Je sors d’une splendide expo sise au Petit Palais sur « les Bas-fonds du baroque — la Rome du vice et de la misère ». Soixante-dix tableaux d’artistes présents à Rome entre 1600 et 1650, au plus fort de l’esthétique caravagesque — mais pas seulement : des Français venus se frotter aux grands modèles, et qui menèrent là une vie de débauche désargentée (Simon Vouet, Claude Lorrain, Valentin de Boulogne), des Italiens bien sûr, comme Bartolomeo Manfredi, ou des Flamands et des Espagnols de passage, tels Van Laer ou Ribera. Comme dit fort bien le texte de présentation de l’expo, « non plus la Rome du Beau idéal, mais celle d’après nature ». On y apprend en particulier (enfin, moi j’y ai appris — mais mon ignorance est insondable) l’existence de confréries de francs buveurs et noceurs — les Bentvueghels — dont les fêtes, pour ce qui en est représenté, ne devaient pas être tristes. Les confréries bachiques sont légion, et il est significatif que les peintres baroques présentés ici (souvent ces Bamboccianti, les bambocheurs, dont Van Laer était le plus digne représentant) optent pour Dionysos contre Apollon. Le dieu du Cosmos (contre Dionysos, dieu du Chaos) triomphera surtout dans la deuxième moitié du siècle. Poussin — présent à Rome à la même époque, mais qui n’a voulu y voir que l’ordre antique et les canons officiels du Beau — postule Apollon au centre de sa célèbre Inspiration du poète, que Lagarde & Michard mirent en couverture de leur XVIIème siècle, choisissant d’occulter tout le baroque, ou presque. Comme dit le Poète, la lumière « suppose d’ombre une morne moitié ». L’exposition du Petit Palais, c’est la part nocturne du « Grand siècle » — et l’on sort de là en se demandant si l’abus idéologique de soleil, à partir de 1661, n’est pas une escroquerie : musiciens fauchés, buveurs illustres, tricheurs, malandrins (maintes toiles sont consacrées aux sanglants bandits romains), prostituées souvent mineures et gitons dénudés, mages et cartomanciennes, c’est l’envers de l’aristocratie. L’Europe d’en bas. Les gens de peu. Voir le Mendiant de Ribera, que le peintre exploitera plus tard pour en tirer son Archimède, passant du réalisme à l’Idée, ou plutôt montrant que l’idéal est empreint de misère.
Œuvre emblématique, le tableau d’Anton Goubau, Artistes qui dessinent d’après l’antique et artistes à la taverne, met en scène cette opposition d’Apollon (et des Muses très comme il faut) et de Dionysos et des épaves vautrées dans la vinasse, dans un décor soigneusement antique… Humour du peintre réaliste qui sait ce qu’on lui demande (de l’Idéal ! De l’Idéal !) mais qui y glisse un fragment de sa vie réelle. Idem pour Le Lorrain, dont on connaît les couchers de soleil splendides sur marines de convention, mais dont on ignore la Vue de Rome avec la Trinité-des-Monts (l’église archi-célèbre au dessus de la Piazza di Spagna, sur les escaliers de laquelle posent tous les touristes en goguette) — avec au premier plan en bas à droite, une scène de prostitution où la maquerelle vend au client des gamines pas même nubiles. Dans le même genre, le Paysage de ruines avec scène pastorale — en fait, le berger pisse contre un monument romain antique — de Cornelis van Poelenburgh.
C’était à l’époque où Ferrante Pallavicino publiait la Rhétorique des putains — ce qui lui valut, en 1644, à 29 ans, après 56 jours de torture, d’être décapité à Avignon sur ordre du pape : les bas-fonds sont aussi une prise de risque.
L’orgie vineuse de Dionysos est souvent un prétexte pour exposer de l’éphèbe très dénudé : voir le Jeune Bacchus du Pseudo-Salini. Voir surtout le Jeune homme nu sur un lit avec un chat (si ! Il a osé !) de Giovanni Lanfranco. C’est autrement plus beau, dans le genre hormosessuel, comme disait Zazie, que les chromos dérisoires de Pierre et Gilles.
Un artiste somme toute classique comme Simon Vouet est tout aussi capable de représenter un Jeune homme aux figues, qui fait la figue de la main droite — geste obscène s’il en est — tout en tenant deux figues (que tient-il donc, en fait ?) de la gauche.
Tout cela pour dire…

