Préambule et avis à la population : une amie chère, qui connaît la vie et qui sait que les cons, ça ose tout, comme disait le regretté Audiard dans le film célèbre du regretté Lautner, me conseille de préciser que dans le texte suivant, il est question de rats, juste de rats, et pas d’autre chose. Que le diable patafiole les extracteurs de métaphores !

Vendredi 22 novembre. Le train de Paris a du retard, à cause de la neige dans la vallée du Rhône, et nous ne sommes finalement arrivés à Marseille qu’à minuit et demi. L’air est presque doux, je ne suis pas chargé, je décide donc de rentrer à pied chez moi — tout au bout du quai de Rive-Neuve, juste au niveau du théâtre de la Criée.
À partir de la gare Saint-Charles, la diagonale la plus courte passe par la rue de Petites Maries, qui descend tout droit vers la rue d’Aix.
C’est, je ne l’ignore pas, l’heure des rats.
Le premier, à 30 mètres de la gare, est encore furtif, rasant les murs, disparaissant dans un soupirail. Mais dix pas plus loin, la bête qui me regarde de ses petits yeux rouges, sans ciller ni reculer, avance en territoire conquis, et me fait bien comprendre que c’est moi l’intrus.
Je suis un Marseillais aguerri, un rat ne m’inquiète pas. Je continue donc à descendre. Mais avant d’arriver au croisement avec la rue Longue des Capucins, j’en ai déjà croisé quatre — dans une ville déserte. Dans ce qui est, de jour, le quartier le plus arabe de Marseille, animé au-delà de l’imaginable, je progresse dans une parfaite solitude. Je pourrais me raconter que je suis dans une séquence coupée au montage de Je suis une légende, où Charlton Heston (Will Smith dans le remake) survit seul dans un Los Angeles dévasté par une quelconque catastrophe familière au cinéma des sixties. Les rats sont les morts-vivants des villes en faillite.
Et Marseille est en faillite. Marseille est une faillite.
Au croisement, il y a meeting. Je m’arrête le temps de dénombrer les rats qui courent, passant de l’abri d’un bac à arbres sans arbres à un autre. Une vingtaine en moins de trente secondes.
Et sans être paranoïaque, plusieurs me dévisagent d’un air tranquille, plus inquiétant au fond qu’un œil agressif. Ils me frôlent, me testent, me tâtent presque. Si jamais j’avais là un malaise…
Que font-ils en ces lieux ? Ma foi, ils s’approprient la ville en passant par ses déchets. Ils butinent les poubelles, rarement ramassées. Il y a de quoi faire. Le couscous légèrement rance, dont parle Barthes dans son article sur Fourier, est un mets de choix pour les rongeurs impavides de la « cité phocéenne », comme disent les commentateurs sportifs.
Que je défie, au passage, de situer exactement Phocée sur une carte de la Méditerranée antique — allez, c’est la moderne Foça, tout à côté d’Izmir, sur la côte turque. Evidemment, ce n’étaient pas des Turcs, à l’époque.
Avant d’arriver chez moi, finalement, j’en avais dénombré une quarantaine. En quinze minutes d’une marche rapide — des bribes de mistral qui déboulaient du couloir rhodanien, avec dans l’haleine des relents de frimas, n’incitaient guère à la promenade digestive.

