J’ai donc vu Entre les murs.

Allons tout de suite à l’essentiel. Quitte à surprendre quelques amis, c’est un film à voir absolument. Non qu’il soit bon – il est filmé à la diable, avec une caméra portée par un technicien ivre, qui donne le mal de mer au bout de dix minutes – pseudo-reportage sur une pseudo-classe, animée par un pseudo-enseignant. Mais il est indispensable : il est le degré zéro de la pédagogie – un zéro qui ne multiplie que parce qu’il est Palme d’or (1). Il est le répertoire exact de tout ce qu’il ne faut pas faire, à commencer par cette empathie vague qui tient lieu de pédagogie, et qui est le cœur même du pédagogisme. Un enseignant débutant y trouvera tout ce que lui a enseigné le pire des IUFM, et qu’il lui faut oublier dès qu’il est confronté à des élèves réels, l’apologie de cette relation horizontale qui est une fin en soi depuis que quelques imbéciles ont décrété que la verticalité de la transmission était définitivement à proscrire – comme les estrades qui la matérialisaient. Ce n’est pas même un film : c’est l’étalage de cette escroquerie qui tient lieu aujourd’hui de pédagogie chez les mauvais élèves de Freinet.

Une classe de Quatrième dans un collège du XXème arrondissement… La classe la plus difficile, entre adolescentes en gangue et décharges de testostérone. Les élèves y sont plus vrais que nature – au sens propre de l’expression : Cantet/Bégaudeau ont sélectionné, à force de répétitions patientes, les éclats spontanés que nous trouvons effectivement en classe – mais en ne gardant que les paroxysmes. Dans la classe de Marin/Bégaudeau, les élèves entrent en classe en troupeau vociférant, blatèrent et déblatèrent, s’affrontent, s’apostrophent, et finissent par tutoyer le prof, avant de le bousculer. A son grand scandale, et c’est bien le plus étonnant : comment diable obtiendrait-il le respect d’élèves à qui il n’apprend rien, avec lesquels il parle de foot à longueur de film (2), et qu’il finit, fort logiquement, par traiter de « pétasses » ? Non seulement il ne leur a rien appris, mais à force de (con)descendre, il finit par adopter leur langage – et leurs jeux dans la cour.

Un exemple parmi d’autres. Les deux déléguées de classe symbolisent les deux extrêmes du spectre – une petite Beur incontrôlable (mais dont nous apprendrons vers la fin qu’elle a lu Platon – réalisme et vraisemblance assurées) et une « jambon-beurre » bonne élève, qui va naturellement se modeler sur sa copine : dans l’école du pédagogisme caricatural, on s’aligne tellement sur les plus faibles que les meilleurs finissent par les imiter : l’émulation, ici, se fait par le bas, vers le bas. Et la culture « bourgeoise » de l’une se fond dans l’inculture de l’autre. Pour prendre une image qui ira droit au cœur de Marin/Bégaudeau, quand on traite les élèves comme un troupeau de supporters, on ne doit pas s’étonner que le groupe s’aligne sur les plus faibles d’esprit.

Le réalisateur, à grands effets de caméra tremblotante, de travellings brutaux d’un visage à l’autre afin d’éviter l’artificialité et les conventions du champ / contrechamp, cherche donc le réalisme à tout prix, ce naturalisme affecté qui est aujourd’hui la marque de fabrique des petits maîtres du cinéma français. Que des critiques, à Télérama ou ailleurs, prennent ce maniérisme canaille pour une peinture exacte de la réalité donne la mesure de leur incompétence.

En fait, ce réalisme est tout en surface. Quels sont les ressorts effectifs du film ? Un huis clos artificiel et théâtralisé (il est étrange, ou fort significatif, de voir cette pédagogie qui prétend ne pas se couper du monde extérieur se cantonner à ce point aux murs de la classe ou de la salle des profs), des dialogues d’un naturel reconstitué, fruits d’un travail intense en « ateliers », sélection (avouée par le réalisateur, et assumée par Bégaudeau, co-scénariste du chef d’oeuvre) des passages les plus spectaculaires du livre : tout concourt à faire d’Entre les murs un objet pédagogique clairement identifié – la pédagogie que mérite la Société du spectacle.

Aux antipodes du réalisme, l’école de Cantet/Bégaudeau est au fond shakespearienne – pleine de bruit et de fureur, et ne signifiant rien. Avec un prof qui se vautre dans ce désordre, s’en repaît, et, avec un mépris (3) qui prétend être de l’humour, s’en contente – puis s’étonne d’en récolter les fruits pourris, dans le dernier quart d’heure et le conseil de discipline, surréaliste, qui l’amène à exclure l’élève qu’il prétendait sauver, auquel il a feint de prodiguer des félicitations, mais pour lequel il n’a affiché que mépris, en conseil de classe. C’est une école dramatisée, à des années-lumière de l’école véritable, faite de glissements imperceptibles, de patience, de remords parfois – ce que l’on appelle ordinairement le travail.