Gorki avait écrit les Bas-fonds — et j’ai souvenir d’une belle mise en scène, en 1972 (je venais d’arriver à Paris) de Robert Hossein où je découvris jacques Weber. Je vis plus tard le film de Renoir (1936), plus tard encore celui de Kurosawa (1957 — et Toshiro Mifune, déjà). Le peuple d’en bas surgissait en littérature et au cinéma — comme les mots du bas-ventre avaient jailli sous Rabelais, faisant la figue, pour quelques siècles, au vocabulaire poli et policé de la « belle » littérature : les livres aussi sont partagés entre Apollon et Dionysos.
Mais de ce peuple-là, que reste-t-il aujourd’hui ? Les magazines nous proposent tous des images sur papier glacé, les photographes ne s’intéressent plus à l’envers du décor (alors qu’en 1929-1934, Dorothea Lange, entre autres, avait su fixer sur son reflex les images de la Grande dépression), et les politiques préfèrent ignorer qu’il y a un autre peuple que celui des bobos.
Ah, mais j’oubliais, on a réduit depuis peu la « fracture sociale »… On l’a tellement réduite que la plèbe s’est inventé des amours tumultueuses (et tueuses est bien le terme) avec Jean-Marie l’ineffable, à la grande consternation des bien-pensants. Et on le lui reproche ! Peut-être devrait-on s’intéresser à la France d’en bas — encore faudrait-il qu’il y ait encore en France des artistes, et des politiques dignes de ce nom. Mais ce n’est pas en interdisant d’image les réprouvés, les chômeurs, les ivrognes, les putes d’occasion et de fins de mois, qu’on les effacera du paysage. J’ai même dans l’idée qu’à force d’être ignorée, la marge reviendra un jour en pleine page.

Jean-Paul Brighelli

PS. Le catalogue est parfait, d’érudition et de reproduction.

39 commentaires

  1. Comment cela on ne s’intéresse plus à la misère sociale et morale de notre siècle ? On force les mannequins anorexiques à défiler sur des podiums entourées par des flashs violents qui dénudent de leurs atours leurs maigres apprêts !

  2. … la mode ce monde cru où tout est bon pour ranimer les sens éteints de vicieux dont le retour d’âge se fait cruellement sentir malgré leurs portefeuilles bien garnis !

  3. La prostitution est partout … c’est pourquoi on ne veut plus la voir nulle part ! C’est la ligue de vertu qui triomphe dans les assemblées nationales légiférantes.

  4. Le palais de Versailles à l’époque de Louis XIV sentait la pisse car ce n’était qu’un décor pour y mettre en scène la royauté ; on y avait juste oublié d’y installer des commodités … je suppose que le Vatican sentait aussi l’urine des monsignore à l’époque du Caravage !

    La différence entre l’époque bourgeoise moderne et l’époque classique vient essentiellement de ce que la bourgeoisie a un plus grand souci du confort et qu’elle éloigne de sa vue les miséreux et les impedimenta de la vie !

    Mais bon ! la merde, la sueur et le sperme ne sont jamais si loin qu’on le croit … comme dirait Mme Liliane Bettencourt : J’ai fait ma fortune avec les mauvaises odeurs des autres !

  5. A la mort du duc de Saint-Simon en 1755 tous ses papiers ont été saisis par ordre du roi ; sans cela on n’aurait pas su au milieu de quelles ordures la Cour du Roi Soleil promenait sa magnificence ; voir le tableau du maréchal duc de Vendôme recevant dans les camps militaires les visites sur sa chaise percée …

    Il a fallu attendre un demi-siècle pour que Stendhal puisse se régaler avec tous ces petits faits vrais loin de la chronique magnifique du règne ! Les historiens officiels de cette époque étaient-ils moins mensongers que ceux de la nôtre ? Je ne le crois pas. On attaque Voici et Gala en justice mais bon ! ces journaux sont plutôt modérés dans leurs épanchements.

