On se rappelle les imprécations de Camille, dans Horace :

« Rome, l’unique objet de mon ressentiment !
Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant !
Rome qui t’a vu naître, et que ton cœur adore !
Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore ! »

Autant de coups de marteau dans la tête de son frère Horace, Romain unidimensionnel s’il en fut, qui choisit non sans raison de tuer sa sœur pour la faire taire…
C’est la solution à laquelle je pense chaque fois que j’entends une anaphore politique. Et par les temps qui courent, l’anaphore est devenue l’ultime forme du creux, le degré zéro du raisonnement, la figure fondamentale du rien à dire : comme je n’ai aucun argument, je prends un mot (deux, à la rigueur — ce qui amena Hollande à raccourcir un « Quand je serai président » en un curieux et asyntaxique « Moi, Président » http://www.youtube.com/watch?v=53b-pBPvjmA ) et je le répète ad libitum ou presque, en espérant que ce matraquage fera croire à l’auditeur qu’il y avait du sens dans ce martelage.
Le mal vient de plus loin. Rappelez-vous Zola et son « J’accuse » : l’éloquence politique use de l’anaphore depuis belle lurette. À l’oreille, c’est d’ailleurs à Zola, plus qu’à Hollande, que Valls a tout récemment emprunté son « J’assume » ( http://www.lcp.fr/videos/reportages/159915–j-assume-oui-j-assume-manuel-valls-defend-son-pacte-de-stabilite ).
C’est une figure de fin de discours. Rappelez-vous Sarkozy dans les dernières envolées de son discours de Bercy, en 2007 ( http://www.youtube.com/watch?v=dv2nFlUhLmk ). Guaino, cette année-là, a d’ailleurs usé et abusé de l’anaphore — cela permet de collecter non les arguments, mais la clientèle, dont chaque segment peut prendre pour lui tel ou tel coup de marteau de la série.

Variante : vous reprenez le terme fondamental par un pronom. Hollande nous a fait ça (les sources concordantes attribuent à l’homme aux pompes bien cirées, Aquilino Morelle, la trouvaille de cette série-là) avec « mon adversaire, mon véritable adversaire », réduit à un « il » anonyme (comme une société de même style), finalement glosé par « le monde de la finance », qui vient en apothéose de la série. On a commencé au marteau, on finit à la masse — et les applaudissements de crépiter : http://www.youtube.com/watch?v=lh2JVxt6Ga8. À qui prendra une minute pour écouter cette belle envolée, je recommande, à l’extrême fin, le regard qu’Aurélie Filipetti (ENS et agrégation de Lettres) jette à Laurent Fabius (ENS et agrégation de Lettres) : entre amateurs de belles-lettres, on ne saurait être complices en rhétorique avec plus d’éloquence muette.
François Hollande, qui de discours en discours semble se pasticher lui-même, a excité la verve des rhéteurs — les vrais. Voyez par exemple http://www.lepoint.fr/editos-du-point/michel-richard/l-anaphore-de-francois-hollande-version-2014-02-05-2014-1818383_54.php#xtor=EPR-6-%5BNewsletter-Matinale%5D-20140502. Et ce n’est pas bien que l’on se moque d’un chef d’Etat — cela signifie en clair que c’est de cet Etat que l’on se moque.
Tiens, un chiasme. C’est moins fréquent…

Ce que montre particulièrement cette surabondance d’anaphores, c’est le vide du discours politique. Quand on n’a rien à dire, on fait du bruit — et l’anaphore est une figure qui fait du bruit, elle n’est même là que pour ça, c’est parce qu’il en avait mal à la tête qu’Horace tire son épée pour faire taire sa frangine.
C’est le problème avec les figures du discours. Un jour, quelqu’un — bien oublié —inventa tel ou tel trope, puis quelqu’un d’autre le reprit, jusqu’à popularisation, jusqu’à saturation. On a cessé de comparer les jeunes filles aux roses peu après Ronsard (1500 ans après Ovide, qui avait déjà donné sans être forcément le premier) qui avait épuisé le sujet — il faudra attendre Françoise Hardy pour qu’on ose à nouveau la métaphore. On ne saurait s’en emparer aujourd’hui sans passer pour un ringard total — ou un plaisantin tenté par la parodie.

La politique en est là : faute de fond, elle en est à outrer ses formes. De « J’accuse » à « J’assume », on frise le pastiche, et il faut être inculte comme le sont en général les journalistes pour s’en repaître…

Ou plutôt, cet inlassable assénement de l’anaphore (qui est en soi figure de ressassement) témoigne de la vacuité du discours politique en ces temps de société du spectacle — et d’un spectacle sans exigence. L’anaphore, c’est de l’esthétique TF1. Si César, qui ne parlait pas mal, ou Jaurès, qui se débrouillait aussi, avaient été aussi nuls, on n’aurait même pas pris la peine de les faire taire.
Et nous, nous les supportons ?

Nous sommes bien cons bons.

Jean-Paul Brighelli

23 commentaires

  1. Le Marseillais ne pratique pas l’anaphore mais la kalachnikov qui évite les embrouilles du sens car à Marseille on n’aime pas les tricheurs venus du nord comme disait César à M. Brun !

  2. « On a cessé de comparer les jeunes filles aux roses peu après Ronsard (1500 ans après Ovide, qui avait déjà donné sans être forcément le premier) qui avait épuisé le sujet — il faudra attendre Françoise Hardy pour qu’on ose à nouveau la métaphore. »

    Quand un sujet est épuisé, on peut toujours oser de nouveau par le biais du kitsch loukoumisé.

