Les spécialistes des sciences cognitives peuvent sauter le premier paragraphe. Pour les autres, je vais faire court.
Depuis les années 1940 s’est progressivement développée une Théorie de l’esprit, évoquée souvent sous son acronyme anglais aisément mémorisable, ToM (pour Theory of Mind). Ladite théorie (comme souvent dans les sciences cognitives) formalise un ensemble de constats opérés depuis des siècles, particulièrement en littérature, et qui visent à décrire la capacité de l’esprit à prévoir les pensées de l’Autre, particulièrement quand elles diffèrent des siennes. L’empathie n’est qu’une tout petit bout de cette capacité, en ce qu’elle ne concerne que les émotions, alors que la Théorie de l’Esprit couvre l’ensemble du champ intellectuel. Les tout petits enfants, jusqu’à deux ans, sont incapables de comprendre que l’Autre pense différemment. Puis ils s’y mettent peu à peu. Tout cela relève globalement du champ de la Communication. L’un des intérêts majeurs de ladite théorie est d’analyser les comportements de ceux qui se révèlent incapables de lire dans l’esprit de l’Autre — autistes, schizophrènes, dépressifs et alcooliques majeurs, entre autres.
Evidemment, les écrivains n’ont pas attendu Gregory Bateson, Jean Piaget et Simon Baron-Cohen pour avoir l’intuition du processus et en tirer des applications littéraires innombrables. Mais c’est globalement le cas de l’ensemble du champ psychologique : j’ai un léger doute sur la capacité de Piaget à mieux comprendre l’esprit humain que, mettons, Stendhal, et ce n’est pas par hasard si le cher Pierre Bayard a écrit un lumineux Maupassant, juste avant Freud (Editions de Minuit, 1994) où il démontre, avec son humour habituel, que la rencontre (possible, mais non avérée) de l’auteur du Horla et du père de la psychanalyste sur les bancs de l’amphithéâtre où Charcot donnait ses leçons, et qu’ils fréquentèrent l’un et l’autre, n’est pas une vue de l’esprit : les experts modernes en cognitivisme ont formalisé les portes ouvertes par de grands artistes. Ce que je dis des écrivains de talent est également vrai des peintres : Füssli, cent ans avant Freud, n’avait pas besoin d’avoir lu l’Interprétation des rêves, publié un siècle plus tard, pour peindre ses Cauchemars.
Tout cela pour dire…
Des cognitivistes américains viennent de sortir une étude dont le New York Times se fait l’écho, dans laquelle ils démontrent que la lecture de Tchékov, et plus globalement de n’importe quel écrivain majeur de fiction, avant une conversation (mettons, un entretien d’embauche) ouvre l’esprit à la perception des pensées de l’Autre. Ce que ne parviennent pas à faire des auteurs populaires de best-sellers, ni des auteurs d’essais, même de bon niveau. Si vous postulez pour un emploi de commis-charcutier, lisez trois pages de Zola avant d’affronter votre futur employeur. Si vous ambitionnez d’entrer dans à la Poste, lavez-vous l’esprit, au préalable, avec Voltaire. Et le futur comptable a tout intérêt à lire Swift ou Dostoïevski avant tout entretien.
À vrai dire, les amateurs de belles-lettres ne seront pas étonnés, et trouveront même que ces chercheurs américains viennent de découvrir la lune. Au début des Liaisons dangereuses, la marquise de Merteuil raconte qu’elle a lu successivement un chapitre du Sopha (de Crébillon), une lettre d’Héloïse (celle d’Abélard, ou, plus probablement, celle de Rousseau) et deux contes de La Fontaine « pour recorder les différents tons que je voulais prendre », ajoute-t-elle. Le tout pour « rendre heureux » son amant du moment. Résumons : Le Sopha pour le brillant de la conversation, Héloïse pour la tendresse, La Fontaine pour le grivois. Le total donne assez envie de connaître la dame.
Je conseille d’ailleurs aux cognitivistes de lire la Nuit et le moment de ce même Crébillon (ici, si vous ne l’avez pas), escrime d’un homme et d’une femme qui se cherchent, se devinent, pénètrent chacun l’esprit de l’autre, le tout afin de vérifier si leur projet (probablement partagé dès le début) de coucher ensemble était ou non une bonne idée, et si chacun méritait l’Autre.