  6. Tiens je peux vous raconter une histoire personnelle : j’ai vécu à l’hôpital de Garches au pavillon Netter à la fin des années 70 ; rien n’avait changé depuis l’ouverture vers 1930, grande chambre commune avec les lits séparés par des rideaux et cafards qui couraient dans les cuisines … et c’était un service de médecine de pointe ! les canons de l’hygiène n’avaient pas beaucoup évolué depuis le 19ème siècle !

    Je crois que la proximité avec les bas-fonds ne choquait personne ! Aujourd’hui les gens ont l’odorat beaucoup plus développé … et une délicatesse de sentiment exquise !

  7. Les humanités classiques ont occulté le baroque dans l’enseignement. Tout au plus présente-t-on la carte du Tendre comme un exemple de littérature mineure. C’est bien plus tard que j’ai découvert la richesse de la poésie baroque française. Et c’est grâce à un opéra de Campra, écrit dans une langue admirable, que j’ai compris qu’il fallait lire Racine comme un grand poète baroque. Racine ou le peintre des bas-fonds de l’âme humaine.
    Sans oublier Corneille dont je ne sais plus quel critique a écrit cette imbécillité, savoir que Corneille décrit les hommes tels qu’il devraient être. Pourtant il suffit de lire Polyeucte pour comprendre combien Corneille se moque du fanatisme. Sans oublier ces pantins minables que sont Rodrigue et Horace.

  8. La Bruyère, mon cher Rudolf. Les « classiques » s’appropriaient et étiquetaient — comme les autres. L’embêtant, c’est que la critique scolaro-universitaire est sortie de là. Le baroque littéraire en France a repris droit de cité dans le courant des années 70, et en musique grâce à William Christie.
    Quant à Rodrigue, c’est encore autre chose — un héros jeune, turbulent, à l’image de la jeunesse qui venait l’écouter : il faut toujours prendre en compte l’âge moyen des spectateurs d’une pièce, et ceux de Corneille (comme ceux de Hugo en 1830) avaient entre >20 et 25 ans — il y a eu une sorte de baby-boom dans les vingt-trente premières années du XVIIème.

    •  » il y a eu une sorte de baby-boom dans les vingt-trente premières années du XVIIème »

      Explication : les innombrables bâtards de Henri IV qui a beaucoup pratiqué la poule au pot.

  9. Et pour Racine, je te suis tout à fait. Mais combien de sinistres connards font encore de Phèdre une pièce « classique »…

  10. Rome n’a pas attendu le XVIIe siècle pour pencher du côté de Dionysos et soigner sa réputation de Babylone du vice. Je me le disais ce matin en m’émerveillant devant les belles mosaïques du Casale.
    http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/e/e0/
    Quant à cantonner Racine ds la catégorie des classiques, gnaf,gnaf!..Je me demande comment les critiques coincés pouvaient expliquer le récit de Théramène selon les règles classiques. De toute façon, ces règles ont été écrites après coup et Corneille et Racine s’en moquaient en fait!..Et réduire le XVIIe siècle au classicisme, c’est ne pas y avoir compris grand-chose. Rodrigue n’est pas un pantin, je m’insurge, ni un minable. Je l’adore et il est terriblement baroque dans son récit du combat contre les Maures. Dans un récit encore. C’est pourquoi, il est malin de rapprocher ces récits des tragédies dites classiques des divertissements des tragédies lyriques de la même époque. Bon, je vous laisse, le pays de Montalbano m’appelle. Baci a tutti gli asini…

    • Les contenus seront mous mais peu abondants.

      Une petite cagade, donc.

      La situation est désespérée mais pas pré-révolutionnaire (regardez vos khollègues). Faudra vous y faire…

  11. J’ai vu, pour les programmes.
    Article à venir dans la journée (ou demain ? Moi, je fournis mais je ne sais pas quand ils le mettent en ligne) sur LePoint.fr. À propos particulièrement des programmes d’Histoire, que je vous recommande.