Car dans ce film « réaliste », on ne voit pour ainsi dire jamais travailler les élèves. On comprend qu’ils lisent le Journal d’Anne Franck – une œuvre majeure de la littérature néerlandaise… Que ce grand fat de Marin/Bégaudeau leur fait étudier l’imparfait du subjonctif – qu’ils prennent pour ce qu’on le leur donne, un exotisme bourgeois, une façon d’exalter en sous-main leur culture de rap et de slam, dont les affiches punaisées dans la classe font la promotion tout au long du film. Et qu’ils ont eu à faire leur autoportrait sans filet, sans préparation, suivant le mode binaire qui est celui du héros, « j’aime » / « j’aime pas » (ne pas oublier, pour avoir l’air cool, de faire l’économie de la négation). Bien sûr, le vrai problème de Bégaudeau, ce serait plutôt « je m’aime » / « moi non plus » / « mais je m’aime quand même ». Entre les murs est un exercice de narcissisme, l’autoportrait d’un antihéros qui croit être quelque chose – écrivain, acteur, critique – et pédagogue, n’en jetez plus ! « François Marin, a plaisamment dit un collègue, c’est l’imparfait du subjectif ! » On ne peut mieux dire.

A moins que cette absence de travail ne corresponde exactement à la réalité de ce que font effectivement en classe Bégaudeau et ses semblables. Je comprends l’irritation de Philippe Meirieu, si perceptible dans sa critique du film (« Entre les murs est un très bon film mais un mauvais exemple. Il représente une sorte de désarroi que vivent quelques professeurs frappés d’amnésie pédagogique et qui confondent la générosité dans l’intention et la rigueur des pratiques »). Mais le pape de la pédagogie à la lyonnaise se refuse à comprendre que ses émules s’engouffrent allègrement dans les béances de sa propre théorie, dans l’aberration idéologique que constitue, depuis bientôt trente ans, la pédagogie de « l’élève au centre » : même si elle était à l’origine animée de bonnes intentions, même si elle croyait sincèrement lutter contre l’école « bourgeoise » jadis stigmatisée par Bourdieu, une formule creuse reprise par des crétins génère des cataclysmes. Le film de Cantet/Bégaudeau serait grotesque, s’il n’était pas tragique.

Reste à comprendre la déferlante de critiques positives, dans certains journaux qui se croient progressistes, et chez les bobos blottis dans le Lubéron.

Marin/Bégaudeau est-il « de gauche » ? Oui, dit le même Philippe Meirieu (4), qui a lui aussi du goût pour les logiques binaires – tout en se rétractant immédiatement, car il a aussi un vrai talent pour les palinodies. Mais un enseignant vrai n’entre pas dans ces considérations : quelles que soient ses options idéologiques, il prend ses élèves au point A, et il cherche les meilleurs moyens de les mener au point B (ou au-delà), au lieu de se contenter de gérer le A et de refiler la patate chaude à son collègue de l’année suivante. Parce que la vraie pédagogie n’est ni de droite, ni de gauche : ce qu’elle met au centre, c’est le Savoir et sa transmission, pas ses convictions politiques.

On passe assez facilement, on le sait, de Quatrième à Troisième : et la scène la plus forte du film arrive peu avant la fin, quand Bégaudeau demande à ses élèves ce qu’ils ont retenu de l’année, toutes disciplines confondues : la fécondation humaine pour l’un, la tectonique terrestre pour un autre – mais aucun élève n’a rien appris en Français. Le clou de cette séquence survient enfin, avec une malheureuse gosse qui avoue n’avoir rien appris du tout. Elle en a les larmes aux yeux, et c’est la réalité de l’enseignement des Bégaudeau et consorts, – et aussi la réalité de mon expérience des trente-cinq dernières années : les enfants viennent en classe pour apprendre, pas pour parler de foot. Ils viennent chercher autre chose que ce qu’ils ont à la maison, un autre vocabulaire, une autre culture. Nous sommes là pour organiser le chaos, lui donner un sens, un ordre – pas pour nous en repaître. Refuser de donner aux élèves ce qu’ils réclament, parfois de façon obscure et provocatrice, parfois même en prétendant le contraire, c’est s’exposer à la violence, parce qu’à ne pas donner les mots pour le dire, on encourage les vociférations, les gestes fous et les imprécations – la langue des barbares. Vers la fin du film, le sang coule – et contrairement à ce que prétend Marin/Bégaudeau, ce n’est pas un hasard.

