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Un récent article du New York Times sur les intellectuels français, espèce en voie de disparition, m’a donné à réfléchir sur la cause de cette raréfaction des pandas et des têtes pensantes.
Je suis assez vieux pour avoir connu, et parfois personnellement, des « intellectuels de gauche » à l’époque où ces mots semblaient quasi pléonastiques. Sartre, Beauvoir, Camus, puis Deleuze, Foucault (Michel, pas Jean-Pierre), Barthes, Bourdieu et Jean Oublie — célèbre intellectuel auquel on doit l’invention de l’eau tiède et du prêt-à-penser à l’usage de BFM et C9.
À noter qu’il n’y avait pas qu’en France que l’heure était aux intellectuels. Umberto Eco ou Noam Chomsky sont deux beaux exemples de cette vague née dans les années 1900-1930 qui domina le monde intelligent à partir de 1950.
Que l’on soit d’accord (surtout a posteriori) avec l’un ou l’autre ne change rien au fait que c’étaient, les uns et les autres, de brillantes intelligences.

L’heure est grave. Christopher Caldwell, auteur de l’article part de l’arrêt programmé de la revue Le Débat, annoncé au début de l’automne. Pierre Nora, son animateur, a reconnu avoir perdu la bataille contre ce qui se présente aujourd’hui comme la vitrine de la France qui pense, la Gauche « intersectionnelle » où l’appartenance à une « communauté », la couleur de peau, le sexe, surtout s’il est indécis ou multiple, l’origine ethnique, sont gages d’une pensée originale. Ou, si l’on préfère, la Bêtise a gagné.

Une preuve ? Une polémique avait été lancée par deux « intellectuels » nouvelle mouture, Edouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie, contestant la présence de Marcel Gauchet (Trop vieux ! Trop intelligent ! Trop à droite !) aux Rendez-vous de l’Histoire de Blois en 2014. Gauchet depuis cette date se cantonne à produire des articles lumineux dans des médias qui ne sont pas Têtu ou Causette — pas même Télérama, cet Annapurna de l’intellect contemporain. Et Nora a fermé le Débat. Faute de combattants. Comme il a dit récemment, il s’est trompé en pensant que l’intellectuel engagé allait disparaître. Les intellectuels ont disparu — il ne reste que des engagés.

« Intellectuel » existe depuis lurette, mais le terme s’est imposé dans l’espace français avec l’Affaire Dreyfus. Et en mauvaise part : il s’agissait pour les anti-dreyfusards de stigmatiser les amis de Zola, bande de scientistes et d’écrivains probablement enjuivés — d’autant qu’il existait une pensée intellectuelle juive (mais non religieuse) depuis au moins le milieu du XIXe siècle.
Les voyous qui aujourd’hui crânent dans les salles de classe, et qui par parenthèse font de l’antisémitisme l’un de leurs chevaux de bataille, ont retrouvé cette valeur péjorative en taxant d’« intellos » ceux de leurs camarades qui lisent, ne communient pas dans l’amour désespéré de l’OM ou, tout simplement, font leurs devoirs. Les réseaux sociaux permettent à la racaille de harceler ces cibles faciles : l’« intello », comme jadis « l’intellectuel », manque de muscles, et, pire, il est souvent aimé des filles.

À partir de 1918 et jusque dans les années 1980, les intellectuels eurent beau jeu d’« être contre » : contre la guerre, contre les bourgeois, contre Franco, contre les nazis, contre les Américains, contre la peine de mort, etc. Communisme, maoïsme, gauchisme, tiers-mondisme, il y a bien peu d’-ismes que nos intellectuels français n’ont pas essayé. C’étaient autant de prêts-à-porter interchangeables. Selon le mot de Raymond Aron, l’un des rares « intellectuels », avec Mauriac, à se situer plutôt à droite, ils étaient des « spectateurs engagés » : l’engagement avait été théorisé par Sartre et Camus, et le « spectacle » sera théorisé par Guy Debord.
Car l’aspect « spectateur » est essentiel pour comprendre l’intellectuel, dont la dénomination a été construite par opposition à « manuel ». L’intellectuel ne se salit pas trop les mains — sauf à porter les valises du FLN.