  12. Le modèle du salace « Jeune homme aux figues » est d’une ressemblance assez frappante avec le Bacchus de Velasquez (« El Triunfo de Baco o Los Borrachos »). Personnage surprenant, à la fois presque désincarné (d’une blancheur d’éphèbe, contrastant avec le visage buriné des deux ivrognes à sa gauche) et exhibant le nombril replet, presque vulgaire, d’un amoureux de la bonne chère. Le demi-dieu, dans le fond, est un petit gars bien de chez nous. Vivant, quoi.

  13. … et plus je les regarde, plus je suis convaincu qu’il doit s’agir du même bonhomme. Velasquez est allé deux fois en Italie, et visiblement, il n’aura pas peint que des hommes d’église…

  14. Jean-Paul,
    salut à toi!
    Il est regrettable que beaucoup de tes billets du Point soient en version abonné.
    Pour les collègues de collège: on critique, on fait des têtes d’enterrement, on conspue la réforme annoncée mais…on planifie déjà sa mise en place. Allez comprendre.
    Le prof reste un boeuf sous le joug: il avancera coûte que coûte, supportant avec un masochisme avoué le poids lourd que les technocrates pervers accumulent sur la charrue.

  15. Et les Sciences?!! Comme disait notre sirénien favori, petite cagade mais cagade quand même.
    L’on amusera des élèves forcément motivés de moultes farces scientifiques afin qu’ils en tirent la substantifique moëlle de la connaissance; pour ce faire il conviendra de tenir pour vérité intangible que tous sont prêts à manger au même plat du travail groupique interdisciplinaire.
    Forts de cette motivation, les disciples ne tomberont point dans les travers du bavardage, de l’agitation, du désintérêt lié aux vieilles et délétères méthodes; bien au contraire, aiguillonnés par des guides bienveillants, ils parcourront avec un entrain joyeux les gais chemins de la connaissance citoyenne.

  16. Allez, Sisyphe, spécial pour les fidèles de BA — ma chronique du Point réservée aux abonnées, il faut croire que je suis un bon cheval pour amener des lecteurs au journal…
    Les liens hypertexte ont sauté, mais bon, ce n’est pas très important.

    Le Conseil Supérieur de l’Education, malgré le vote négatif de tous les principaux syndicats d’enseignants, a donc approuvé vendredi 10 avril la réforme du collège que Najat Vallaud-Belkacem veut imposer dès 2016. Explication de texte d’un désastre annoncé.

    France 2, jamais en retard d’une information exclusive, nous a appris le 10 avril que le Kenya parle espagnol. Espagnol, vous êtes sûr ? C’est du moins ce que l’on semble croire au collège expérimental Clisthène, qui a servi de modèle à Najat Vallaud-Belkacem pour sa réforme du collège — un collège 0.0, dirait le dieu Informatique voué dorénavant à remplacer tous les autres, et particulièrement la vieille idole Humanités.

    L’interdisciplinarité comme si vous y étiez

    L’idée est lumineuse, comme tout ce qui vient de Najat Vallaud-Belkacem : si le collège est le maillon faible de l’enseignement français (où est le maillon fort ?), si les élèves français sont à la traîne des classements internationaux, c’est la faute à un enseignement trop « vertical » — du maître vers « l’apprenant », comme on dit dans la novlangue du ministère et des pédagogues institutionnels. Dorénavant, on apprendra horizontalement : dans une même classe mettez deux ou trois enseignants (par exemple Espagnol et Histoire-Géographie) qui détermineront avec les élèves un « sujet d’étude » motivant (la situation des fermes florales au Kenya, une priorité manifestement) et avec eux écriront un « tract » (cela vous a un parfum plus « gauche » que « lettre ») en espagnol à destination de fermiers qui parlent, au choix, anglais ou swahili. La devise du pays, « Harambee », signifie d’ailleurs en swahili « travaillons ensemble » : l’objectif même de cette réforme qui va certainement améliorer le niveau orthographique des élèves…
    Décryptage. Seuls deux syndicats d’enseignants ont voté la réforme, le SGEN, qui regroupe quelques idéologues idéalistes chrétiens de gauche, et le SE-UNSA, principalement un syndicat de chefs d’établissement, qui voit dans le nouveau monstre grenellien un moyen de donner plus de pouvoir à ces derniers. Mais qui surtout n’a de cesse, depuis trente ans, d’imposer une vision égalitariste : un seul corps de la Maternelle à l’Université, une seule formation (pédagogique bien plus que disciplinaire), et un collège conçu comme un Primaire supérieur. Descendons le niveau, si c’est encore possible.

