Les mots pour le dire

Comment formuler l’objet de son exécration ? Comment trouver le mot exact ? « Touche pas au grisbi, salope ! » Ah, ce « salope », quelle trouvaille ! Ah, comme Georges Lautner et Michel Audiard me manquent !
Brunetière, en 1898, trouve « intellectuels » et « intellectualisme » (1) pour désigner Zola et sa clique dreyfusarde : de la part d’un critique littéraire, professeur à l’ENS, et Académicien, c’était savoureux de réfuter en un mot l’intellect qui le faisait vivre. Pompidou, en mai 1968, trouve, pour résumer l’opinion de De Gaulle, le slogan (admirablement torché, ma foi) « La réforme, oui ; la chienlit, non » (2). La manifestation gaulliste du 30 mai 68 est sortie de cette formule.
Vincent Peillon, lui, c’est « conservatisme » (au pluriel, parfois) et « élitisme ». Deux gros mots, prononcés du bout des lèvres, avec cette moue insultante que le ministre affectionne : « « Le conservatisme et l’élitisme sont en train de s’organiser », lâche-t-il (3) au moment où les enseignants des classes préparatoires se battent à la fois pur préserver leurs salaires, leurs conditions de travail, et, à terme, le salaire et les conditions de travail de tous leurs collègues, du premier et du second degré. Car personne ne peut croire que l’attaque au missile sur ce confetti que représentent les Classes préparatoires aux Grandes Ecoles ne soit pas un tir d’essai avant ‘offensive générale sur les salaires. Les fonctionnaires, en France comme en Espagne ou en Grèce, sont une cible trop facile pour qu’on résiste à la tentation de l’éparpiller façon puzzle, comme disait Raoul dans les Tontons flingueurs.
Le truc, c’est d’associer « conservatisme » et « élitisme ». De faire croire qu’il y a un lien organique (puisque syntaxique) entre eux. Un peu comme si j’associais, pour caractériser Peillon, le PS et ceux qui s’en inspirent, « modernisme » et « médiocrité ».
Quoique…
« Conservatisme », ma foi, est pris en mauvaise part depuis si longtemps que j’aurais mauvaise grâce d’en défendre même l’idée. Encore que si c’est être conservateur, en matière scolaire, que de vouloir que chaque élève s’élève (justement…) au plus haut de ses capacités, oui, je suis conservateur, et tous les parents derrière moi. Mais « élitisme »… Dans un monde drogué aux classements sportifs et aux performances extrêmes, pourquoi cette critique de tout ce qui permet d’aller jusqu’au bout de soi-même — et un peu au-delà ? L’élitisme, n’est-ce pas, c’est cela, et rien d’autre. Le goût du travail mieux que bien fait, cette poursuite d’un apex scolaire qui friserait la perfection, la beauté à portée de main et d’esprit.
En répugnant ainsi à l’élitisme, Vincent Peillon s’engage sur une voie dangereuse — mais malheureusement conforme à la réalité, surtout celle de son ministère. Depuis trente ans (et un peu plus) que les pédagos les plus convaincus ont fait main basse sur l’Ecole de la République, nous assistons à l’orchestration de la médiocrité, de la pauvreté d’esprit, de l’impuissance érigée en principe. Jospin, en 1989, a fourni le cadre légal à cette exaltation de l’à-peu-près et du n’importe-quoi. Puis un réseau serré d’inspecteurs, de prophètes et de didacticiens fous a porté la bonne parole, via les IUFM, et, demain, via les ESPE version Peillon. On prend les mêmes et on enfonce le clou.
Evidemment, en fustigeant ainsi l’élitisme, on fait œuvre pie — et électorale. Les bons esprits sont, par définition, moins nombreux que les bras-cassés. Dire que l’élève doit construire lui-même ses propres savoirs (même l’adulte en est parfaitement incapable, alors, la petite bête brute qu’on appelle un enfant…), c’est inciter tous ceux qui ne pensent pas à exprimer très fort leurs opinions.
Et ils ne s’en privent pas, les bougres. Il suffit de fréquenter certains forums d’enseignants pour voir la bêtise s’étaler au nom de la liberté d’expression — autre principe formateur de cette même loi criminelle de juillet 89 : pour le bicentenaire des Droits de l’Homme, Jospin a sacralisé les droits immortels de la bêtise satisfaite (pléonasme, n’est-ce pas…), du poncif érigé en vertu, de l’horreur pédagogique institutionnelle. La liberté d’expression est le concept inventé par les insuffisants mentaux pour s’arroger le pouvoir — le pouvoir de dire, déjà, puis le pouvoir tout court, au nom de la « démocratie », qui se révèle désormais pour ce qu’elle était dès le départ : la perversion de la République (4). Un peu comme le christianisme, selon l’analyse de Nietzsche, est la religion des impuissants. Le succès de l’un et de l’autre ne prouve en rien leur légitimité, et on ne cesse d’être impotent, ou faible d’esprit, sous prétexte qu’on est plusieurs.
Masi c’est à eux que doit logiquement s’adresser un ministre qui cherche à rester populaire. En stigmatisant les profs de prépas, Vincent eillon a cherché à semer dans le cors enseignant des germes de division, d’autant plus facilement que dans ces temps de restrictions financières (cela fait quatre ans que l’on n’a pas revalorisé le point d’indice, cela fait quinze ans que Claude Allègre, le modèle de Peillon, a arbitrairement baissé de 17% la rémunération des heures sup), on joue sur du velours en désignant à la vindicte populaire ceux qui gagnent un peu mieux leur vie.
Je crois pourtant que cette tentative de division démagogique fera long feu. D’abord parce que les prépas sont le premier étage de la fusée — et que d’autres mesures suivront, et que l’on n’attrape pas les mouches avec de bonnes paroles. Les profs de ZEP, soi-disant bénéficiaires des allègements de revenus (20%, quand même) infligés à leurs collègues de CPGE, verront leur feuille de salaire augmentée de 8 euros (si !). Byzance !
J’ai enseigné 12 ans en ZEP. Je sais ce que cela signifie de tension nerveuse, de peur parfois, d’espoirs déçus, et de volonté de faire progresser des enfants arrivés en lambeaux que l’on doit recoller sans plus de moyens que les autres. Je sais aussi que la rémunération est à des années-lumière de ce qu’elle devrait être, et que ce n’est pas 8 euros qui achèteront la conscience malheureuse d’enseignants confinés dans des établissements-poubelles.
La « refondation » de l’Ecole, dont le ministre se gargarise tous les quatre matins, aurait dû — aurait pu — se concentrer sur les programmes et sur la redistribution intelligente des 64 milliards d’euros de budget de la rue de Grenelle. Mais d’intelligence, nous l’avons bien compris, il n’en est pas question. Ce n’est pas populaire, l’intelligence, surtout auprès de tous les imbéciles dont la caractéristique est justement de se croire intelligents, qu’ils soient ministres, membres du SGEN ou de l’UNSA, ou piliers de bistrots. Non, ce qui est populaire, c’est la mise au pilori des « élites ». En brisant les prépas aujourd’hui, les Grandes écoles demain (5), Peillon suggère fortement aux élites d’aller se faire voir ailleurs — par exemple à Londres où Paris-Dauphine vient d’installer une antenne payante (6). Ou faut-il désormais écrire « peillante », tant les décisions du ministre ont pour effet immédiat (l’a-t-il pensé seulement ?) de libéraliser encore un peu plus un système auquel la Droite n’avait pas vraiment touché ? Détruire dans l’Ecole ce qui marche le mieux, ne plus donner de but aux élèves qui, au collège et au lycée, se décarcassent, et aux profs qui les forment, contre vents, marées, sinistres et ministres, c’est inciter à multiplier les structures privées, que seuls pourront s’offrir ceux qui déjà se les offrent. Peillon, c’est Bourdieu réhabilité, les héritiers au pouvoir, la reproduction bien en place. Tout ça en prétendant faire le contraire — mais le contraire, justement, ce sont les prépas, et ceux qui les alimentent, de l’école primaire au lycée.
Alors oui, si le « conservatisme » et « l’élitisme » consistent à croire encore que l’on n’a pas besoin d’avoir une cuiller en argent dans la bouche pour accéder aux formations les meilleures et aux emplois rémunérateurs, oui, je suis conservateur et élitiste — et les autres sont des crapules.

