Gallimard sort pour les fêtes un très joli coffret qui réunit cinq petits volumes — Poésie, Théâtre, Philosophie et Eloquence, Histoire, Romans — les « plus belles pages de la littérature grecque et latine » — c’est le titre.
Que j’en aie écrit la préface est anecdotique… Chapeau à Emmanuèle Blanc qui a patiemment rassemblé les textes, dans le souci d’offrir les plus belles fleurs (c’est tout le sens du mot anthologie) d’une littérature qui quinze siècles durant a dominé le monde occidental — et qui le domine encore, parce que nos racines, puisque le mot est à la mode, sont sans doute judéo-chrétiennes, mais avant tout grecques et latines. Nous comptons les années depuis la naissance du Christ, c’est entendu. Mais nous avons commencé à penser, à aimer et à parler un bon millénaire avant. Et notre civilisation gréco-romaine a même survécu au déferlement des barbares — comme elle survivra, quoi qu’on en dise, à l’arrivée de nouveaux barbares.
Gréco-latino-judéo-chrétiens. Et rien d’autre.

Comme dit communément ma crémière, et comme nous dirions au ministre de l’Education Nationale si nous en avions un, nani gigantum humeris insidentes — je n’ai pas besoin de traduire. Oui, nous sommes des nains sur les épaules des géants. Contrairement à ce que veut nous faire croire une Ecole d’où la notion même de transmission des savoirs est désormais caduque, et où l’on néglige les grands anciens pour nous faire croire que nous valons quelque chose.
Or, comme dirait Bourdieu, nous sommes des héritiers. Oh, je sais, on s’efforce depuis une quarantaine d’années de prendre le mot en mauvaise part. Comment ! Vous avez des livres anciens chez vous ? Mais vous ne seriez pas bourgeois, par hasard ? N’avez pas honte ?
Ce que je sais, c’est que les plus déshérités de mes élèves, depuis quarante ans, sont les plus demandeurs de cette culture millénaire — parce qu’ils savent bien qu’elle est l’une des clés majeures de l’entrée dans notre monde. Et que pour déshérité que soit leur collège, ils sont drôlement fiers qu’on leur enseigne la même chose qu’à Louis-Le-Grand — ou l’idée qu’ils se font d’un lycée bourgeois. Leur refuser l’accès aux littératures et aux langues de l’Antiquité, c’est les couvrir d’un mépris glacé — sous prétexte de bons sentiments. Et les confiner dans leur misère, dans leurs quartiers, dans leur ignorance. Il n’y a pire sot que celui qu’on a sciemment fabriqué, alors même qu’il avait de l’étoffe, de la mémoire, et de l’envie.
Cette anthologie titillera les souvenirs des « instruits », complètera l’éducation des demi-habiles, et donnera un vrai désir de savoir à tout le monde.

Mais pas seulement.
L’amateur de westerns que je suis évoque au tout début de la préface la geste héroïque des défenseurs d’Alamo — 300 trappeurs du Kentucky et soldats irréguliers du Texas contre l’armée de Santa Anna — qui fit sonner le Deguello pendant toute la nuit qui précéda l’assaut final. Je ne sais pas ce que Xerxès fit jouer avant d’accabler Léonidas et ses Spartiates sous les flèches, mais je sais que William B. Travis connaissait l’histoire grecque, et savait qu’un sacrifice au bon moment peut mener à la victoire finale : l’armée de Sam Houston défit les Mexicains le mois suivant à la bataille de San Jacinto, tout comme Thémistocle flanqua la pâtée à la flotte de Xerxès à Salamine.
Et David aussi connaissait le sacrifice de Léonidas — sans ça, il n’aurait pas peint sa fameuse toile, manifeste du néo-classicisme.

Mais qu’est-ce que cela peut faire à un ministre qui a décidé qu’il fallait priver les élèves de toute culture classique ?
Allons un peu plus loin. Sur la stèle qi commémorait le sacrifice des Spartiates, on fit graver
« Ὦ ξεῖν’, ἀγγέλλειν Λακεδαιμονίοις ὅτι τῇδε κείμεθα, τοῖς κείνων ῥήμασι πειθόμενοι »
que là non plus je n’ai pas besoin de traduire. Oui, ils étaient morts conformément aux lois de Sparte, et le passant répandrait au loin le bruit de leur exploit.
Mais qui se soucie aujourd’hui d’un modèle de sacrifice ? Qui sait encore que « mourir pour la patrie c’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie » — c’est dans le Chant des Girondins, qui servit d’hymne national après 1848, à une époque où les révolutionnaires avaient des Lettres et avaient lu Horace (dulce est et decorum pro patria mori). Sans doute en les privant de références espère-t-on que les enfants d’aujourd’hui ne se révolteront jamais, et laisseront en place les ministres qui nous gouvernent — enfin, qui font semblant.
C’est un joli cadeau pour les fêtes — pas cher de surcroit, 832 pages pour 35 €. Offrez-le à ceux qui veulent se souvenir, et à ceux qui provisoirement n’ont pas encore de mémoire — mais nous y remédierons bientôt.

