La « techno-structure » du Moloch bloque pour le moment toute réforme de fond du Collège – à commencer par une évaluation sérieuse du « collège unique », dont le Monde de l’Education, pourtant peu suspect de menées anti-pédagogistes, constatait l’échec dès… février 2002. Près de sept ans plus tard, on garde les mêmes aberrations, les mêmes caciques blanchis sous le harnois des ambitions recuites, et on recommence.

Mieux : comme toute usine à gaz engendre nécessairement chaque année une tuyauterie additionnelle, il a été décidé d’adapter le Brevet au « socle de compétences » défini par la loi Fillon en 2005, et publié au Journal Officiel le 12 juillet 2006 (1).

C’est-à-dire que l’examen, qui se joue actuellement entre une note obtenue via le contrôle continu (toutes les matières, sauf l’Histoire-Géographie…), et trois épreuves écrites (Français, Maths et… Histoire-Géographie (2)), se complexifie encore et devrait désormais intégrer (in extenso ou par morceaux, les grosses têtes de la DGESCO se penchent en ce moment sur ce problème capital) l’évaluation du Socle.

Petite piqûre de rappel pour celles et ceux qui ne parlent pas le volapük grenellien dans le texte. Ledit « socle », qui représente l’exigence a minima de ce qu’un élève doit maîtriser fin Troisième, définit sept « compétences ». Je les énumère dans l’ordre officiel – qui déjà est significatif des priorités :

1. Maîtrise de la langue française : les légistes ont proclamé, sans rire, que les élèves en fin de Troisième devaient maîtriser l’orthographe. C’est ce que constatent les profs de Seconde chaque jour… C’est sans doute pour réaliser cet objectif que la pratique de la dictée a pour ainsi dire disparu des collèges – et du Brevet : Sauver les Lettres s’est fort diverti à faire refaire à des collégiens, en 2000, une dictée du Brevet 1985 — avec des résultats si catastrophiques, l’évidence d’une baisse de niveau si spectaculaire, que l’on comprend les concepteurs de programmes qui ne proposent plus aux élèves qu’un fantôme de dictée notée avec aménité.

2. Pratique d’une langue vivante étrangère : on sait que le collégien français parle couramment l’anglais (« Hey man, j’ai chouré son gun au cop ! ») — si couramment que sa compétence, qui ne saurait être remise en doute, n’est pas évaluée par une épreuve terminale au Brevet, ni à l’écrit (« Mais enfin, affirma en 2007 l’interlocuteur des syndicats à la DGESCO, c’est la capacité de communication qui doit être prise en compte, pas question d’une épreuve écrite – nous nions que la maîtrise de l’expression écrite ait un quelconque rapport avec la spontanéité miraculeuse de l’expression orale »), ni à l’oral,  un oral qui « serait bien trop coûteux à organiser ».

3. Les principaux éléments de mathématiques et la culture scientifique et technologique : un beau fourre-tout qui permet d’associer des disciplines qui n’ont rien à voir – mais sans doute les ministères Fillon et Robien préparaient-il les bivalences testées depuis avec le succès que l’on sait : un prof de maths est bien capable d’enseigner les SVT, la physique et la chimie… Cela fait de la tri- ou quadri-valence : mais grâce à la nouvelle formation des maîtres, qui, comme nous l’avons vu ici même, fait la part belle aux sciences de l’éducation au détriment des disciplines proprement dites, nos enseignants du futur auront toutes les compétences.

4. La maîtrise des techniques usuelles de l’information et de la communication : c’est l’inénarrable B2i, qui sanctionne la maîtrise de l’informatique. Ou comment, à partir des ordinateurs sécurisés du collège, faire jouer quand même la règle des cinq clics pour tomber sur le site grosnichons.com. Alternative : les élèves fourniront la preuve de leur capacité à faire péter les plombs à leur prof, afin de capter la scène sur leur portable et l’envoyer sur DailyMotion. Ils pourront même, avec la complicité de leurs parents, pousser ledit (ladite) enseignant(e) au suicide, et filmer la lente dérive des pieds après la pendaison – « nord nord-est », comme à la fin du Meilleur des mondes.

5. La culture humaniste (« le sens de la continuité et de la rupture, de l’identité et de l’altérité », disent les textes : Je est un autre, mon pote…). En clair, il s’agit d’Histoire et de Géographie : on appréciera le fait que ces deux disciplines si essentielles, et la notion même d’humanisme, si belle, n’arrivent qu’après grosnichons.com.

