« Maldoror fut bon pendant ses premières années, où il vécut heureux… »

Caligula fut bon pendant ses premières années. Puis Drusilla, sa sœur et son amante, mourut. Le deuil engloutit en lui tout ce qu’il y avait de bon, toute sa jeune confiance en l’avenir — et je défie qui que ce soit de juger son sentiment de solitude et de damnation, chacun réagit différemment face à la disparition de ceux qu’il a aimés. Utinam populus romanus unam cervicem haberet ! (Suétone, Vie de Caligula, XXX), disait-il : « Si Seulement le peuple romain n’avait qu’une tête » — afin de la couper d’un coup. Et comme il avait le pouvoir absolu, il est devenu absolument fou.

Louis-Ferdinand Destouches fut bon pendant ses premières années. Il avait bien du mérite. Engagé volontaire en 1912, blessé gravement en 1914, décoré mais pas plus content, « mutilo 75% », comme il disait, il part expérimenter le colonialisme français au Cameroun — et ça n’a rien de drôle, constate-t-il, les colons, entre deux anisettes, méprisent les pauv’ nèg’ qui tombent comme des mouches glossines. Médecin, il visite les usines Ford à Detroit : si horrifié qu’il finit par encenser l’exploitation de ces ouvriers « déchus de l’existence » — parce que tel est son tempérament, quand quelque chose le choque, il sur-réagit. Il éructe. Puis il est médecin à Bezons. Vous qui entrez à Bezons, en ces années 1920, abandonnez toute espérance. Et alors, Bébert meurt — c’est au chapitre XX de la quatrième partie du Voyage. Peu importe son nom véritable. Bébert est l’un de ces gosses mal nourris, chétifs, tuberculeux dès l’enfance, comme il y en a alors des dizaines de milliers en France, des gosses que la médecine ne peut sauver, à une époque où les antibiotiques n’existent pas. « Il se mit à perdre du poids chaque jour. Un peu de chair jaunie et mobile lui tenait encore au corps en tremblotant de haut en bas à chaque fois que son cœur battait. On aurait dit qu’il était partout son cœur sous sa peau tellement qu’il était devenu mince Bébert en plus d’un mois de maladie. Il m’adressait des sourires raisonnables quand je venais le voir. Il dépassa ainsi très aimablement les 39 et puis les 40 et demeura là pendant des jours et puis des semaines, pensif. (…) Une espèce de typhoïde maligne c’était, contre laquelle tout ce que je tentais venait buter, les bains, le sérum… le régime sec… les vaccins… Rien n’y faisait. J’avais beau me démener, tout était vain. Bébert passait, irrésistiblement emmené, souriant. Il se tenait tout en haut de sa fièvre comme en équilibre, moi en bas à cafouiller. » Et alors il meurt, Bébert. De typhoïde ou de misère, allez savoir.
Et pour ne pas oublier, Céline nommera son chat « Bébert ». Imaginez, dix fois, vingt fois par jour vous appelez votre chat, d’une voix caressante ou faussement sévère : « Bébert » !… Dix fois, vingt fois par jour remonte le souvenir du pauvre môme dévoré par la fièvre, avec des yeux immenses. « Il se mit à perdre du poids… » Il ne pesait pas lourd quand on l’a enterré.
C’est ainsi que l’on devient un pessimiste radical, et que l’on en arrive à vomir tout le monde.
L’un des problèmes auxquels se heurtent les « céliniens », c’est la cohabitation de chefs d’œuvres romanesques et de pamphlets antisémites. Mais c’est la même chose, la même hargne – et d’ailleurs, la même écriture savamment hallucinée. Bien sûr, on lui reprochera toujours d’avoir écrit sur les Juifs des choses aussi délirantes — mais leur délire même devrait indiquer aux lecteurs qu’il ne s’agit pas réellement de Juifs : les enfants d’Israël sont des parangons d’humanité, ils prennent pour tout le monde. D’ailleurs, bien des Français ont envoyé des lettres de dénonciation et sont finalement passés entre les gouttes, à la Libération, alors que Céline soignait gratuitement, en ces temps d’avant la Sécurité sociale, les Juifs pauvres de son quartier. Les Nazis d’ailleurs ne s’y trompèrent pas, ils répugnaient à faire de la publicité à l’auteur de Mort à crédit, ils avaient bien saisi, eux qui pratiquaient l’antisémitisme de façon structurée et affreusement raisonnable, que son hystérie dépassait de très loin leurs visées. D’aileurs, il ne pouvait pas les voir, eux non plus. Il avait rencontré l’Homme, il l’avait pesé, et il l’avait trouvé léger (Daniel, 5, 27). Léger et puissamment immonde.
De cette découverte de l’aspect répugnant de l’Homme, Céline ne s’est jamais remis. Il a vécu dans la haine de l’humanité, il est devenu le misanthrope professionnel réfugié dans son pavillon de Meudon, avec Bébert et Lucette. Récemment décédée à 107 ans, Lucette, qui était une danseuse et recevait toutes sortes d’élèves, a entretenu durant soixante ans, avec amour, la mémoire de l’ogre mangeur d’humanité.