    Disparition programmée de la culture

    La presse s’est largement fait l’écho de la quasi-disparition, dans le Collège Najat, de l’enseignement des humanités classiques, ravalées au rang d’amusement périphérique. Il y a des choses bien plus importantes à connaître — l’informatique que les adolescents connaissent de toute façon par ailleurs, ou la « laïcité aménagée », qui respecte les croyances de chacun — alors que la vraie laïcité n’en a justement rien à faire.
    On me dira : mais à quoi peuvent bien servir, dans le monde contemporain, le grec et le latin ? À lire dans le texte les pages roses du dictionnaire ?
    Qui ne comprend qu’un raisonnement purement utilitariste est forcément absurde ? Combien d’élèves se sont demandé à quoi servaient les maths ou la physique-chimie ? À comprendre le monde, voilà tout. À donner des armes pour aller plus loin — jusqu’au bout de ses talents et au plus haut de ses capacités. Mais le Collège Najat, dont la complémentaire est le Socle commun de Connaissances, vise à niveler par le bas. L’ambition est réservée à ceux qui sont bien nés.
    Comme le dit par ailleurs Marc Fumaroli, cette obsession égalitariste génère bien évidemment une « distinction » d’un nouveau genre. Ce n’est pas le latin qui est élitiste : c’est l’anglais — parce que n’y réussissent vraiment que celles et ceux dont les parents ont les moyens de les envoyer en vacances en Angleterre ou aux Etats-Unis — quand ils ne les inscrivent pas à l’année dans de coûteuses Public Schools où se pratique encore un entre-soi mondain (et où, par parenthèse, on enseigne toujours le latin). Partout ailleurs, l’anglais se résume à « kill the cops » ou « fuck the slut ». Deux jolis mots d’ordre — ou de désordre.
    Allons plus loin. Le latin et le grec sont les bases de notre civilisation, qui est essentiellement gréco-latine (son caractère judéo-chrétien n’en est que la traduction religieuse : la Bible n’a été connue qu’en latin, et l’Evangile de Jean est écrit en grec). En les rayant de la carte scolaire, on éradique la mémoire de l’Europe. À votre avis, quelle culture de substitution guette à la porte des cerveaux vides de nos enfants ?

    Qui a voté la réforme ?

    51 voix pour, 25 voix contre — et une abstention. C’est ce que disent les chiffres. Si l’on y regarde mieux, on s’aperçoit que la réforme du collège a été votée par les parents d’élèves de la FCPE, par les « syndicats » lycéens (UNL) et étudiants (UNEF), par les chefs d’établissement, et quelques obsédés des « nouvelles pratiques pédagogiques » — qui n’ont rien de nouveau puisqu’elles ont été mises en place depuis presque trente ans : leur application a très exactement généré le déclin du système éducatif français. Mais les idéologues ne prétendent-ils pas que si rien ne marche, c’est justement parce qu’on n’a pas assez déstructuré la relation maître-élève ? Trop de verticalité, vous dis-je. Trop de savoirs. François-Xavier Bellamy, interviewé récemment par une commission sénatoriale, rappelle tranquillement que l’IUFM qui était censé le former, quand il est devenu prof, lui a explicitement ordonné « Vous ne devez pas transmettre un savoir », toute transmission, explique-t-il, étant présentée comme « une violence, une brutalité exercée sur les élèves ». Cette injonction lui a inspiré les Déshérités ou l’urgence de transmettre (Plon, 2014), mais a déstructuré les cervelles encore fragiles de trois générations d’adolescents dont on commence à comprendre ce qu’ils mettent parfois dans leurs têtes pour combler le vide ingénieusement ménagé par l’institution. Nous ne serions pas les principaux fournisseurs du jihad moyen-oriental si nous nous étions encore préoccupés, comme nous le faisions depuis Jules Ferry, de nourrir les jeunes inintelligences.
    Retour au vote. Le SNES, le SNU.EP-FSU, le SNALC, FO, SUD, la CGT ont voté contre les projets du ministère. Résolument contre. Pas par idéologie, ni par intérêt corporatiste, mais par souci des élèves. Parce que l’apprentissage d’une seconde langue dès la Cinquième se fait sur le dos des disciplines désormais marginalisées. Parce que la disparition des classes bilangues, en Sixième, et des sections européennes, obéit à la fois à une logique comptable (qui ne comprend que toute économie faite à l’école se paie cash peu après ?) et à une idéologie égalitariste. Curieusement (quelle source ont-ils copiée ?) le Parisien et l’Obs écrivent l’un et l’autre que ces « dispositifs très recherchés par les familles aisées participent selon des chercheurs à la ségrégation au collège ». Des « éléments de langage » fournis complaisamment par le ministère ?