6. Les compétences sociales et civiques : chaque élève devra connaître les 12000 lois régissant la France (ou, au minimum, celle du 13 juillet 2000, promulguée par le tandem Lang-Royal, qui interdit toute punition et révoque le zéro), celles décrétées par l’Europe, et les surdoués devront même prouver qu’ils sont capables de lire et de respecter le règlement intérieur de leur établissement (si !). L’audace des grosses têtes du HCE, qui a concocté ces recommandations, est sans limite.

7. L’autonomie et l’initiative. Ainsi articulé, cela semble un peu flou, mais une lecture du détail de la question permet de comprendre qu’il s’agit de connaître l’environnement économique et l’entreprise – l’ANPE, par exemple… Et « savoir nager » — en eaux troubles ? Je m’étonne qu’on n’ait pas pensé au « savoir chanter », si utile dans un monde de palinodies.

Les penseurs du 7ème arrondissement de Paris (donc, les meilleurs de France) se sont creusé la tête (et se la creusent encore) pour savoir comment ces belles capacités seraient jaugées. Elles font donc l’objet d’une évaluation tout au long du collège, et sont inscrites sur le « livret de compétences » qui, mieux qu’Edvige, suit l’élève depuis la maternelle, et permet aux enseignants de passer tant de soirées fructueuses à cocher des cases dans des formulaires. Dois-je préciser que ces compétences ne font pas l’objet d’une note chiffrée, mais (reflet sans doute du meilleur des mondes informatiques), d’une évaluation binaire, « acquis » / « non acquis » ? Le « en cours d’acquisition », qui reflète les capacités de la majorité des élèves, n’est pas prévu — sans doute pour inciter les enseignants à faire preuve d’optimisme et cocher la « bonne » case, celle qui cache la misère du monde et les réalités scolaires.

Cerise sur le gâteau, l’évaluation desdites compétences ne se fait pas par matières, ce serait trop simple : comme elles sont réputées « transversales », n’importe quel enseignant de n’importe quelle matière peut infléchir la barre dans n’importe quel pilier. Ça, c’est de la belle démocratie, madame.

Le contrôle continu entre déjà pour environ deux-tiers dans la note finale du Brevet :  sans doute serait-il dangereux de faire passer aux élèves des épreuves claires où ils auraient une note précise – et traumatisante, forcément traumatisante. La note de Techno, ou d’EPS, peut ainsi compenser la note de Maths ou de Français (toutes les disciplines ayant une « égale dignité » — d’où, par glissement sémantique, une « égale utilité » : l’égalitarisme a frappé là aussi). Résultat, les bons élèves arrivent à l’examen avec un total déjà supérieur à la moyenne requise pour l’obtenir. Cherchez l’erreur.

Il est donc aujourd’hui question d’intégrer (pour diminuer la part strictement disciplinaire ?) la valeur des sept piliers de la sagesse minimale.

Les discussions ne datent pas d’hier. Dans un premier temps, le Moloch, qui ne saurait penser à tout, estimait qu’une incompétence effective dans l’un ou l’autre des piliers rendait impossible l’obtention du Socle tout entier : ainsi, « ne pas savoir nager » invalidait les compétences linguistiques ou mathématiques. Alerté sur l’inconséquence d’une telle disposition, il a fait machine arrière. Dorénavant, pour autant que l’on comprenne quelque chose à cette architecture abracadabrantesque, les compétences ajouteront des points. Ainsi, les « lauréats » du B2i auraient 6 points d’avance. And so on…

Pour faire bon poids, la « note de vie scolaire » délivrée par l’administration couronne l’édifice. Et quel Principal de collège sanctionnera sérieusement les trublions – « des élèves vivants, madame » – qui pourrissent la vie des enseignants et de leurs camarades, au risque d’altérer ses statistiques et la bonne humeur de l’Inspecteur d’Académie et du Recteur ?

Le Brevet des collèges se retrouve ainsi saucissonné entre un contrôle continu qui ne dit pas tout à fait son nom, des épreuves terminales dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles sont notées avec aménité, et des considérations aventureuses sur la maîtrise des « piliers ». On a même pensé à ajouter les points « au dessus de la moyenne » obtenues dans diverses options facultatives : pétanque ou surf, comme au Bac ?

Résultat des courses, les enseignants ne seront bientôt plus que des machines à évaluer – une compétence « civique » bien plus intéressante que la transmission de savoirs rébarbatifs – forcément rébarbatifs. Les instituteurs ont déjà expérimenté cette dérive du système. Les profs du Second cycle s’y mettront dès que la dernière mouture de la réforme des lycées sera validée par les syndicats (3).