Je fus bon pendant des décennies, m’efforçant d’instruire les élèves que l’on me confiait, espérant amener chacun au plus haut de ses capacités, fabriquant des ouvrages scolaires pour accroître leur culture — des livres destinés autrefois aux élèves de Seconde et Première, et acquis aujourd’hui par les aspirants au CAPES et à l’agrégation, non, le niveau ne baisse pas ! Oui, j’ai fait de mon mieux, je peux le dire à l’heure où je frôle la retraite.
Et j’ai vu l’institution à laquelle j’appartenais se saborder sciemment. J’ai vu mes collègues, mes chers collègues, approuver des deux mains — ou simplement par leur silence — les directives absurdes qui tombaient du ciel grenellien, et relayées par les gredins qui sévissaient dans les IUFM, les ESPE, ou je ne sais plus quoi.
Alors j’ai écrit la Fabrique du crétin, pour essayer de réveiller les consciences. Que n’avais-je pas fait là ! Depuis quinze ans, des crétins diplômés en crétinisme me tombent dessus, de peur que je gâche leurs rentes de situation. Ils me tueraient, s’ils osaient. Comme on a tué Cassandre.

Pourtant, mon constat de faillite est partagé par bien des gens, mais une chape de silence est tombée sur la catastrophe. Les syndicats se battent aujourd’hui pour savoir s’il faut ou non porter un masque, et continuer à ne pas aller en classe. Ils luttent, disent-ils, pour obtenir une augmentation symbolique du point d’indice — alors que je réclame depuis des années 50% d’augmentation pour les débutants, et un alignement de nos salaires sur ceux de nos collègues allemands, autant que l’Europe serve à quelque chose. Trop exigeant ! Trop irréaliste ! Ils font la grève des notes, quand je proposais au contraire de noter le Bac en valeur réelle, pour que les parents sachent au moins l’état dans lequel étaient leurs enfants. Cette année, cerise sur le gâteau, non seulement ils n’ont pas dit la vérité des prix, mais ils ont falsifié les bulletins. 95% de reçus, des mentions Très bien comme s’il en pleuvait. Merveilleuse efficacité du Système.
Et ils me vomissent.
Ah oui ? Depuis quinze ans, chers collègues, vous faites le gros dos devant des réformes plus létales les unes que les autres. Vous prétendez vomir l’évaluation des « compétences », tarte à la crème qui vise à dissimuler la baisse générale du niveau, mais vous cochez sagement les petites cases. En voie d’acquisition ! En voiture ! Vous contestez les programmes ineptes de Vallaud-Belkacem, mais vous les appliquez. Vous méprisez, dites-vous, les pédagogues qui ont envahi les centres de formation, mais vous vous pliez à leurs diktats, injonctions ou lubies. « Oui, not’ bon maître ! » Ne rien faire qui pourrait vous valoir un retard dans votre avancement ! Ne rien faire qui pourrait entraîner une modification désavantageuse de votre emploi du temps ! Ne rien faire qui impliquerait qu’il y a des profs meilleurs que d’autres — ce que nous savons tous, mais il est de bon ton de prétendre que nous sommes tous égaux, tous collègues. Utinam magistri unam cervicem haberent !