    Des politiques peu concernés

    À l’exception notable de François Bayrou, vent debout contre cette réforme (une décision « criminelle », « dégueulasse », « un déni d’égalité des chances », a-t-il fulminé sur Sud-Radio), la classe politique a été remarquablement muette. Un seul député UMP, Patrick Hetzel, ancien recteur et « homme de la maison » Education, a fustigé à l’Assemblée les principes qui inspirent ce collège double zéro : « Tous les experts, a-t-il lancé à la ministre, disent que l’interdisciplinarité est un objectif qui ne peut en aucun cas être atteint sans un préalable indispensable que vous semblez ignorer superbement : la maîtrise des fondamentaux disciplinaires ».
    Il en est de cette réforme comme de la refonte de l’Histoire dans les années 1970. Des cervelles creuses formées par les historiens de l’Ecole des Annales ont cru pouvoir importer dans les classes du Primaire et du Collège les principes de cet enseignement universitaire de haut niveau, oubliant que ce qui permettait aux chercheurs de s’intéresser à Montaillou, village occitan, c’était une connaissance très fine de la chronologie. Résultat, peu d’élèves aujourd’hui savent situer un événement dans l’Histoire de France. Et un peuple sans mémoire est tout prêt à être livré, pieds et points liés, aux appétits des uns et des autres. Le collège Najat participe de cette destruction programmée de l’Ecole que j’évoquais dès la Fabrique du crétin, en 2005. Dix ans plus tard, on prend les mêmes, et on enfonce le clou dans le cercueil.

    • Un syndicat de chefs d’établissement ? Tiens, tiens, je crois savoir lequel et ça me fait penser à quelqu’un, très précisément…

  17. Merci Jean-Paul pour cet article et, en particulier, pour l’info sur qui vote quoi; les rappels historiques sur ces dérives ne font pas de mal non plus!
    Gageons que le corps des inspecteurs doit, déjà, éprouver les prémices chatouillants d’un orgasme annoncé: ses séides pourront, enfin, se plonger officiellement dans le stupre de l’interdisciplinaire et la luxure juteuse de l’hypothético-déductif poussé à son paroxisme.
    Beaucoup moulinerons; j’ai envie de Jeanmouliner…

  18. Ainsi que l’écrivait Sisyphe, merci Jean-Paul pour cet article.

    Pour ma part, j’irais plus loin encore.