Qu’est-ce que c’est que cette ville ? Un stade vélodrome avec des rats autour. La « capitale de la Culture européenne » pour deux mois encore. Une cité admirable en tous points, pourvu qu’on la regarde de loin.
La distance, j’imagine, à laquelle la contemplent les élus de la ville, qui ne sont visiblement pas au courant que leur cité, le soir (et en fait le jour aussi — le rat ne meurt jamais) est la proie des rats. Et pas le rat sympathique de Ratatouille — non, le rongeur qui amena en 1720 les tiques qui dévastèrent la ville en lui inoculant la peste.
Marseille est la seule ville de France dont le centre n’est pas réhabilité. Dont le centre est colonisé par les rats, ce qui a eu une incidence certaine sur l’immobilier. Rêvez, amis parisiens : en plein centre ville, à trois minutes de la gare, sur une artère centrale (le Cours Lieutaud), une amie vient d’acquérir un splendide appartement de 200 m2, refait à neuf, Sept grandes pièces, deux salles de bain, pour 330 000 euros — le prix d’un deux-pièces parisien moyennement bien placé. La seule ville de France où, à partir de minuit, les rats sont chez eux.
Jean-Claude Gaudin feint de l’administrer depuis 1995. Quand on sait qu’une rate met bas de six à dix petits par portée, et qu’elle peut avoir six ou sept portées par an, on calcule (mal, les grands chiffres indisposent) ce qu’il est né de rats durant les mandats successifs de l’édile en chef de la ville fondée par Protis — à l’époque, il n’y avait pas de rats dans l’admirable calanque du Lacydon, juste une aimable princesse Gauloise du nom de Gyptis. D’ailleurs, les Grecs, en bons marins, n’auraient pas toléré des bêtes susceptibles de ronger les drisses de leurs voiles. Calculez l’infini, et vous approcherez.
Lorsque je suis revenu enseigner à Marseille, en 2008, les éboueurs se sont mis en grève. Sous prétexte que la société qui les employait était privée, le maire n’a pas levé le petit doigt pour mettre fin à un conflit qui a empuanti la ville trois semaines durant. Je travaille au lycée Thiers, et pour rentrer chez moi, je traverse (parfois assez tard, parce que nos élèves nous occupent pas mal, en prépas) le marché des Capucins, sis juste en dessous. Là aussi, colonisation. Aller manger un couscous (un vrai, un délectable, à la semoule d’orge, par exemple au Femina, rue du Musée), c’est entrer dans le dernier cercle de l’enfer, le paradis de rattus rattus : maisons branlantes ou écroulées, chantiers toujours en cours, ventes d’objets hétéroclites au ras du sol, débris alimentaires trop nombreux pour être détaillés.
La dernière campagne interne du PS pour désigner un candidat à la candidature a négligé ce point : Marseille est la ville la plus sale de France assurément, d’Europe peut-être — avant ou après Naples, en tout cas, pas loin.
On se rappelle la légende du joueur de flûte de Hamelin, telle que la racontent les frères Grimm. L’expert embauché pour éliminer les rats de la cité, faute d’avoir été payé par des édiles qui préféraient faire bombance (et Gaudin, qui s’endort régulièrement sur les dossiers brûlants, au point de laisser son ami Claude Bertrand régler les détails de la gestion de la ville — l’accessoire et l’essentiel, n’est pas le dernier à lever sa fourchette dans tel petit resto situé près du port), élimina le lendemain soir tous les enfants de la ville.
Ça n’arrivera pas ici : les enfants de Marseille s’éliminent tout seuls.
Ce n’est pas d’un Menucci que nous avons besoin (lui aussi ne déteste pas manger, comme en témoigne son impressionnant volume), mais d’un joueur de flûte. D’une personnalité qui fasse sortir Marseille du Moyen Age moderne où elle se complaît par la faute d’élus tous plus incapables les uns que les autres. Des cités comparables en importance (Lyon) ou en localisation sudiste (Toulon ou Nice) sont impeccables. J’étais il y a huit jours à Montpellier, pour l’expo Diderot et ses peintres du musée Fabre (à voir). Georges Frèche et son successeur n’ont jamais transigé sur l’hygiène, et le centre-ville, aux ruelles plus étroites encore que celles du Panier, est un exemple de propreté.
Alors oui, j’appelle de mes vœux, dans l’ancienne cité de Pythéas (cherchez, bande de paresseux !), l’élection d’un grand dératiseur. Que l’on puisse rentrer chez soi sans se heurter aux hordes furtives des rongeurs — ou bien nous récolterons, un de ces soirs, la peste.

Jean-Paul Brighelli

22 commentaires

  1. « il est question de rats, juste de rats, et pas d’autre chose. « …

    « nos élèves nous occupent pas mal, en prépas »

  2. Ah ! Si Mennucci trouvait son Nicollin, ils feraient de grandes choses.

    C’est bien connu : ce qui nettoie le mieux le ciel marseillais, c’est le mistral. Pour la chaussée, en l’absence de marée (chaussée), c’est la pluie. La ville se nettoie par gravité.

    http://cdn-lejdd.ladmedia.fr/var/lejdd/storage/images/media/images/sport/football/nicollin-freche/1817957-1-fre-FR/Nicollin-Freche.jpg

    Quant au cours Lieutaud, la belle affaire ! La rue la plus bruyante de Marseille (avec notamment la plupart des concessionnaires moto de la ville) !