J’oubliais : il est question, au vu des notes obtenues au Brevet, de réviser (à la hausse, forcément à la hausse) l’évaluation de cours d’année. En clair, si vous avez 12 en Français, cela pourrait jouer en votre faveur pour l’obtention de l’item « autonomie » : on retrouve là la règle de « compensation » aujourd’hui en usage dans les universités, qui permet de rattraper le 2 en Grammaire française par un 18 en tam-tam.

Puisqu’il est question de réformer le Brevet, il est plus que temps de faire au ministère des propositions intelligentes — ici même : je veux bien me faire petit télégraphiste des bonnes idées. Par exemple, le Brevet doit-il être systématiquement passé par tous – y compris par ceux qui n’auraient pas acquis telle ou telle compétence ? Passer une épreuve de Français ou de Maths (et quelle épreuve ?) peut-il raisonnablement être soumis à l’item « travailler en équipe » ou « savoir nager » ? L’accès en Seconde générale (et en LP – ou peut-être pas, dans un système qui ne valorise guère les voies précocement professionnelles) doit-il être conditionné à l’obtention dudit Brevet ? Doit-on, afin que cet examen, le premier que passent les élèves, garde sa valeur d’initiation, faire passer un écrit et un oral ? Dans quelles matières ? Devant quel type de jury ?

Ou, peut-être, pourrions-nous en revenir à ce qu’il fut autrefois : quelques épreuves majeures (Français / Maths / Langues / Histoire-Géographie), notées en valeur absolue… Cela donnerait au moins aux enseignants de troisième quelques objectifs clairs — la maîtrise de l’orthographe, par exemple. Mais combien y aurait-il d’Elus ?

Bien sûr, l’intégration du contrôle continu dans le Brevet, corrigé de surcroît par les « compétences » et amélioré par la « vie scolaire », est le brouillon de ce qui se mijote pour le Bac. J’ai dit dans Fin de récré que je n’étais pas opposé à ce que le Bac devienne un examen de fin d’études, ce qui laisserait les formations du Supérieur libres d’opérer le tri qu’il leur plairait – mais qu’on en finisse avec l’hypocrisie qui prétend qu’on est apte à entrer en Université avec un diplôme distribué si généreusement. Si l’on veut donner une place au contrôle continu (pourquoi pas – mais les modalités sont bien compliquées à mettre en place, pour éviter les dérives qui amèneront tant d’établissements à faire amicalement pression sur les « équipes pédagogiques » pour qu’elles valident l’essentiel de la population scolaire), à quoi servent encore des épreuves terminales ?

Je souhaite que l’espace de discussion qu’ouvre cette Note soit prioritairement, pour une fois, un champ d’expérimentation et de propositions – même si je ne récuse pas les discussions et apostrophes personnelles qui font de ce blog, où je n’ai jamais censuré une intervention, un outil de maïeutique, ou, si l’on préfère, un défouloir des bonnes et des mauvaises humeurs — en tout cas, l’espace le plus libre du monde enseignant.

Jean-Paul Brighelli

(1) J’imagine le dilemme de Darcos, sommé de mettre en application une loi votée un peu vite par un Parlement largement incompétent en matière d’Education, et qui par ailleurs ne veut pas allumer une guerre scolaire en rédigeant une loi de son cru qui remettrait les compteurs à zéro — biffant la loi Jospin comme la loi Fillon.

(2) Tentons de reconstituer le raisonnement : l’Histoire-Géographie est une donnée essentielle dans la culture, il est donc légitime de la faire figurer comme épreuve au Brevet. Mais elle n’est pas aussi essentielle que les Maths ou le Français : elle ne doit donc pas être comptabilisée deux fois, en contrôle continu et à l’examen. La hiérarchie des matières, mise à la porte au nom de l’égalitarisme, est rentrée par la fenêtre.

(3) Certains, qui viennent de s’apercevoir de ce que leur fait Gaudemar, commencent à s’interroger sur leur présence dans les commissions d’enregistrement des diktats gouvernementaux : ça me rappelle cette vieille chanson de corps de garde où la belle ne s’éveille qu’après avoir été sodomisée. Allez, Frédérique, encore un effort…

Pendant que le SNES réfléchit, le SNALC, qui a fortement contrarié le petit Jouve, chargé des relations avec les syndicats et de la mise en place des usines à gaz du futur, n’est pour le moment pas invité à la réflexion sur la formation des maîtres. Ses représentants, désormais honnis par le Diacre, y survivront. Mais le fait que le ministère plébiscite aujourd’hui le SGEN et l’UNSA est assez drôle, quand on y pense. Bah, on a les valets que l’on peut.