La rentrée qui s’annonce sera probablement, quel que soit aujourd’hui l’optimisme de façade du ministère, aussi catastrophique que le dernier trimestre de l’année achevée. Pas de cours ! Pas d’élèves ! Pas de risques ! Pas d’obligation de service ! Précautions ! Trouillomètre à zéro ! Le niveau est nul, descendons-le encore ! Des centaines de milliers d’enfants ont très mal digéré ces cinq mois sans classe. Quelle importance ? De toute façon ils travailleront pour Uber, ou dans les abattoirs du néo-libéralisme…

Mes chers collègues, chaque jour vous assassinerez ainsi des milliers de « Bébert » — tous ceux qui appartiennent à ces couches populaires que vous dites défendre mais pour lesquelles vous ne faites rien. L’ascenseur social a toujours été un fantasme, mais il y avait l’escalier. No more ! Désormais, quand on est né dans la rue, on y reste, et le système scolaire ne peut plus rien pour vous. Et quand bien même vous seriez enfant des classes intermédiaires, vous serez invinciblement entraîné vers le bas, toujours plus bas.
Oh, je sais bien que nombre de mes collègues et nombre de mes amis font de leur mieux, se battent dans leur coin, en douce, et tentent de faire passer encore des bribes de savoir. Mais leur combat, comme le mien, est un combat d’arrière-garde. Le gros des bataillons, tous ces maîtres formés par des pédagogues convaincus de leur pertinence parce qu’ils se sont co-recrutés sur la foi de leur médiocrité et de leur malfaisance, et de leur infinie capacité à lécher les panards de leurs maîtres, se contente de gérer les présents, sans trop oser leur demander de faire silence ou même d’apporter un stylo. Ils admettent les remarques sexistes, racistes, anti-laïques — au nom de la liberté d’expression prônée par la réforme Jospin, et que ces mômes décérébrés contestent dès qu’elle n’est pas leur liberté de proférer des énormités. La tolérance, il y a une maison pour ça, et c’est l’Ecole.

Le Covid est la cerise sur le gâteau. Sous prétexte sanitaire, les profs vont se suicider, en se laissant entraîner à enseigner à distance. À terme, on les supprimera, et on supprimera les établissements, du Secondaire et du Supérieur, parce que des robots feront très bien ce travail à leur place — ou des boîtes privées comme il en existe déjà. Un écran, un enseignant — et des millions d’élèves. Et ceux qui paieront la note la plus salée seront encore une fois les étudiants les plus pauvres, ceux qui avaient le plus besoin d’un référent humain face à eux. Ah oui, mais moi j’ai une bonne excuse pour ne pas être là. Encore bravo.

Dans trois mois, je m’en vais. Je laisse derrière moi un système éducatif exsangue, mais qui semble convenir à la plupart des profs. Et vous voudriez que je ne sois pas en colère ? Vous avez cassé l’Ecole — celle même qui vous a formés. Vous pensez à vos minuscules avantages, à votre petite santé, et à inscrire vos enfants dans les bons établissements. Vous assassinez dix, vingt, cent Bébert chaque jour, grâce à des méthodes pédagogiques adéquates. Et pour le reste…

Jean-Paul Brighelli

PS. Je sais bien qu’en dehors de ceux qui me haïssent déjà, les autres rangeront cette chronique dans la catégorie « coups de gueule ». Ils auront tort. Je suis désespéré. Et je ne porte pas de masque, parce que ma sécurité ne m’importe guère. Quant à la vôtre, « Utinam… » — vous connaissez la suite. Pour un peu, je me souhaiterais malade, et vraiment contagieux — et vous emporter tous au banquet d’Odin.

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