  3. Et c’est pourquoi la maison de vacances de J.C Gaudin (encore un J.C à l’eau bénite) se trouve … en Bretagne où les rats n’ont pas bonne réputation et ne font pas bombance !

  4. Je voudrais quand même prendre la défense de mon frère le rat !

    Les premiers mammifères qui vivaient à l’époque des dinosaures n’étaient guère plus gros que des rats … et c’est pour cela qu’ils ont survécu quand l’astéroïde s’est écrasé dans le golfe du Mexique il y a 65 millions d’années ! Donc quelquefois le plus petit l’emporte sur le plus gros … et rattus rattus sera peut-être encore là quand tous les marseillais même les plus vaniteux seront morts depuis belle lurette !

  5. Benvenuto a Palermo ! Les palais en moins, bien sûr.
    Notez que vous avez encore de la marge. Vous ne voyez pas encore à Marseille, deux types qui traînent en scooter un cheval en plein centre ville. Non certes que ces braves gens manifestent contre quelque eco/equi taxe, mais c’est qu’ils logent en plein centre des chevaux pour des courses illégales et paris non moins illégaux mais à Palerme, la légalité, les taxes, c’est  » vaffanculo « ….

  6. Oui mais à Marseille on a la Ratomobile de Batman et Robin !

    P.S : Comme disait feu Paul Walker : Si t’as pas une Porsche Carrera GT avant tes cinquante ans t’as raté ta mort !

  7. Lu sur le site du Figaro, ce jour : « Le collectif (BARA – proche du Rassemblement Bleu Marine,NDA) prévoit par ailleurs de lancer un appel public, lundi 9 décembre, à Jean-Paul Brighelli, Alain Finkielkraut et Jean-Claude Michéa, trois intellectuels sensibles aux problématiques liées à l’enseignement en France. «Nous leur demandons de nous rejoindre parce que leurs constats sont les mêmes que le nôtres. Nous avons aussi identifié les mêmes responsables du désastre scolaire», explique Yannick Jaffré. »

    Monsieur Brighelli, je découvre votre blog ce jour, du fait de l’article évoqué ce-dessus. Je l’ai parcouru avec intérêt. Je ne poste probablement pas ce commentaire au bon endroit mais souhaiterais connaître votre position au regard de l’invitation qui devr

  8. devrait vous être faite, donc, par ledit collectif. Pourriez-vous réagir dans le cadre de ce blog?

    Merci par avance

    (Mes excuses pour le découpage du commentaire en deux parties, erreur de manipulation de mon clavier)

  9. La peste, ce ne sont pas les tiques, ce sont les puces ! A défaut d’un traité de médecine, relisez donc La Peste de Camus !

  10. Voilà que l’écologie se veut quantitative et, dans ce cadre d’une sorte, on a calculé qu’en moyenne * l’Homme serait « au même niveau que l’anchois dans la chaîne alimentaire » :

    http://ecologie.blog.lemonde.fr/2013/12/05/lhomme-au-meme-niveau-que-lanchois-dans-la-chaine-alimentaire/

    Marseille représente donc une bonne opportunité de progrès pour que l’espèce se hisse vers le haut dans la chaîne alimentaire.

    Bouffez du rat !

    En sauce c’est excellent (l’agouti centrafricain, c’est très bon)

    * à Pisa, aussi on calcule beaucoup

    • Tout s’explique : voilà pourquoi aujourd’hui, à la lumière de cette découverte, nous avons un pape Anchois, premier du nom.

  11. C’est curieux parce qu’ici nous sommes cinq à commenter au grand maximum alors que sur le site du Point ils sont une myriade !
    C’est à croire qu’il y a deux Brighelli : un Brighelli des champs et un Brighelli des villes !

    • J’t’en cause pas !

      Pourtant, à Causeur comme au Point, que d’exclamations incompatibles !

      Pas la peine de sainter Roger maintenant car l’inter-rogation pour récolter des voix, n’est ce pas pour le printemps prochain ?

  12. Les rats à Marseille, c’est le retour de la Cruauté …

    Serions nous en train de revivre le récit d’un jeune auteur des années 30, qui exalte la peste apocalyptique :

    « il semble que par la peste et collectivement un gigantesque abcès, tant moral que social, se vide ;  » Antonin Artaud, le théâtre et son double.

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