Quand j’étais gosse, il y avait à Marseille-Centre une bonne vingtaine de cinémas, qui vers la fin des années 60 se sont, pour la plupart d’entre eux, réaménagés en multiplexes. Bref, à l’orée des années 70, on avait le choix, entre la Canebière et les rues adjacentes, sans compter quelques salles un peu plus lointaines, sur le port (le Festival) ou au pied de Notre-Dame-de-la-Garde (le Breteuil), à une bonne cinquantaine de films chaque semaine. Etonnez-vous qu’après ça j’aie été moyennement présent aux cours de géographie, en hypokhâgne et en khâgne, inopportunément placés le mercredi de 14 à 16, à l’heure où une grande rumeur de nouveaux films à voir de toute urgence arrivait jusqu’à moi — jusqu’à nous : parce que nous étions nombreux à préférer les salles obscures, propices aussi aux ébats maladroits et fougueux, à l’administration de pédagogies sages. Je ne veux pas refaire les 400 coups, Truffaut se suffisant à soi-même, mais qu’est-ce que j’ai pu rêver devant les photos agrafées à l’extérieur des salles, autour desquelles nous bâtissions tout un scénario qu’immanquablement le film détruisait, pour notre plus grand plaisir.
De toutes ces salles, de tous ces pièges, sur la Canebière, il n’en reste qu’une, les Variétés — rue Vincent Scotto, juste à côté de la caserne de pompiers, pour ceux qui connaissent. Il m’est arrivé d’entendre au milieu d’un film le hurlement des sirènes des camions partant à l’assaut d’un sinistre lointain.
Une seule. Pour le reste, les salles ont été reconverties en fast-foods, en fac de Droit, en supermarchés du dispensable et de l’indispensable, où viennent se fournir en biens de première nécessité les Algériens qui débarquent des navettes. Que cette ville soit parvenue à être, un an durant, capitale européenne de la culture fut sans doute le résultat d’un bluff monumental.

Aux Variétés donc j’ai vu hier après-midi les Casanova Variations (variations au sens des Variations Goldberg de Bach, thème repris en ruban ou en vis sans fin, voir la bande-annonce), un excellent film, quoi qu’en disent les cagots des Inrocks qui parlent de « mondopudding » indigeste — parce que le héros est italien, l’acteur américain, le réalisateur autrichien, et que c’est tourné à l’opéra de Lisbonne : ils ont oublié que l’actrice principale, la très belle Veronica Ferres, est allemande. Et alors ? Télérama et le Monde, au moins, ont essayé de voir plus loin que le générique (faut-il que j’aie aimé le film pour que j’en arrive à dire du bien de Télérama et du Monde !).
Comme le film passe en tout et pour tout dans une cinquantaine de salles en France, pendant que des merdes innommables occupent les complexes, courez-y avant qu’il ne disparaisse sous les coups de boutoir de Hunger Games et autres blockbusters pré-formatés.
Malkovich face à Malkovich à la recherche de Malkovich… Ou nous-mêmes face à nous-mêmes. Fascinant jeu de miroirs menteurs, d’interrogations en abyme, de carambolages temporels — suis-je ou ne suis-je pas celui qui a fait un enfant à ma propre fille, couché avec le chevalier d’Eon, et séduit mille e tre ragazze rien qu’en Espagne, et seulement 640 en Italie — mais où avais-je la tête : c’est de Don Giovanni qu’il s’agit, pur Castillan, et non de Casanova, Vénitien et cosmopolite — voir le très beau texte écrit par Sollers sur ces deux personnages que Michaël Sturminger, le metteur en scène des Variations au cinéma après les avoir mises en scène au théâtre, mélange au gré d’un opéra inséré dans le film, prétexte à des effets de distance réjouissants. D’ailleurs, c’est peut-être Malkovich lui-même qui a séduit plus de mille femmes, dit la rumeur.
Voici donc le héros vieillissant, bibliothécaire du château de Dux, en Bohème — dans ses derniers moments. Il avait 73 ans, Malkovich a mon âge (mon enthousiasme pour le film ne tient cependant pas à ce détail) et un tout petit peu plus de sex appeal. Le voici confronté à lui-même, baryton quadragénaire autrichien (Florian Boesch), crâne rasé comme lui, le voici surtout confronté aux femmes, à ce(tte) jeune androgyne qui sera peut-être le chevalier / ière d’Eon, puis surtout à cette Elisa mystérieuse qui fut sans doute sa maîtresse (comment se les rappeler toutes ?) et qui veut emporter avec elle le manuscrit des mémoires — publiés, comme on l’apprend au détour d’une image rapide, en 1826. Justement : j’ai la mémoire qui flanche, dit Malkovich — ou est-ce par pure politesse qu’il n’avoue pas qu’il a couché avec… Ici, la liste : c’est ainsi que l’opéra de Mozart se coule dans l’histoire, et que Malkovich (l’acteur) fait un malaise sur scène, au grand émoi des spectateurs, avant que Casanova ne meure tout à fait — peu nous importe, le film est fini, tous les miroirs sont épuisés, le public sort du théâtre São Carlos dans la nuit lisboète, et s’en va dîner, ou flirter, ou rêver, emportant avec lui ses doubles.
Oui, deux heures de pures délices. Un spectacle total, comme l’étaient les grandes comédies-ballets avant qu’on ne les découpe en théâtre / danse / opéra. Casanova Variations, c’est cela tout ensemble — un univers baroque, ou plutôt rococo.