Jean-Paul Brighelli

43 commentaires

  1. « A tous ceux qui, nourris de grec et de latin, sont morts de faim ! »
    Jules Vallès / épigraphe du 2ème tome du Bachelier
    krr krr krr…

    • Félicitations ! Vous m’ouvrez l’appétit … je m’en vais plumer un latiniste pour mon repas du midi.

      • Vivat, vivat, vivat, vivat, cent fois vivat
        Novus doctor, qui tam bene parlat
        Mille, mille annis et manget et bibat,
        Et seignet et tuat !

    • N’empêche qu’il connaissait à fond le latin au moins !
      Comment croyez-vous que l’on devient révolutionnaire ? En se nourrissant de mythes grecs et de vertus latines.

      • Je doute que l’on puisse en disputer.

        Je crains qu’il ne soit oiseux de tenter de réfuter une si forte sentence.

        Je suis sûr qu’à force de suer sur Ovide,on devient révolutionnaire.

  2. Les epsilons ça creuse sous la dent !

    Comment un géomètre peut-il encore manger à sa faim dans un monde aussi mal fichu que le nôtre – tout de guingois et branlant dans le manche !

    • Quand je pense à tous ces gens que l’impératif catégorique du mariage a fait mourir à petit feu, le cœur me faut !

    • Trop fort ce Lévy-Srauss! Réussir à obtenir un papier d’André Weil,pour donner l’illusion que les mathématiciens cautionnaient sa théorie!
      En voilà un qui savait soigner sa pub!
      Dans un genre aussi divertissant que l’article de l’AMS:
      http://web.science.mq.edu.au/~chris/groups/CHAP01%20Introduction%20to%20Groups.pdf
      avec notamment le « groupe du matelas » et « l’épouse hollandaise ».
      (On peut conjecturer que vous enseignez le maths;si c’est le cas,pourriez-vous expliquer aux gens que le mot dièdre en maths n’a pas exactement le même sens que dans la langue commune et qu’il faut faire le lien entre di-èdre et poly-èdre.)
      Le Maître vous invite à aller jusqu’au bout de votre désir (en quoi il confirme qu’il est pro-fesseur et non con-fesseur;attention,le site où il veut vous envoyer est vérolé;ne cliquez pas sur le lien:l’anti-virus se déchaînerait mais pourrait bien perdre la bataille.).

  3. « une Ecole d’où la notion même de transmission des savoirs est désormais caduque, »

    Vous l’avez fait exprès,pour vérifier si nous étions attentifs.

  4. Joie très grande devant ce recueil des texte de nos grands anciens!
    Belle graphie de la couverture…
    Quelle joie de voir se continuer le travail de J.P VERNANT et autres amoureux des « sources premières »!
    Littératures, philosophies, tragédies, sont filles de l’Arbre Grec (ses racines elles mêmes frôlant celles du texte Hébraïque que seuls les Grecs ont pu approcher et traduire… il y a longtemps…).
    Pour ce qui est des Grands Mythes, L. FERRY avait eu la bonne idée de les raconter il y a qq années en DVD et livres… F.BUSNEL a repris le flambeau , sur ARTE, en racontant ces merveilles (somptueuse icônographie) sur ARTE. (visibles en DVD).
    Je partage le sentiment que le western s’approche de cette sorte d’éternité, et que JOHN, (pour moi le plus TOUT), COOPER, DOUGLAS (centenaire aujourd’hui!!) ROBARDS, CLINT etc… portent le masque magnifique de ces grandes histoires vénérables.

  5. Ah, je ne suis pas sûre que Causeur vous ait transmis la photo de Brighella, les moustaches ont un faux air avec les vôtres mais ce qui est drôle, c’est que vous n’en avez pas, de moustaches ! Ce sont de très beaux masques de la Commedia dell’Arte, faits main et à Reggio Emilia. On devrait vous l’offrir, pour vous remercier de nous faire croire que nous tenons salon.
    Et merci aussi pour ce livre que j’ai acheté tout de suite. Je vois avec plaisir que certains sont des inconnus !

