db6dcb52-f379-11ea-b8ad-02fe89184577« Jeanne » a donc été interdite à Orsay : une robe bien coupée au décolleté trop profond, des seins trop omniprésents selon l’avis des vigiles, et vous voilà refoulée. Sans qu’on lui dise, comme elle l’a précisé dans un compte-rendu fort bien écrit (si les Vénus callimastes — à partir de μαστός, le sein — ont du style, où allons-nous ?) déposé très vite sur Twitter, ce qui était choquant : « Ça », disaient les sbires de la Vertu.« Jeanne » a donc été interdite à Orsay : une robe bien coupée au décolletté trop profond, des seins trop omniprésents selon l’avis des vigiles, et vous voilà refoulée. Sans qu’on lui dise, comme elle l’a précisé dans un compte-rendu fort bien écrit (si les Vénus callimastes — à partir de μαστός, le sein — ont du style, où allons-nous ?) déposé très vite sur Twitter, ce qui était choquant : « Ça », disaient les sbires de la Vertu.
Où commence l’indécence ? Nous sommes désormais fixés : au bonnet D. À C, « ça » se discute encore, A ou B sont acceptés : « Les femmes dos nu, en brassière ou en crop-top », cela passe sans problème tant qu’elles sont « toutes minces et avec très peu de seins ». Comme Jeanne l’a dit elle-même, « cachez ce sein que nous ne saurions voir » : si les indécentes (aux Enfers) s’approprient Molière, où allons-nous ?
La société privée à laquelle Orsay a délégué la gestion de la Vertu ne recrute manifestement pas des athlètes de l’intellect.
La direction du musée s’est d’ailleurs excusée devant le tollé. Peut-être Laurence des Cars, qui préside l’institution, et qui, lectrice attentive des œuvres de son grand-père Guy, a dû apprendre dans l’Impure (1946) ou dans l’Entremetteuse (1970) ce qu’est une femme de petite vertu, devrait-elle organiser, pour les personnels chargés de la sécurité et de la sauvegarde des visiteurs à moralité étroite, une visite guidée de son établissement. Leur expliquer qu’un musée qui s’enorgueillit (à juste titre) de posséder le Déjeuner sur l’herbe ou l’Olympia a des vues assez larges sur ce qu’est la provocation. Leur rappeler qu’en 2014 la plasticienne Deborah de Robertis est venue s’exposer, cuisses ouvertes, un jeudi de l’Ascension, juste en dessous de l’Origine du monde, sexe noir contre sexe roux.deborah-de-robertis Que l’on ne peut défendre une morale rigoriste quand on expose la Femme piquée par un serpent d’Auguste Clésinger Statue-Orsay-10— en fait la « présidente »Sabatier : Théophile Gautier, qui connaissait assez bien la jeune femme pour lui écrire d’Italie des lettres polissonnes dont elle faisait la lecture publique dans son salon, disait que c’était « le pur délire orgiaque, la Ménade échevelée qui se roule aux pieds de Bacchus, le père de liberté et de joie » et qu’un « puissant spasme de bonheur soulève par sa contraction l’opulente poitrine de la jeune femme, et en fait jaillir les seins étincelants ». Mazette ! Cela laisse assez loin, dans l’obscénité, le sillon d’ombre fort décent où se devinent les seins de Jeanne.
Cela ne dépasserait pas le stade de la bévue si l’événement ne venait après l’expulsion d’Agathe chez Leclerc ou celle de Marion chez Casino. À chaque fois des vigiles tatillons ont refoulé des jeunes femmes sous prétexte de tenues légères : que diable, tout le monde ne peut pas s’habiller en burka… Et « ça » s’ajoute à l’intervention de gendarmes sur une plage à Sainte-Marie-la-Mer, venus demander à des femmes qui bronzaient seins nus de remettre leur soutien-gorge, car leur nudité gênait une famille installée tout à côté sans doute pour mieux s’offusquer — elle fait des kilomètres, la plage de Sainte-Marie-la-Mer.

Tout cela participe d’une grande vague de puritanisme qui est en train de déferler sur notre pays. Chaque fois que cela est arrivé dans l’histoire, que ce soit dans la Florence de la fin du XVe siècle (avec l’épisode calamiteux de Savonarole) ou dans l’Angleterre des Stuarts, c’était en réaction à une décadence ressentie, une fin de monde, une peur subite d’être entraîné vers l’Enfer — et le canyon vertigineux entre les seins de Jeanne est sans doute la voie de la damnation. En ces temps d’épidémie, quelque chose doit se payer : notre licence supposée, notre indécence intellectuelle, l’abus de liberté — un concept familier à ceux qui préfèrent le carcan et le corset des règles à la démarche vaporeuse des créatures venues faire de la retape pour Satan ou Iblis.

Jeanne a dû visiter Orsay emmitouflée dans une veste qui cachait l’objet du délit. La dernière fois que j’ai vu exiger ce genre de camouflage, c’était dans un monastère des Météores, et dans la mosquée bleue d’Istanbul, où un pantalon, ostentation des vénus callipyges, doit être camouflé sous un tissu faisant jupe. On ne peut que répéter à ces sicaires de la vertu deux autres vers de Tartuffe : « Vous êtes donc bien tendre à la tentation / Et la chair sur vos sens fait forte impression ». L’obscénité est dans le regard du puritain, pas dans les courbes de Jeanne.

Jean-Paul Brighelli

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