    En l’occurrence, Natacha Atlas le démontre avec brio :

    http://www.youtube.com/watch?v=KeP-bJFg1bQ

    • J’avoue n’avoir pas bien saisi le rapport entre Natacha Atlas et le terme « loukoumisé ». Notez que je ne vois pas non plus le rapport entre Louis Armstrong et l’expression « Yabon Banania », mais bon…! Ca doit venir de moi ! 😉

      Cela étant dit, ce n’est pas ce qui me chagrine. Ce qui m’attriste, en revanche, c’est que l’on puisse croire que la poésie moyen-orientale soit si pauvre qu’une interprète d’origine arabe se sente obligée de « loukoumiser » ce qui pousse naturellement sur sa terre d’origine. Je pense plus volontiers que Natacha Atlas n’a pas été insensible aux accents d’un texte qui entre en résonance avec sa propre culture. Je connais mal la poésie arabe mais je connais un peu mieux la culture persane qui est en partie la mienne. Saadi, Hafez ou Khayam n’ont pas attendu Ronsard ou Malherbe pour cultiver leur « roseraie », encore moins Cécile Caulier (auteur de « mon amie la rose »).

      Quant à ce qui est kitsch ou pas, je n’en ai aucune idée. Il y a ce qui me touche et ce qui ne me touche pas. Marceline Desbordes-Valmore m’émeut dans ce texte ci :
      http://youtu.be/vU0GfMQo-Zc

  3. C’est surtout parce que Brighelli est un disciple de Molière qu’il se moque des amoureux qui le disent avec des fleurs enguirlandées de mots !

    Ceci dit Molière était un cocu âcre et un vilain jaloux.

  4. Une observation de détail : sauf erreur de ma part, ce n’est pas Laurent Fabius assis à côté d’Aurélie Filipetti, mais me semble-t-il Jean-Yves Le Drian.

  5. Le plus célèbre poème de Marceline Desbordes-Valmore ce sont les Roses de Saadi :

    J’ai voulu ce matin te rapporter des roses ;
    Mais j’en avais tant pris dans mes ceintures closes
    Que les noeuds trop serrés n’ont pu les contenir.

    Les noeuds ont éclaté. Les roses envolées
    Dans le vent, à la mer s’en sont toutes allées.
    Elles ont suivi l’eau pour ne plus revenir ;

    La vague en a paru rouge et comme enflammée.
    Ce soir, ma robe encore en est tout embaumée…
    Respires-en sur moi l’odorant souvenir.

    Si ce n’est pas érotique je veux bien être pendu !

  6. Si vous connaissez un peu l’allemand je peux vous citer aussi Heidenröslein (la petite rose de la lande) de Goethe dont Schubert a tiré un de ses plus célèbres lieders ; là encore l’érotisme est à fleur de peau …

  7. A propos de Marceline…

    C’est tellement kitsch, comme dit Dugong (bon sang, je ne connaissais pas Natascha Atlas, quelle découverte !) que Gotlib l’a parodié dans une BD célèbre de la RubriqueàBrac : voir http://laurelimongi.com/tag/gotlib/

    • C’est marrant ça. N’appartenant pas encore au cercle des quinquagénaires,ce serait plutôt Gotlib, pour moi, qui est kitsch. Alors que Marceline m’est nettement plus familière : la faute à l’école de la République qui ne m’a pas fait découvrir Pilote, ni Fluide Glacial. Par contre, je connais Natacha Atlas, comme tout le monde…enfin, comme tout le monde aujourd’hui ! 😉

      Comme quoi, tout est relatif.

  8. Le mot kitsch est postérieur à 1859 et donc il est anachronique d’appliquer ce concept à Desbordes-Valmore !

    Ce qui est kitsch c’est mettons Francis Huster jouant à être Gérard Philipe la première partie de sa carrière ou BHL chemise blanche au vent imitation de Lord Byron libérateur de la Grèce mais il est douteux que ces deux éminences télévisuelles aient pleinement conscience d’être du pittoresque de bazar !

  9. J’avais un oncle professeur de philosophie Alain de Lattre (paix à ses cendres) qui se prenait pour un disciple de Sade et bafouait sa femme et la poussait à la boisson mais tout en menant une vie de petit bourgeois (il a écrit des livres sur la bêtise d’Emma Bovary et il traitait son fils ingénieur de petit imbécile) sans le savoir c’était un philosophe kitsch !

  10. Pour vous donner une idée du kitsch du personnage (c’est fréquent chez les professeurs de philosophie) il faisait le baise-main à sa belle-mère (ma grand-mère en était ravie ce qui prouve qu’elle avait elle aussi le goût du kitsch).

  11. Avez vous remarqué que le kitsch, assumé au delà du ridicule habituel peut friser le sublime ?

    Ah ! si, au lieu de mâchonner compulsivement son crayon, Mââme Najat était apparue dans un clip à une heure tardive pour déplorer le chomedu et espérer sa baisse avec des trémolos dans la voix et des ondulations de la main droite, combien de villes seraient encore socialistes aujourd’hui ?

    Je pose la question.

  12. Si Najat avait laissé la place à Nabilla le socialisme se serait répandu comme une traînée de poudre … enfin chez les mâles hétérosexuels dont le QI est celui d’un footballeur de division 1 !

  13. Moi j’aime bien  » Je me souviens  » de Georges Pérec…Au moins une anaphore célèbre que l’on entend chaque jour et que l’on peut prononcer sans être ringardisé. C’est le jour où on ne se souviens plus que cela devient insupportable.

  14. Dgesco trombinée *
    Dgesco outragé
    Dgesco décapitée

    mais Dgesco bientôt robinée

    * la machine dgesco est dans le culte de son chef

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