  6. « Que j’en aie écrit la préface est anecdotique…  »
    Non ,Maître,pas du tout.
    A moins qu’il ne faille prendre le mot « anecdote  » dans son sens premier: c’est inédit,inouï, inconnu du vulgaire.
    Et d’ailleurs,l’Histoire ne retient-elle pas l’anecdotique avant tout ?

  7. Savez-vous que les dieux de l’antiquité passaient leur temps à se faire la guerre souvent par humains interposés ?

    La motion Jupiter l’emporte sur la motion Vénus par 55 coups de foudre sur 53 coups de foudre amoureux !

  8. De grands querelleurs ces dieux de l’Olympe – chez eux la primaire durait une éternité …

  9. « Julien Dray veut «mettre son poing dans la face» du chef de cabinet de Le Foll » rapporte Le Figaro.
    Curieuse formule de la part d’un homme qui malgré toutes ses montres de luxe ne vit pas avec son temps. Un bolo comme vous et moi aurait dit: « je vais lui foutre mon poing dans la gueule », non ?… Ou j’en perds mon latin.
    C’est bien! La civilisation progresse à pas de géants nanisés.

  10. « Savez-vous que les dieux de l’antiquité passaient leur temps à se faire la guerre souvent par humains interposés ? »
    Pierre, pour l’instant nous ne sommes que très peu concernés par ces querelles divines sur leurs douillets nuages olympiens, mais cela pourrait changer dans le futur. Je viens de calculer avec Zeus que le premier voyage interstellaire aurait lieu en l’an 4597. C’est dire que nous ne sommes pas attendus et j’ajoute qu’il est bon qu’il en soit ainsi car je viens de calculer également que nous ne serons pas très bien accueillis, autant que vous le sachiez.

  11. Revenons aux humanités gréco-latines avant d’aller nous coucher. Nous devons laisser le soin du futur de la langue à ceux qui nous succèdent. Oublions le latin et le grec qui sont affaires de corneculs et de cabinets de curiosités !
    Tout ce que vous pouvez faire ou dire, vous autres adultes rassis à certains endroits et ramollis à d’autres, n’engage en aucun cas la jeunesse qui, pour se construire, a besoin de détruire vos monuments en ruine, quitte à en bâtir des neufs tout aussi en ruine avec les quelques moellons récupérés ici ou là, monuments qui seront d’ailleurs tout aussi fantasmés ! Uhuhu…

  12. Ali Juppé ne se contente pas seulement de soutenir les terroristes islamistes pour renverser Assad. Il soutient également le Dalaï Lama, un autre sage qui prie « amour dieu ». Le hic, c’est que la CIA et le Département d’État ont déclassifié les documents secrets qui confirment un encadrement militaire et soutien politique aux séparatistes tibétains, dans les pays voisins, mais également en Occident :

    « L’activité tibétaine de la CIA se compose d’une action politique, de propagande et d’activité paramilitaire. Le but du programme à ce stade est de maintenir vivant le concept politique d’un Tibet autonome au Tibet et parmi les nations étrangères, principalement en Inde, et de construire une capacité de résistance aux développements politiques possibles à l’intérieur de la Chine communiste. »

    Dans 60 ans, quand on ne sera plus de ce monde, les historiens du futur pourront lire des documents déclassifiés : les terroristes en Syrie sont soutenus par ….

    • Juppé au Tibet, guidé par l’Aphoriste à lunettes, il fallait oser.

      Dans ce concert en forme de charivari , y’a pas de loup mais plutôt yéti sous roche.

  13. Tant qu’à faire l’idiot service autant commencer tout de suite ; ils sont en Français les textes ?
    Parce qu’à mon époque, seuls les meilleurs accédaient au latin
    – pour le grec il fallait quitter le collège Pailleron ; le terme m’est resté, ca doit venir de mes profs de l' »époque, que j’écoutais aussi (et pas aux portes) en dehors des heures de cours ; pour un bâtiment en dur, du XIXème (pas la peine d’ajouter bourgeois, ca devient lourd à force) du centre ville (d’une ville ridiculement petite ce qui place la périphérie au coeur du centre) –
    vu que je me suis toujours retrouvé en queue de peloton des dix meilleurs de la classe (hormis quelque miraculeuses ou rares fois ou l’on met 5 longueurs d’avance aux meilleurs) je n’ai pas eu cette possibilité (le latin s’en porte mieux)

    J’ai vu que l’on parlait d’Alamo.
    On omet souvent sa version française (100 % garantie : bon pour la légende), avec la légion étrangère. Je sais que ça ne se marie pas toujours bien le couple (française,étrangère) ; là, si.
    Cameron (ça vaut largement Alamo) ; je pense que l’on peut raconter cela aux gosses (à partir d’un certain âge), sans qu’il y ai quoi que ce soit qui relève de l’embrigadement militariste ; avec vade mecum d’une commission pédagogique composée de la crème des meilleurs.

