La semaine qui vient de s’achever a été la Semaine du goût : en théorie dans toutes les écoles (particulièrement les écoles primaires), les élèves ont été confrontés aux produits du terroir, invités à mettre la main à la pasta, et à sortir de la routine des cantines où on les gave de Sodexo.
Fort bien — à ceci près que la Semaine du goût, ce devrait être chaque semaine. Si un jour vous mangez autre chose que la vache sans âme des supermarchés, mettons un faux-filet de salers ayant vélé deux fois ou une côte de black angus élevé dans « l’île verte » de Magny-lès-Jussey, en Haute-Saône, vous ne pouvez plus, en conscience, redescendre au niveau des entrecôtes de chez Charral et des steacks hachés pré-vomis de tous les autres. Quitte à faire précéder votre merveilleuse viande d’une salade de tomates en vrai cœur-de-bœuf, et non de ces tomates bretonnes striées (tout le monde sent bien que « tomate bretonne » est forcément un oxymore gustatif : la tomate, c’est du soleil longuement concentré, pas de la brume de serre) qui usurpent l’appellation et constituent aujourd’hui 90% du marché de la contrefaçon culinaire : les industriels du ketcup n’en veulent même pas pour fabriquer leur produit, tant elles contiennent peu de sucres. Ou tomates ananas, noires de Crimée, zebra, cornues des Andes, et j’en passe. Mais la vraie cœur-de-bœuf reste ma préférée — celle qui ne se conserve que quelques jours, qui a été élevée en pleine terre et qui souvent ne mûrit dans les potagers que fin août, quand elle a patiemment absorbé l’été et qu’elle est prête à le restituer dans votre assiette.
Et sans la noyer sous un déluge de sauce, nom de Zeus ! Neuf fois sur dix la vinaigrette — particulièrement les variétés industrielles — n’est là que pour corriger la fadeur du produit, comme le dit très bien mon excellent ami Perico Legasse. Une giclée d’huile d’olives, un peu de sel, suffisent à exalter la tomate. Tout comme le vrai filet se passe fort bien de béarnaise ou de sauce au poivre. L’essayer à la Côte de bœuf, cours d’Estienne d’Orves, à Marseille, c’est l’adopter — contrairement à ce que l’on affirme, il n’est pas bon bec que de Paris. Leur Angus vient d’Aberdeen, et leur cave est absolument prestigieuse.