L’arrivée de la Gauche mitterrandienne (ça aussi, c’est un oxymore, comme « obscure clarté ») a malheureusement sonné le glas des intellectuels. Comment être contre Jack Lang, Christiane Taubira ou Najat Valaud-Belkacem, tous phares de la pensée de gauche ?
Les gauchistes prétendaient jadis être le fer de lance de la Révolution, l’avant-garde éclairée montrant la voie aux prolétaires qui voudraient bien se faire casser la figure pour qu’ils puissent encore fumer des havanes, comme Serge July. Mais du prolétariat plus de nouvelles, la désindustrialisation l’a jeté dans les bras du chômage de masse et de l’extrême-droite.
Alors nos Intellos Nouveaux, comme le Beaujolais du même nom, se sont ralliés aux damnés de la terre encore disponibles : descendants d’esclaves (esclaves d’Occidentaux, la traite transsaharienne est un tabou majeur), descendants de colonisés (colonisés par des Occidentaux : la colonisation turque, par exemple, dont la France a libéré les tribus du Maghreb, est elle aussi tabou), homosexuels assez peu satisfaits d’avoir les mêmes droits que les autres, chiennes de garde et autres minorités affligées.

Ce que l’on mesure tout juste, c’est l’arrivée conjointe d’Internet et des réseaux sociaux. En donnant la parole à tout le monde, l’informatique a transmué en intellectuels tout ce qui s’agite sur Tweeter, Facebook, TikTok et Instagram — et les autres. Sous prétexte que la parole lui était offerte, le premier crétin venu s’estime en droit de donner son avis. On écoutait jadis ce que disaient Bernanos, Sartre ou Camus ; on s’écoute désormais soi-même.

Seconde mutation d’importance, c’est finalement à droite (ou ce que l’on se plaît à désigner sous ce terme) que l’on retrouve désormais des intellectuels. Bruckner ou Finkielkraut, Onfray ou Badinter, Debray ou Polony passent pour des penseurs de droite — nouveau pléonasme.

C’est logique : l’intellectuel pense contre ; les gens que je viens de citer, auxquels je n’aurai pas l’outrecuidance de me mêler, pensent contre la doxa imposée par les malandrins qui ont usurpé la pensée. Cela en fait des intellectuels par définition — sauf qu’ils pensent contre les malfaiteurs qui prétendent penser pour les autres.
Il serait trop facile de dresser la liste de ces petits marquis faiseurs d’opinion qui prétendent tous penser, ce qui leur évite d’avoir une idée. On ne pense pas parce qu’on s’appelle Bellegueule, Despentes ou Caroline de Haas. On ne pense pas par ses mœurs, ni par sa capacité à s’enfiler des bières, ni par le nombre de ses invitations dans des médias qui ne pensent pas davantage.
Et je le dis à tous ceux qui s’aventurent à poser leur crotte sur les réseaux sociaux : on ne pense pas non plus par sa dextérité à manier une souris. Nous étions très humbles, dans les années 1960, très fiers de ramasser les miettes que nous laissaient quelques grandes pointures — il y en avait assez pour que chacun pût faire son marché. Aujourd’hui que l’Ego a remplacé le cerveau, il faudrait de temps en temps reconnaître qu’il y a des gens plus savants, plus cultivés, qui pensent plus vite et de façon stimulante.

Le modèle informatique nous fait croire que le quantitatif vaut le qualitatif, et que cent mille bêtises font une vérité. Les ordinateurs ont mis du temps à battre les grands maîtres, aux échecs, parce qu’ils étaient (et sont toujours) incapables de lire les intentions de l’adversaire. Ils n’y sont arrivés que par une débauche quantitative d’hypothèses, qui ne vaudront jamais le vrai raisonnement, fait de raccourcis et de fulgurances. Les discussions qui s’arrêtaient à la porte du bistro et avaient l’excuse de l’apéro toujours recommencé, virevoltent désormais sur la Toile — sans autre excuse que le désir d’exister. L’éructation poussée jusqu’au vertige !
Mais un rot ou un pet n’ont jamais constitué une idée.

L’intellectuel est celui qui raisonne au-dessus de la mêlée — quitte à s’y plonger de temps à autre. Il a en général la parole rare, parce qu’il en connaît le prix et le danger : il ne pense pas que le dégueulis verbal soit une manifestation de l’intellect.
Le malheur présent vient du vomi conceptuel qui se présente comme une pensée organisée. Qu’un bon journaliste comme Zemmour finisse par passer pour un intellectuel est la preuve par l’absurde que notre hiérarchie des valeurs est cul par dessus tête : Eric est un ami, il sera le premier à reconnaître qu’il pense, certes, mais qu’il n’est pas un intellectuel. Parce qu’il en est de l’intellect comme des autres arts. On n’invente pas tous les jours l’Impressionnisme. On n’a pas une idée toutes les deux minutes. C’est déjà beau si l’on en a deux ou trois dans sa vie.

Jean-Paul Brighelli

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