    Le pitch est simpliste :
    IIs se retranchent (le rapport de force est de l’ordre de 1 contre mille) et se battent jusqu’au bout.
    A tel point que les Mexicains, dégoutés, démoralisés, n’ayant plus le coeur à rien, perdant toute combativité ; proposent une reddition honorable aux derniers survivants.
    Ces derniers (des intransigeants) acceptèrent en posant une condition (des infréquentables, fortes têtes à moitié cinglés) :
    – qu’ils puissent soigner leurs camarades blessés et quitter les lieux avec leurs armes.
    Les Mexicains, visiblement sous emprise, acceptèrent tout.

    Évidemment une légende pareille ça se démonte aisément.

    • Le seul problème c’est que cela se passe sous le second empire.
      (ce que des perfides ne manqueront pas de souligner)

    • C’est bien pour ça que l’anniversaire de Camerone (avec un e !) est la grande fête de la Légion — le 30 avril.
      Dans ma version à moi, il restait un survivant, blessé de toutes parts, mais scrupuleusement soigné par les Mexicains.
      Mais il en restait 6, apparemment — sur 63, contre 8000.
      À noter que je n’ai rien contre la révolte mexicaine — voir ce splendide western qu’est Vera-Cruz.

      • camerone, oui.
        Je suis incapable de situer d’où vient ma version, de toutes façons ; à prendre avec des pincettes.

  14. D’avance, désolé de jouer les grincheux. J’aime bien lire ce blog et j’apprécie généralement les analyses de l’auteur. Néanmoins, lorsque que l’on écrit d’un ouvrage qu’on présente qu’il permettra aux demi-habiles de compléter leur éducation, on se doit quand même de ne pas montrer soi-même les lacunes de la sienne quelques lignes plus loin. Donc, malgré tout, petite leçon d’histoire de l’art : Léonidas aux Thermopyles est un tableau de 1814. David a soixante-cinq ans quand il le peint. Il est au sommet de sa gloire. L’Empire dont il a été le peintre officiel s’effondre mais David n’est pas encore un proscrit (il finira sa vie en exil à Bruxelles moins de dix ans plus tard). En tout cas, dans le vaste mouvement artistique européen qu’est le néo-classicisme, Léonidas aux Thermopyles est une oeuvre tardive et par conséquent, en aucun cas, un manifeste, à supposer que cette expression signifie quelque chose dans le contexte néo-classique. On pourrait éventuellement écrire que le Serment des Horaces représente en 1785 le triomphe du néo-classicisme. Mais même ce tableau ne peut être considérer comme un manifeste puisque le néo-classicisme s’impose progressivement dès les années 1760. En vérité, si David est bien le peintre néo-classique par excellence, il n’a jamais été un précurseur : son style s’est déployé dans un environnement propice avec lequel il n’était pas en rupture. Il n’avait donc aucune raison de lancer un quelconque « manifeste du néo-classicisme ». Les difficultés qu’il a pu connaître à ses débuts ne venaient pas d’une quelconque résistance à la nouvelle esthétique mais de la concurrence d’autres peintres, pour certains mieux doués que lui : David était assez besogneux et n’a jamais pu compter sur la merveilleuse facilité d’un Ingres par exemple.

    • Certes — je ne vois pas très bien où j’avais erré. En soi, vous avez raison — même si la Mort de Sénèque, c’est du néo-classicisme précoce. Mais dans la postérité, le maître du néo-classicisme, c’est quand même David — justement parce qu’il a été chargé de toutes sortes de fonctions officielles par l’Empire, et que nombre des gens que l’Académie lui a préférés dans les années 1770 ont disparu corps et biens de la mémoire globale — ne serait-ce que parce que David s’est soigneusement arrangé pour faire disparaître les Académies, et pour signer sa légende.
      Au passage, Léonidas aux Thermopyles avait été commencé en 1800… Le thème a donc irrigué tout l’Empire — d’où monn usage du thème dans ma chronique et dans la préface du recueil susdit.
      Et ce statut a été paradoxalement consacré par les persécutions dont il a été victime sous la Restauration. Je me rappelle ma surprise en découvrant à Bruxelles son Marat, qu’il a dû emporter sous son bras en s’exilant. Et les représailles des royalistes, qui ont rayé son nom des registres de l’Académie, ont bien évidemment contribué de façon posthume à sa gloire.
      Quant aux « demi-habiles », c’est juste une référence sans conséquence — je me range moi-même dans cette catégorie sur la plupart des sujets que je traite.