Dans cette optique se tient samedi prochain la 28ème édition du Concours de Cuisine des Grandes Ecoles.
À l’origine, ce fut une initiative des Ecoles d’Agro, dont les étudiants se confrontaient à la fois aux produits mécanisés de l’industrie et à ceux de l’artisanat agricole. Puis se joignirent à elles des Ecoles de commerce, HEC en tête, soucieuses de faire comprendre à leurs étudiants qu’un déjeuner d’affaires se prépare en amont, et qu’on ne discute pas gros sous au-dessus d’un McDo. Il y aura donc cette année 12 équipes qui rivaliseront de créativité pour époustoufler les papilles du jury. Tout cela se passe à l’Ecole de gastronomie Ferrandi, 28 rue de l’Abbé Grégoire, Paris VIème. Entrée libre. Les candidats devront composer un menu sur un thème donné, avec des ingrédients pré-imposés, autour d’un vin précis.
La seule chose qui m’attriste, c’est que ce défi ne concerne que les grandes écoles d’Agro et quelques autres regroupées au sein de ce que l’on appelle désormais ParisTech — la crème de l’excellence. Je serais partisan d’étendre l’idée à tous les établissements, des prépas aux collèges (il est peut-être délicat de laisser des enfants plus jeunes jouer avec les allumettes), pour apprendre aux uns la différence entre un carré de porc basque et les saloperies industrielles qui nous arrivent de… Bretagne, aux autres l’écart entre un prizuttu corse d’origine et les horreurs vendues sous le nom de « bayonne », maintenant que l’appellation remonte quasiment jusqu’à Limoges.
Quoi, encore du cochon ? Mais enfin, je vous parlais de bœuf, plus haut ! Si vous préférez l’agneau de prés-salés du Mont Saint-Michel cuit comme chez Sébillon (Porte Maillot — une institution ! Gigot à volonté sur lit de lingots, un délice), à votre guise !
– M’sieur Brighelli, elles ne sont ni hallal, ni casher, vos viandes…
– J’sais bien — et les vins qui les accompagnent ne sont pas hallal non plus. Mais mon job, c’est d’enseigner la culture française, et aussi la culture culinaire (deux mots qui commencent bien, s’il n’y a pas de désir dans la cuisine, vous pouvez vous la garder), enseigner aux élèves non seulement à gérer leurs repas d’affaires, mais à cuisiner au jour le jour. Je déplore profondément que sous des prétextes futiles de sécurité on ait supprimé les cours de cuisine au collège, qui voyaient en fin de journée des élèves fiers comme Artaban ramener à la maison une quiche un peu spongieuse ou un cake aux lardons et aux olives. Cela permettait au prof de Lettres que je suis d’expliquer ensuite à des initiés le repas de noces d’Emma ou de Gervaise, ou les merveilles gastronomiques de Proust, de la madeleine au bœuf aux carottes. Cela permettrait aux profs de chimie de faire comprendre à leurs loupiots la réaction de Maillard ou l’action du jus d’ananas frais sur le sauté de porc dans les cuisines exotiques.
– Mas enfin, il n’y a donc rien d’autre que du cochon au menu !
– Il y a tout ce que vous voulez : la cuisine est un continent, une galaxie, un autre monde. L’espace du rêve — et du rêve réalisé. Et j’aimerais beaucoup que l’Ecole, telle que je la rêve parfois, soit elle aussi la fabrique des songes. Le couscous me séduit aussi, pourvu qu’il soit à l’orge et abondant, comme au Femina (1, rue du musée, Marseille Ier — une boutique obscure comme les aime Modiano). La vraie sociabilité n’est pas dans l’apprentissage forcé du respect, qui ne mène jamais qu’au renforcement des préjugés, mais dans l’art de la table et des bonnes manières, dans l’apprentissage du goût, et du bon goût.
Parce qu’il n’y en a qu’un, qui se décline sous bien des formes et des saveurs, et que j’apprécie de la même manière un texte savoureux longuement mâché (essayez de dire lentement « le plus beau vers de la langue française », et vous sentirez en même temps le jus des J et le rire vous couler dans la bouche) et la suavité d’une choucroute intelligemment grasse. Je me délecte pareillement au chinon de Rabelais ou au vin d’Anjou d’Athos. Il faut être singulièrement pervers pour penser que la gourmandise est un défaut, quand elle est le sel de la terre — une fleur de sel de Guérande et de Camargue réunies.
En fait, si j’en veux tant aux pédagogues modernes, c’est qu’ils ont joué au fond la carte industrielle de l’uniformisation : le même socle a minima pour tous, le même hamburger pour toutes. À l’entendre, on ne croirait pas que Meirieu est lyonnais — ou plutôt, je l’ai toujours suspecté de l’être pour lui, d’aller en suisse au Café des fédérations (8 rue Major Martin, Lyon Ier — un délice) et d’imposer le rata sans âme de la pédagogie aux autres. L’élite, je la veux pour tous — pas seulement pour les fils de bourgeois ou les fils d’apôtres, comme disait Brel.

Tiens, à propos, un quarteron de docteurs en sciences de l’éduc et de pseudo-historiens m’allument méchamment dans une tribune à laquelle, par bonté, je consens à faire un peu de pub : allez donc leur dire leur fait. Pauvres gens !

Jean-Paul Brighelli

25 commentaires

  1. Je l’ai déjà dit ici et je le répète : faites-vous un foie frais poêlé aux pommes, arrosé d’un Jurançon sec pour emmerder les californiens et la cour suprême (de volaille en batterie)

    En vérité, je vous le dis : les seules preuves (indirectes) de la non trivialité de l’inexistence de dieu sont culinaires.

    • « C’est par la gourmandise qu’ils viendront à nous ! Le culinaire ! »

      Oui, c’est une bonne idée.

      On commence par le canard sous toute ces formes dont le Coran ne dit rien et qu’un hadith autorise. Le canard comme cheval de Truie en somme.

      Et quand ils sont bien férus, ferrés on passe au cochon en force.

  2. Vous savez que la carrosserie de la Trabant ne rouille pas car elle est faite en duroplast à base de fibres de coton ? C’est comme pour les femmes en burqua : ça n’est pas eshtétique, ça n’a pas un grand usage mais c’est increvable !