    A partir du moment où tout ou presque, au niveau de l’établissement, est décidé par le Conseil Pédagogique (donc le principal) et le Conseil Général-Départemental/Régional/cekonveumèkinèpasenseignant (et dont les représentants au sein des CA interviennent pour fustiger telle ou telle dépense, telle ou telle pédagogie — donc collègue –, et que le principal doit plus ou moins ménager pour avoir un établissement qui tourne plus ou moins correctement) qui distribue les crédits de fonctionnement aux établissements, en local, on se demandera pourquoi la gestion des professeurs serait faite de façon nationale. C’est d’ailleurs déjà le cas: nombre de personnes rêvent d’une gestion décentralisée des professeurs, surtout dans certains syndicats et Conseils G-D/R/autres…
    Ce texte, c’est le cheval de Troie appliqué d’un transfert des enseignants du secondaire quant à leur statut de fonctionnaire d’État à celui de fonctionnaire territorial, voire pire. Sauf que, apparemment, c’est tellement énorme que nul n’en parle.
    Je mets cet horizon à une décennie, quinze ans au plus, à voir parties les choses. O tempora! O mores!

  19. J’ai souri à votre conclusion
    « J’ai même dans l’idée qu’à force d’être ignorée, la marge reviendra un jour en pleine page. »
    A quelqu’un qui me traitait de « marginal » il y a une dizaine d’années, j’avais répondu qu’il suffisait de retourner la feuille pour que la page devienne la marge et la marge devienne… page

    Je suis donc un marginal ex-institi ex-chanteur ACI chercheur en philosophie, humanologie, physique etc…
    Je suis un découvreur en postmarxisme, un activiste aboltionniste #SMICenAfrique pro-humanocratie (des délégués révocables en 6 étages pour un gouvernement mondial révocable)
    J’ai plus de 1000 lecteurs par jour sur mes blogs
    ET LA FEUILLE SE RETOURNERA BIENTÔT

  20. Recrutons de bafas pour construire les bas fonds des soubassements intellectuels des élèves du 21ème siècle.

    On créera ensuite, parallèlement à la destruction du statut de fonctionnaire, une clause d’exclusion pour les professeurs dont « l’excédance disciplinaire » sera un motif d’insuffisance professionnelle et donc de licenciement pour excès de maîtrise (faute très grave !)

    Ça sera le travail exaltant de la droite si elle revient au pouvoir en 2017.

  21. Pourtant même si j’ai compris bien après le lycée combien Corneille était peu classique, j’ai compris, dès qu’on l’a étudié que Rodrigue est un personnage comique. Les Stances de Rodrique sont un magnifique poème qui montre Rodrigue sous un jour peu favorable. Si Racine aime ses personnages, aussi tragiques soient-ils, Corneille porte sur ses personnages un regard quelque peu sarcastique.

  22. Mais le classicisme est peut-être une invention d’historien de l’art, une façon d’aseptiser les auteurs. Et pas seulement en littérature.
    Ce qui fait la force de l’art, c’est encore la folie, mais c’est peut-être cette folie que les inventeurs du classicisme veulent occulter.
    Quand on dit que Haydn et Mozart sont classiques, on les aseptise. Il fallait être fou pour écrire Les Sept Dernières Paroles du Christ ou pour oser Don Giovanni.

  23. Je n’aime pas Mâm Najat comme dit Dugong, mais elle ne fait qu’entériner les décisions du conseil sup de l’éducation nommé par Vincent Peillon, lequel a eu en son temps le soutien clair et net du Snalc ( merci François ), celui de la Société des Agrégés ( merci Blanche ) et de bien d’autres. La Najat, elle vend ça, comme elle vendrait autre chose. Elle fait du marketing éducatif comme elle ferait du marketing informatique si on le lui demandait. Elle est ministre, c’est tout ce qui l’intéresse. Elle a la conscience d’un sac de patates. Je trouve les personnes qui sont vent debout contre cette réforme bien faux cul puisqu’elles ont soutenu le ministre précédent responsable de cette infamie.
    Et nos bons inspecteurs ? Que font nos bons inspecteurs ? Rien, de peur perdre leurs primes rondelettes. On pourrait imaginer un monde où les inspecteurs, garants théoriques d’une certaine culture, fassent front contre leur ministre ? Mais point. En général, ils se réveillent seulement quand ils sont à la retraite. Et là, ils y vont de leur bouquin pour dire le contraire de ce qu’ils ont prôné toute leur carrière durant. Elle leur a promis encore plus de fric, pour qu’ils la ferment ? Quand je pense qu’il y a d’anciens syndicalistes qui sont devenus inspecteurs… Je me demande comment ils arrivent à se regarder dans leur miroir le matin…
    Aux profs de collège d’organiser leur résistance au sein de chaque matière. En français, on peut toujours trouver des oeuvres littéraires qui entrent dans le cadre de ces thèmes complètement débiles. Rien n’empêche de faire de l’orthographe et de la grammaire, ni de faire rédiger les élèves. Il faut accepter de lutter à chaque inspection et de se résigner à ne jamais voir les bienfaits de la hors-classe. J’en sais quelque chose… Pour les autres matières, il semble plus difficile de résister en effet.
    Et puis combien de profs ont envie encore d’enseigner leur matière ? Quand je vois les projets à la con dans lesquels se jettent mes chers collègues…
    M’enfin! Ne larmoyons pas trop. On a l’interdisciplinarité qui va barbouiller les cervelles de nos petits, mais on a encore des routes. En Sicile, ils n’ont plus beaucoup de routes, enfin plus beaucoup qui fonctionnent. Quant aux écoles, elles s’écroulent en plein cours, alors pas tout-à-fait en Sicile, c’est vrai, dans les Pouilles. Mais bon, entre la peste et le choléra…