La séduction, c’est bien cette entreprise de lecture à travers le front rebaptisée « Théorie de l’esprit ». Que des Américains aient eu à cœur de prouver que la bonne littérature mène au lit ou à l’embauche me paraît un signe encourageant : encore un siècle ou deux, et ces gens-là entreront dans la civilisation.

Jean-Paul Brighelli

1. Merci à Cadichon qui m’a mis sur la piste de l’article.

2. L’iconographie provient de mes éditions personnelles (et rares) de Laclos et de Crébillon. C’est cela aussi, un beau livre.

15 commentaires

  1. Gaffe, JPB, les cognitivistes sont bien capables de vous tomber dessus dans un coin sombre, de vous coller des tas d’électrodes partout, pour vous scanner l’âme.

    La bonne nouvelle c’est qu’ils ne comprendront rien à tous ces scintillements.

    http://imagescine.critictoo.com/wp-content/uploads/2012/07/clockwork_orange_02.jpg

    PS: merci d’avoir égratigné l’icône Piaget. Je n’ai jamais compris pourquoi il y avait tellement de gens pour considérer que ce type était considérable.

  2. Hé, Thomas, c’était de l’humour ! Pas de l’american bashing ! Encore que depuis qu’ils ont débaptisé les french fries en Liberty fries, en 2001, je ne vois pas trop pourquoi je prendrais des gants avec ce ramassis de bushistes — tiens, paraît que Jebb a la cote !

    • Effectivement Monsieur Brighelli, le n-ème (n=1,2,3…) degré de lecture se perd (je pense que l’écran d’ordinateur y est pour beaucoup). Pour signaler l’humour et amener à la connivence, utilisez des smileys, morbleu!
      Vos éditions des liaisons dangereuses sont savoureuses…

      • Je confirme que je fais démarrer ma suite de degrés de lecture par l’entier n=1 ! Il y a dix ans j’aurais écrit n=2 et il y a trente ans, n=3. Je pense que nous sommes bien d’accord.

  3. Y a aussi de très mauvais livres qui font mauvaise impression au premier abord ainsi qu’à la relecture : le livre saint des mahométans par exemple.

    Il faudra bien un jour ou l’autre que je me décide à régler son compte à cette rapsodie baroque. L’absurde ça va un moment …

  4. Les professeurs de littérature parlent toujours des bons livres mais pourquoi ne pas faire un sort aux mauvais, à ceux qui font une drôle de musique dans les crânes ? A ceux qui tympanisent l’esprit le mettant alternativement en état de prostration, d’abattement complet puis d’exaltation qui tourne à vide.

    Après tout c’est un devoir comme un autre du critique littéraire de démonter les livres religieux.

  5. « Que des Américains aient eu à cœur de prouver que la bonne littérature mène au lit ou à l’embauche me paraît un signe encourageant : encore un siècle ou deux, et ces gens-là entreront dans la civilisation. »

    Tss, tss, s’il n’y avait que cela !
    Il faudrait aussi qu’ils perdent cette abominable habitude de servir le café ou le chocolat chaud en gobelets volumineux… le passage à l' »espresso », dans une tasse et à une terrasse bien entendu, est l’un des impératifs à la sortie de la barbarie.

    • Ave Dugong;
      Dans La destruction de l’enseignement élémentaire et ses penseurs Liliane Lurçat explique l’engouement pour les thèses fumeuses de Piaget, Claparède et consorts. Depuis Rousseau, il faut se méfier des Helvètes qui se piquent de pédagogie.