  3. Ce soir je mange de la cervelle de mouton ; c’est mou et spongieux comme la prose de Philippe Meirieu soit dit en passant et sans offense j’espère ! C’était mon apport culinaire à ce post …

  4. L’un des commentateurs (enthousiastes) des pauvres gens qui m’interpellent parle de « brighellisation » — sur le modèle morphologique, je pense, de « lepénisation ». C’est une suffixation en elle-même lepéniste — le Menhir parlait en 85-86 de « sidaïques », sur le modèle de « judaïque », of course. Ce genre de dérivation en dit long sur celui qui l’opère.
    Sir Néoprofs (http://www.neoprofs.org/t82881-tribune-collective-contre-lecole-des-reac-publicains-la-pedagogie-est-un-combat-social), ils évoquent les « snalco-brighellistes »…
    J’en suis ému. Le rêve de tout individu n’est-il pas d’élever sa dignité de nom propre vers la notoriété du nom commun ? Macadam, Poubelle, et Silhouette sont là pour en témoigner.
    Mais sic transit… Dans les années 70 ou 80, je ne sais, une mienne amie, quand elle se sentait repue d’amour, disait qu’elle était totalement brighellisée. Maintenant, je suis quasi synonyme de fascisation des esprits. Ah, la vieillesse est un naufrage…

  5. Il n’y a pas encore une Brighellofolie comme il y a depuis peu une Zemmourofolie chez les amis du Front National et du Boulevard Voltaire : Attendez encore un peu votre jour de gloire !

  6. Réussir à caser un mot sur les « pédagogues » dans une tribune sur le culinaire, il fallait quand même se tordre le cerveau pour le faire !

    C’est donc bien une psychose qui vous anime (ou bien une cirrhose ?).

    • Le problème culinaire avec les pédagols est pourtant simple : ils ne sont pas comestibles.

      Ou alors bouillis mais alors, ça perd tout intérêt.

      Des essais ont bien été menés dans le tout début des années 70 à l’instar du personnage de Piccoli dans Themroc mais des cas de dyspepsies * ont été signalés.

      Si vous avez d’autres sujets d’étonnement, n’hésitez pas à demander.

      * oui, déjà des « dys » à cette époque

  7. Bonjour Mr Brighelli,

    Depuis des annees j’aime beaucoup vos combats qui rejoignent les miens.
    Je ne suis pas francais etje suis retourne vivre et travailler dans mon Pays la Serbie.

    Mais la langue francaise, la France me restent chevillees au coeur et a l’esprit. Je passerai pour un franchouillard si je n’etais pas serbe.

    Merci pour tout,

    Angelko

  8. Qu’on ne se fasse pas d’illusions sur les pédagogistes, les gadgets pédagogiques seront pour les pauvres et les contenus culturels pour les riches qui sauront où aller et pourquoi.

    Si vous voulez en lire un de ces pauvres gens, allez lire le chapitre postface pour rire (jaune), dans Tableau noir de JP Brighelli, une lettre de parent d’élève qui défend le progressisme pédagogique, adressée à Mr. Brighelli. Un certain Pierre y parle d’enseignants fascistes qui défendent encore devoirs, notes et redoublement. C’est un vrai lyrisme d’idiotie. Une dérive se dessine:  » il convient que l’enseignant consente à être enseigné pars ses élèves(…) ëtre frappé de l’oreille droite doit inciter à tendre l’oreille gauche ». C’est très inquiétant. Il me coupe l’appétit celui-là.

  9. Mais si…Rabelais, pourfendeur émérite des sorbonnards, éminent médecin et honnête homme, en sus du reste, se réveillait aujourd’hui, que dirait-il?
    Considèrerait-il l’école actuelle comme la nouvelle Thélème? Rien n’est moins sûr, au vu de ce que l’on constate de têtes bien vides…

  10. Angel, j’ai défendu la Serbie, jadis, dans une tribune de ce blog…
    Les Croates m’ont toujours fait gerber. Quant aux Bosniaques, c’étaient des envahisseurs enkystés — et ce qui se passe actuellement par là, au niveau banditisme en général et trafic d’organes en particulier, me donne raison.

    Et avis à « Plutonium » : les pédagos sont partout !

    Dernier point : Zemmour n’a jamais voté Marine Le Pen.

    • Ils ne faut pas généraliser , tous les Serbes ne sont pas des anges et tous les Croates des démons , d’ailleurs je connais au moins un croate sympa sur cette Terre!

      Quant aux Bosniens, qu’ils soient Bosniaques ou pas, je vous trouve un poil provocateur, …ils ne volent pas tous les organes , jamais entendu parler d’un vol de cerveau, quant au votre, si jamais il voulait lancer la mode, il ne risque pas de les intéresser, il chauffe trop ! -)

      • « d’ailleurs je connais au moins un croate sympa sur cette Terre »

        Je le connais aussi mais depuis qu’on l’a empaillé ès-qualités, il ne s’exprime plus beaucoup.

  11. Té, ce soir c’est pot-au-feu maison!
    Le Mistral a, enfin, ramené de par chez nous un bon temps de saison, et ce plat magnifique tombe à pic!
    Accompagné d’un modeste mais goûteux Côtes-du-Rhône « carpe diem », c’est divin…:)
    Bon appétit!

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