    • Le tableau de Cornelis_Van_Poelenburgh nous renvoie à quelques pédagogues urinant sur les ruines fumantes de l’école que nous avons tant aimée.
      Afin d’illustrer vos propos, j’invite chacun d’entre vous à regarder l’enregistrement video de l’audition de Laurent Lafforgue en date du 2 avril dernier du « CE Service public de l’éducation ». Il évoque clairement les actes de résistance nécessaires dont vous parlez.

      http://videos.senat.fr/video/videos/2015/video28031.html

      Son dépit (permanent) à l’égard de l’état actuel de l’école est certes contagieux mais il propose des pistes de secours (écoles privées hors contrat).

    • On peut comprendre que certains professeurs n’aient plus envie d’enseigner leur discipline et que les élèves n’en veulent pas. Lorsqu’on voit ce qu’est devenu, par exemple, l’enseignement des mathématiques, on comprend que certains n’aiment pas la bouillie qu’est devenue cette discipline austère comme disait avec raison Lautréamont. Jamais je ne serai devenu mathématicien avec un enseignement aussi peu intéressant. Il est vrai qu’on ne sait plus que « austère » peut rimer avec « jubilatoire » ; il suffit pourtant d’écouter Bach ou Mæssian.
      La réforme de NVB contribue au développement du droit à l’inculture, moins par erreur que par volonté. On comprend que les anciens de la pédagogie dite « scientifique » s’en réjouissent.

  24. Bonne analyse Sanseverina, en particulier sur les serveurs de soupe que sont les inspecteurs.
    Je rêve d’un jour où un gouvernement, quel qu’il soit, renverse la vapeur éducative et oblige ainsi ses séides à faire la louange de ce qu’ils honnissaient ; ce sera profondément jouissif.
    Comme vous le soulignez, la Résistance sera ardue: les moutons suivent la loi du troupeau, qui est celle du berger, fin de mois oblige.
    ILS sont pourris mais ILS ne sont pas cons: ILS voteront ce qu’il faut pour modifier les statuts des certifiés/agrégés afin de les mettre dans l’illégalité en cas de non-respect des programmes; reste à voir les conséquences pratiques.
    A titre personnel, il y a belle lurette que j’ai tiré un trait sur les avantages de carrières…

    • Ah les instrospecteurs !

      Selon des khollègues, il paraîtrait « qu’il y en a qui sont bien ».

      Je note quand même qu’il y a belle lurette qu’aucune immolation ni même démission chez ces marchands de soupe * n’a agrémenté nos journées. De vrais magiciens : ils semblent délayer leur poudre de perlimpinpin mais finalement vous servent un brouet infâme plein de grumeaux de compétences.

      Quant à leur résister… Voyez les innombrables qui se pressent déjà pour avoir du rab de leur déjà décidé rata.

      * on pourrait les rebaptiser « liebig brothers » ?

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