Jean-Paul Brighelli

(1) On peut s’interroger sur cette tendance lourde d’un festival qui couronna jadis le Guépard ou Apocalypse now et s’acharne, depuis quelques années, à célébrer le réalisme le plus élémentaire, soit maîtrisé (chez Ken Loach ou les frères Dardenne), soit incohérent, comme chez Cantet  – influence sans doute de la télévision, dont l’esthétique de « reportage » a finalement subverti l’ensemble du Septième Art : Entre les murs est le comble du téléfilm, et sans doute à ce titre le verrons-nous rapidement sur France 2, qui l’a co-produit. Reste à souhaiter que la chaîne invitera ce soir-là quelques vrais praticiens de l’Education pour tenter de redresser l’idée monstrueuse du travail des enseignants que le film de Cantet/Bégaudeau risque d’insinuer chez ceux qui n’y connaissent pas grand-chose – à commencer par les parents.

(2) Son premier roman, Jouer juste, était une longue métaphore entre le football et la vie amoureuse. La dernière scène du film, aussi artificielle que le dénouement de Tartuffe (dans cet établissement déchiré de tensions, un match de foot élèves / enseignants permet de régler tous les problèmes) nous révèle, à travers la passion du foot de Marin/Bégaudeau, que ce prof de Lettres se serait bien voulu prof de gym – mais qu’il n’en a pas le physique. Le voici condamné à l’intellect – sans en avoir les dispositions. Accessoirement, il se fait acteur, sans en avoir le talent. Il est l’illustration même du Principe de Peter : il aurait pu être chroniqueur à l’Equipe, et le voici maître penseur. 

(3) Marin/Bégaudeau croit pratiquer l’humour. Ceux qui le connaissent savent qu’il exprime surtout ce mépris des autres auquel le cantonne, et le condamne, son amour immodéré de lui-même. On peut parfois, et dans des moments précis, choisir de mettre les rieurs de son côté, en classe – c’est souvent le meilleur moyen de désamorcer un conflit. Quitte à être sanglant. Mais il faut aussi savoir pratiquer l’auto-ironie, et se mettre à distance de son propre personnage. Un prof n’est pris au sérieux que s’il ne se prend pas au sérieux – pas toujours, en tout cas.

(4) « Entre les murs montre le parcours singulier d’un professeur qui adopte une posture de gauche… Pour moi la gauche parie sur l’éducabilité des élèves alors que la droite a tendance à traiter l’échec par l’exclusion. Mais quand la gauche revendique ce film, elle se trompe. Les pratiques pédagogiques dans le film ne sont pas de gauche. On y voit un enseignement fondé sur l’affect, la complicité avec un petit nombre d’élèves. Une pédagogie de gauche donne la parole aux élèves et préconise de se mettre à leur portée et non à leur niveau, c’est là qu’il y a confusion dans le film. » J’irai plus loin : Marin/Bégaudeau est à la source même de la pensée fasciste : il n’y a rien à faire contre la « nature » des élèves, les clichés les plus éculés sont vrais, et les élèves les plus insupportables, les plus irrécupérables, sont beurs ou blacks. Et la « bonne élève », celle qui mérite les félicitations (ordre bourgeois, culture morte) se laisse contaminer par la culture vivante d’une beurette à la vitalité exacerbée – vieille opposition de l’extraversion de la brute, régénérateur de civilisations, face à la frilosité des bourgeois. Que le collège du film s’appelle Françoise Dolto n’est peut-être pas si innocent : la psychanalyse de Marin/Bégaudeau s’y joue – ce garçon faible d’épaules y proclame sa fascination pour les barbares musclés.

 

6 commentaires

  1. Remarquable jugement sur le film ENTRE LES MURS. Brighelli voit juste et a du courage.Les pédagos se donnent bonne conscience, mais AU FOND se moquent des élèves et de leur avenir.

    • Je suis tout à fait d’accord aussi… M. Brighelli vous avez trouvé les mots pour disséquer précisément cette mascarade qu’est l’enseignement, particulièrement en collège, et en français (hélas), vu par les Pédagogistes! « Entre les murs » m’a donné les larmes aux yeux, devant tant de bêtise démissionnaire et complice de la part de l’enseignant , face à des élèves si difficiles…
      Merci pour ce blog M. Brighelli!! Nous sommes quand même un certain nombre (professeur de Lettres) à penser comme vous, à lutter pour encore transmettre quelque chose à nos élèves… même si finalement nous sommes obligés devant nos collègues et notre hiérarchie de nous taire et de faire semblant…

      Merci encore pour votre courage et votre lucidité!!

      • Je sais bien que nous sommes « un certain nombre ».
        Mais en face, ils sont nombreux et se serrent les coudes.
        D’ici deux ou trois ans je suis à la retraite — et je partirai désespéré.
        Peu importe. Nous nous battrons jusqu’au bout.

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