Jean-Paul Brighelli

(1) Voir l’analyse de la pensée de Brunetière sur

(2) http://www.ina.fr/video/I09167762

(3) http://tempsreel.nouvelobs.com/education/20131118.OBS5909/reformer-le-metier-de-prof-peillon-n-a-pas-la-main-qui-tremble.html

(4) Voir Montesquieu, qui dans l’Esprit des lois (Livre III) prévoyait déjà les délires de la « majorité » devenue tyran dans un système sans « vertu ». Et au Livre IV, chapitre V, lire l’admirable analyse des principes de l’éducation d’un gouvernement républicain.

(5) C’est une obsession constante chez Peillon : voir http://www.espoir-a-gauche.fr/vincent-peillon-dans-liberation-il-faut-supprimer-les-grandes-ecoles/delia-CMS/page/article_id-1044/mode-/topic_id-7/

21 commentaires

  1. Je ne sais pas si on détruira les Grandes Ecoles. Dans les conditions actuelles, ce serait suicidaire. Mais on les offrira en pâture pour conserver le bourbier actuel.
    L’obscurantisme, c’est le refus de la diffusion du savoir pour mieux tenir le peuple dans la servitude. Et sur ce plan les pédagos qui veulent protéger les enfants du peuple du savoir et ceux qui veulent se servir du savoir à l’usage exclusif de leurs intérêts sont beaucoup plus proches qu’on le dit.
    Il vaut mieux que le peuple ne soit pas trop savant pour qu’il accepte de se bourrer des divers i-trucs qu’on lui vend et qu’il s’empresse d’acheter.

