :

Voir aussi :

Depuis, son « repentir » est devenu son gagne-pain puisqu’il a été embauché par Dounia Bouzar au sein du CPDSI (centre de prévention des dérives sectaires liées à l’islam) avec le statut de conseiller en déradicalisation. Pour l’Express, il s’est « reconverti dans le secteur de la déradicalisation » :

Cela fait très « pro ». D’ailleurs, selon France Info, Benyettou est « passé pro en déradicalisation ». Pour saisir le comique de la formule, il faut se rappeler que personne ne sait en quoi consiste la déradicalisation, ni même si ce mot a un sens:

Un malaise, quel malaise ?

Personne n’ayant de raison solide pour remettre en cause la sincérité de Benyettou, les critiques se sont concentrées sur Ardisson. Avec cette sempiternelle question qui n’en est pas une : fallait-il inviter X ? Réponse, of course, il ne fallait pas l’inviter. Ou il ne fallait pas l’inviter ce jour-là. Ardisson a d’ailleurs répliqué :

Mais le CSA (conseil supérieur de l’audiovisuel), saisi par deux sénateurs, instruit un dossier.

Et L’Express pose la question :

Le rédacteur de l’article déplace le problème, en le reformulant ainsi dans le corps du texte : « faut-il donner la parole à Farid Benyettou? » On ne voit pas pourquoi il ne faudrait pas lui « donner la parole ». C’est le bon vieux réflexe de la censure dite responsable qui s’exprime ici. Quant à la question de la « décence », il faut tout de même rappeler que Benyettou n’est pas venu sur le plateau du 20h de Pujadas mais sur celui d’une émission de divertissement animée par Thierry Ardisson ! Que les familles des victimes s’en émeuvent est une chose, que la presse s’en offusque et que le CSA s’en mêle, est plus surprenant.

Qu’est-ce qui gêne vraiment les médias ? Après tout, Farid Benyettou n’a-t-il pas livré le discours parfait ? N’a-t-il pas dit exactement ce qu’il devait dire ? Que peut-on lui reprocher ? D’être Charlie? Personne n’a jamais été capable d’expliquer ce slogan ultra-creux ! S’il veut dire par là qu’il désapprouve les actes des frères Kouachi, comment lui en vouloir ?

Le « malaise », c’est que personne n’ose croire à la sincérité de ce qui apparaît comme une très grossière opération marketing.

Le « malaise », surtout pour les médias, c’est qu’il ne s’agit pas seulement de vendre un livre. Il s’agit, pour Dounia Bouzar, de retrouver une crédibilité.

Tous les articles, ou presque, font comme si Benyettou était seul sur le plateau. Mais pendant qu’il parle, elle est là et elle approuve d’un hochement de tête tout ce qu’il dit. Et comment ne l’approuverait-elle pas ? Il récite du Dounia Bouzar ! (à partir de 1:22:55)

Farid Benyettou, qui a été un maître entouré de disciples, se recycle en disciple et sait exactement ce qu’il doit dire pour plaire à son maître. Il a trouvé une nouvelle façon d’exister. Et Dounia Bouzar n’a plus qu’à le laisser parler. Qu’importe si, comme le souligne Eugénie Bastié, le parcours de Benyettou invalide les thèses majeures défendues par Dounia Bouzar :

L’experte en déradicalisationdont l’association a été inondée de subventions publiques à hauteur de 600.000 euros est vivement critiquée pour ses méthodes controversées et ses résultats invérifiables. C’est à partir d’un de ses rapports, fondé sur un échantillon de 160 familles, que l’idée selon laquelle les jeunes se radicaliseraient via internet s’est imposée dans le débat public. Farid Benyettou est pourtant le contre-exemple absolu, lui qui a converti au djihad par la prédication de rue. Deuxième «thèse» de Dounia Bouzar: l’idée que la radicalisation djihadiste est le fruit d’une «dérive sectaire» qui n’a rien à voir avec l’islam. Là encore, Benyettou, prédicateur islamiste féru de théologie, ne correspond pas à cette définition.

L’important, c’est le discours de Benyettou. « Les candidats au djihad veulent changer le monde », disait Dounia Bouzar. « Je voulais changer le monde », dit Benyettou. Elle parle d' »idéologie djihadiste », un concept flou. Et lui, « l’ex-djihadiste », reprend l’expression telle quelle. Le malaise vient de là. C’est trop parfait, et trop opportun.

A partir du moment où les théories de Dounia Bouzar sur la radicalisation islamique ont commencé à être contestées, les médias ont prudemment cessé de faire appel à ses analyses, espérant sans doute qu’elle disparaîtrait progressivement du paysage, comme le laissait espérer la perte de ses subventions. Toutefois même les articles traitant de la remise en question de ses compétences restaient souvent positifs, voire élogieux: n’était-elle pas « l’icône médiatique de la déradicalisation française? »

Dounia Bouzar ne se laissera pas enterrer si facilement. Et le « malaise » provoqué par la « séquence » Benyettou est avant-tout celui d’un monde médiatique qui a, des années durant, construit sa présentation (et donc notre perception) du terrorisme islamique quasi exclusivement sur la base d’un discours désormais discrédité.

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