Le film est sorti en France avant de sortir aux Etats-Unis. Il mérite tous les Oscars qu’ils ne lui décerneront probablement pas.

Jean-Paul Brighelli

12 commentaires

  1. ou en vis sans fin avez-vous écrit! S’agissant de digressions sur ce bon Casanova, (ne pas rater les itinéraires secrets du Palais des Doges en cas de séjour à Venise) et faisant fi pour une fois de l’orthographe, vice sans fin aurait été plus approprié -)

  2. Pas de doute : Casanova est un des hommes les plus intelligents de la terre ; il aimait les femmes mais pas au point de se marier avec elles ; Il préférait les livres … plus reposant.

  3. Tu me fais tourner la tête … moi je préfère la garder sur mes épaules surtout par les temps qui courent où certains ont le couteau décapiteur qui les démange !

    Tourni-coti tourni-coton !

  4. … on peut supposer que Casanova recherchait auprès des femmes la même émotion qu’à une table de tric-trac : miser sa fortune et défier le sort !

    C’était un joueur. Je ne sais plus si c’est le Prince de Ligne qui disait à son sujet pour l’avoir rencontré à Saint-Gall qu’il était comme un conquérant de l’inutile ; très susceptible sur ses exploits passés.

  5. Ne vous inquiétez pas trop JPB votre illustre compatriote – un grand conquérant – le disait :  » Avec les femmes la seule victoire est dans la fuite ! « 

  6. Les élections professionnelles approchent.
    Juste quelques mots pour rappeler la collusion entre le snalc et Peillon au moment de la refondation pour l’école. Les éditos de leur
    Quinzaine, pour qui peut les retrouver, sont là pour prouver leur attitude peu glorieuse. Il est vrai qu’en plus maintenant, vous aurez droit aux avantages d’un comité d’entreprise, mais juste pour les syndiqués snalc bien sûr ( c’est marrant, à chaque fois que je tape snalc, l’ordinateur s’entête à corriger avec le mot « snack » )
    Bref, drôle de boutique depuis le changement de direction. Et je ne parle pas de la sdau ( heureusement hors élections professionnelles ) qui comme le snalc a été bien silencieuse sous le régime Peillon voire collaboratrice à souhait.
    Il faut dire que comme dans le Barbier, Peillon avait des « arguments » pour faire taire les dirigeants de ces deux instances.
    Bref, la refondation est passée avec l’assentiment du snalc et nous voilà annualisés avec nos 1607heures dont il va être question après les élections, évidemment. Pas de sujet qui fâche avant.
    Je sais, je suis hors sujet mais mes préférences vont plutôt à Alceste qu’à Casanova et à Cyrano plutôt qu’à Don Juan. Et à FO plutôt qu’au SNALC.

    • L’ avantage (ou l’inconvénient, selon votre sensibilité -) c’est qu’avec Casanova et Don Juan les vierges ne mourraient pas pucelles!

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