  2. Je propose une loi générale qui pénalise les meilleurs, ceux qui prennent leur pied dans l’effort – surtout intellectuel.
    1500 euros d’amende à la première contravention suivi d’un stage de rééducation pour les relaps. Signé Evêque Cauchon prime minister de la foi socialiste.

    – C’est vrai quoi tous ces bouffons qui veulent nous foutre la honte tellement qu’ils sont meilleurs qui disent ! on va leur niquer la race … (intervention de Toto du dernier rang de la classe là où c’est le mieux chauffé).

  3. Ah, quand même Professeur Brighelli ! Tout le monde est tellement silencieux devant le roi Peillon …
    Jusqu’à quel point les profs vont accepter de se faire plumer ?

  4. En regardant votre oeuvre d’art, il semble que ce soit post-révolutionnaire, vu que la guillotine semble être déjà passée par là.
    Les nouvelles plus précises que je viens d’avoir sur ce qui se mijote dans la cocotte de Peillon sont gratin, gratin.
    Ce n’est pas possible que les chers collègues se couchent devant ça !

    • Ils se couchent déjà devant la Sainte Introspection alors qu’ils devraient les passer systématiquement au goudron et aux plumes.

      En vérité, je vous le dis, ils aiment tellement se faire plumer qu’ils paieront pour pouvoir continuer à caqueter.

  5. « Le conservatisme et l’élitisme sont en train de s’organiser » glapit not’ minisse.

    Le confusionnisme et l’illettrisme, eux, n’ont pas besoin de s’organiser. Il suffit de les favoriser. Il s’y emploie.

    • Extrait de l’article : « Imaginez en coupe 3D, un long tuyau dont le milieu serait resserré et parcouru par un courant d’air soufflant de gauche à droite. Où est-ce que l’air circule le plus rapidement ? Là où le tuyau est resserré ou dans les parties plus larges ? Intuitivement, on pense que les parties larges sont celles où la vitesse de l’air est supérieure, mais il suffit d’utiliser la manette qui retranscrit l’ »effort » physique dans la main pour réaliser qu’en fait, non… »

      Pas besoin de manette : un cerveau en état de marche suffit.

  6. Oui, mais vous Frère Dugong, vous êtes bientôt hors de la Sainte Eglise et pouvez en rire. Ce n’est pas le cas de tout le monde et je trouve fort déplaisant de dépendre de mes cons de collègues qui tendent la joue gauche et la droite et tout le reste pour se faire fouetter.

    • Repas de labo récent où j’ai encore, par faiblesse d’âme, participepassé.

      Tous les jeunes collègues ne causent que de tâches complexes et autres gadgets pédagols..

      Grand moment de solitude.

  7. Étonnant. Le journal Le Monde semble ne pas partager votre point de vue. Samuel Laurent, qui a pondu l’article sur la question, est très clairement du côté de Peillon mais semble aveugle sur son propre engagement. Sur son compte Twitter, il a évoqué les « privilèges établis » des profs’ de prépas’. De « privilèges », on glisse facilement à « abus », et les « abus » doivent être éliminés. Les privilèges établis que constituent les 18 millions que reçoit Le Monde semblent lui échapper. Mais pas les caractéristiques d’un métier dont il est patent qu’il ignore tout. Une grande conception de la démocratie se lit clairement derrière ses prises de position qu’il assène comme des articles classiques. Et il se définit lui-même ironiquement comme un « appeau à trolls ». On n’a pas le cul sorti des ronces.

  8. T’inquiète!! Peillon balance déjà la semoule: je viens de lire ses premières mesures.
    Pour le Collège, encore une « refonte » des progs; on se demande ce qu’ils vont pouvoir fondre: dans la soupe actuelle ne nagent que quelques vagues grumeaux…Encore un « aménagement » «  »pédago » » pour accompagner les élèves; création de 4000 postes pour la « mise en oeuvre » !
    Résumons: programmes encore plus squelettiques, enseignants spécialisés recrutés à Bac +5 – ça a coûté cher à la collectivité- destinés à faire de l’aide aux devoirs pour 60% de bambins non éduqués qui, de toute façon, n’ont rien à braire de nos valeurs.
    Encore 20 ans à tirer, sauf crabe. Ma prochaine inspection risque d’être the last…

    AH, je ris!!! Imaginons le PISA dans 10 ans…!!

    Vivent les profs, un beau métier, au fond!

  9. je viens de subir le courroux de l’inspection ! voilà, j’intéresse trop mes élèves ! je leur propose des séquences d’un niveau trop haut ! et peu importe que les parents soient heureux de mon enseignement, et peu importe que les élèves viennent avec plaisir à l’école, quelle que soit leur milieu familial … « vous êtes hors BO ! » c’est insupportable ! je subodore que le fait de ne pas connaitre les œuvres que je propose comme support aux élèves relève de l’inconnu pour la haute autorité de surveillance qu’est le bureau de l’IEN !!!!

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