      • Je vous reconnais bien dans votre réponse : pas du genre à lâcher le morceau facilement. Nous sommes d’accord : David est aujourd’hui le maître par excellence du néo-classicisme mais en France seulement. Néanmoins, ce n’est en rien un précurseur et, contrairement à ce que vous affirmez, la Mort de Socrate n’est pas un tableau précoce dans l’histoire du néo-classicisme. Je ne suis un spécialiste ni de David, ni du néoclassicisme, juste un amateur – au sens un peu désuet du terme peut-être : tout à l’heure, j’ai réagi sans vérifier l’exactitude de ma chronologie. Mais je viens de faire la recherche nécessaire. Comme je le pensais David est né en 1748 (je croyais 1750, mais c’est un détail). Quand il commence à peindre, la réaction néo-classique au rococo initié par Mengs par exemple est déjà vieille de près de quinze ans (c’est entre autres le fameux affrontement entre Mengs et Tiepolo à la cour d’Espagne : date à vérifier mais vers 1760 et, pour le coup, j’aime vraiment Tiepolo). Alors la Mort de Socrate (fin des années 1780 ?) n’est pas un tableau du premier néo-classicisme. Il correspond plutôt à l’apogée du mouvement. En France, les premiers peintres néo-classiques seraient plutôt Vien ou Vincent dès les années 1760-1770. En Europe, un bon exemple me paraît être Gavin Hamilton : allez donc voir sa mort de Lucrèce sur le site du Yale Center for British Art. On est dans les années 1760 : tout y est déjà de ce qui va constituer les recettes du néo-classicisme. Or Hamilton a au moins vingt-cinq ans de plus que David. Vous avez tout à fait raison de noter que David avait un certain goût du pouvoir, la rancune tenace et que cela l’a bien servi. Pour moi, pourtant je lui préférerai toujours son élève : Ingres. Il y a chez David une sorte de réalisme d’atelier qui fait souvent ressembler ses prétendus héros antiques aux modèles d’après lesquels ils ont été dessinés. On a la sensation de bourgeois du XIXe déguisés (c’est à mon avis particulièrement vrai de ses derniers tableaux). Et, pour moi, c’est comme si ses compositions ne parvenaient à basculer tout à fait dans le rêve, à construire à côté du nôtre un autre monde fait d’une autre étoffe. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre. Chez Ingres, au contraire, aucune difficulté : il saute à pieds joints dans cet autre monde, même ses portraits paraissent fantastiques. Il n’y a qu’à comparer ce qu’ils font respectivement du nu féminin. D’un côté cette Psyché de Cleveland et de l’autre la longue méditation ingresque sur l’odalisque qui s’achève avec le Bain turc. On a envie de dire : pauvre David.
        J’espère que vous n’avez pas mal pris ma pique sur les demi-habiles : personnellement, je serais déjà content de me compter dans cette catégorie – peut-être pas sur tous les sujets, mais sur la littérature antique, sans aucun doute.

        • Je crois que vous confondez la Mort de Socrate (https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Mort_de_Socrate_%28David%29), qui est l’œuvre d’un David tout à fait certain de ses possibilités (1787) et la Mort de Sénèque (https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Mort_de_S%C3%A9n%C3%A8que), qui remonte à 1773.
          Sinon, je suis en parfait accord avec vous. Vien a été l’un des maîtres du tout jeune David, quand Boucher s’est révélé trop malade. Mais bon, qu’en reste-t-il ? Il est mort presque centenaire en 1809, et son ancien élève lui mangeait sur la tête, comme on dit.
          Et j’aime beaucoup Ingres, qui était un grand obsédé emmitouflé dans sa fausse quiétude bourgeoise. L’expo de 2006 au Gand Palais était fort explicite. C’est un faux chaste.

          • C’est vrai. Je vous ai mal lu. Mais la mort de Sénèque n’est pas un tableau néo-classique du tout : on est plus près du Fragonard du sacrifice de Corrésus et Callirhoé que de la mort de Socrate : composition oblique, grandes colonnes et draperies de convention. A vrai dire, je ne pensais pas que vous pouviez évoquer ce tableau – d’où ma confusion – tant il est loin encore du néo-classicisme. Et de fait, cela confirme mon propos : David n’appartient pas au bataillon de tête du néo-classicisme à ce moment-là. De toute façon, c’est seulement à son retour de Rome qu’il donnera toute sa mesure.

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