      Daniel Arnaud, je ne sais depuis quand vous n’y êtes pas allé mais l’expresso est désormais (et depuis des années) servi en si petite quantité aux E-U qu’il faut d’emblée en demander un double

      Bien sûr, si vous demandez un « coffee » sans préciser, vous aurez le bain de pied de lavasse habituel, dont on vous donne toujours généreusement des « refils » . Un bienfait n’arrive jamais seul.

      Moi je prends la barbarie américaine tous les jours contre la française car la seconde ne donne aucun signe de sortie…Quand c’était pire c’était mieux.

  6. Sur la note:
    Le liseron, cette (mauvaise) herbe grimpante aux fleurs ravissantes, lui apporte une touche de poésie rapicolante.

    L’innovation ne pousse pas hors sol. A l’instar de Bruno Lussato, qui en fit le projet de sa vie, tout prof de business qui se respecte irrigue comme lui l’imagination des entrepreneurs en herbe en puisant chez Cervantes Hugo ou Wagner. Elémentaire, mais ni pour Fleur Pellerin, ni pour les Docteurs Folamour qui concoctent les programmes de l’Education nationale, dont le dogmatisme jargonnant a dégouté les élèves de la littérature.

    L’EN pullule de ces faux experts qu font du « number crunching » en brandissant des camemberts nauséabonds comme l’ayatollah Caron sous le nez de Natacha Polony.

    Un philosophe-mathématicien mort il y a 220 ans avait compris que la lecture des grands textes était un viatique essentiel du cerveau et la neurobiologie a confirmé qu’elle en stimule les deux parties, pas seulement en favorisant l’empathie et la créativité.

    Pour le philosophe, la littérature empêche le passé de mourir puisqu’ elle aide le présent à le réinventer, une faculté essentielle qu’elle partage avec l’histoire. Or, les pédagauchistes les ont réduites toutes deux à la portion congrue, en imposant à l’école d’assumer une mission humanitaire qui lui a fait délaisser les humanités. Occupée à tartiner sa sirupeuse “bienveillance” sur des élèves qu’elle conduit inexorablement à l’échec, d’abord en vidant les contenus disciplinaires et ensuite en supprimant des notes jugées trop stressantes, l’école des Bisounours cesse d’être un rempart contre l’obscurantisme et les préjugés.

    Ils reviennent en force fusiller Finkielkraut et Zemmour et tirer à boulets rouges sur les crèches, dans une société où l’ignorance dame le pion à l’érudition. Celle-ci est ringardisée comme l’apanage d’une bourgeoisie (capitaliste mondialisée) désireuse d’assouvir son appétit de puissance en exigeant « la déqualification des fils du peuple pour les exploiter à son aise et peser ainsi sur le coût du travail. » (Isabelle Stahl, L’Imposture pédagogique , p. 16).

    De Condorcet à Aron, c’est dans la littérature que nos plus grands penseurs ont aiguisé ces outils d’analyse intemporels qui leur ont permis de débusquer l’imposture des Tartuffe. Les cuistres de l’hôtel de Beauharnais ont voulu en priver les élèves, qu’ils lobotomisent en les matraquant de slogans, faute de les instruire.

    Heureusement qu’il y reste encore ça et là des Astérix comme Jean-Paul ( même sans moustache) ou Sanseverina, que je salue bien bas.

  7. Tiens, j’avais quitté « Bonnet d’âne » il a quelques années, sans savoir qu’il continuait sur un autre serveur.
    Je suis content de retrouver des interventions que j’ai certes, pour le moins, envie de discuter, mais surtout dans un français impeccable.
    C’est à mon avis le seul lieu où l’on sait exactement ce qu’est la langue. Et il se trouve que ma seule patrie est cette langue.
    A bientôt, peut-être, pour de nouvelles interventions, en attendant, bonnes fêtes et bonne année à tous.

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