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Nous avons au lycée Thiers une classe que j’affectionne particulièrement, la SPE-IEP. Nous y recrutons des Bacheliers méritants, mais peu susceptibles d’entrer directement en classes préparatoires standard. Alors nous les pré-sélectionnons selon leurs promesses virtuelles, nous les nourrissons de notre mieux, et nous les présentons à l’Heptaconcours qui ouvre sur les sept IEP de province.

Précisons que 50% de ces étudiants sont boursiers, et que 80% arrivent de lycées ex-ZEP marseillais ou équivalents. Autant dire que dans un tel environnement, c’est une classe majoritairement musulmane.

L’année dernière, malgré les difficultés nées du confinement et de consignes particulièrement idiotes tombées du Cabinet (faut-il vraiment mettre une majuscule ?) de Frédérique Vidal, 50% de ces élèves ont intégré l’une ou l’autre des Ecoles visées. Nous les préparons aussi au concours de Kedge Business School — où ils réussissent formidablement. Et comme ils ont des équivalences en fonction du travail accompli, les recalés font de très belles études en Université — l’une d’entre eux est aujourd’hui avocate, spécialiste du Droit fiscal, dans un grand cabinet international.

L’une des anciennes élèves de cette classe, aujourd’hui en Master 1, nous a envoyé un mail collectif — et je vous le transmets tel quel, après avoir juste gommé les noms propres, qui ne regardent personne — à commencer par le sien. Dois-je dire que toute personne qui douterait de l’authenticité de ce message serait juste un pourri, un va-de-la-gueule, un connard de première ? Bref, un crétin.

Nous faisons de la discrimination positive bien comprise. Ces étudiants passent le même concours que les autres — avec l’avantage d’avoir été nourris de tout ce qu’on leur a refusé pendant leurs années de collège et de lycée. Et ils réussissent mieux que les autres — parce qu’ils ont été élevés au plus haut de leurs capacités.

J’entends d’ici certains collègues et certains syndicats se plaindre que ces élèves vivent sur un budget qui aurait dû être distribué entre tous les établissements — au nom d’un égalitarisme qui tue dans l’œuf les possibilités de chacun. Mais en l’espèce, j’emmerde cet égalitarisme qui n’est pas la vraie égalité.

Jean-Paul Brighelli

 

« J’envoie ce mail à tous mes professeurs de prépa, que je n’ai toujours pas oubliés après 3 ans d’études sup, et que je n’oublierai probablement pas.

 

« Mon père est professeur des écoles. Il détient une maîtrise d’Histoire. Il aime se définir, selon ses mots, comme un « hussard de la République ». J’ai grandi, avec mes sœurs, sous un toit où les valeurs de la liberté et de la laïcité étaient très très fortes. Je ne sais pas si le fait d’être née dans une famille très athée a joué dans cette éducation, mais ce qui est sûr, c’est que ces principes-là étaient aussi forts que n’importe quel autre principe de la vie quotidienne, comme ne pas frapper ses sœurs et être polie avec la boulangère.

« Tous les soirs, on parlait très fort à table, sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, sur l’Histoire, sur le droit des femmes, sur ce que ça voulait dire la fraternité, la solidarité, la liberté de penser, de s’exprimer, de l’importance de se détacher du carcan des religions. L’importance de penser par soi-même, de se faire ses propres idées. L’importance des caricatures, celle de se moquer de tout et de tout le monde (pensée à ma grand-mère, qui ne cessait de répéter que « la moitié du monde se fout de l’autre moitié »). L’importance de devenir des êtres à part entières, des êtres libres — des femmes libres. L’importance d’être reconnaissants envers la France, la santé gratuite, l’éducation gratuite, les logements gratuits, les retraites, les aides. L’importance de la République et de l’éducation, qui a tout donné à mon grand-père, issu d’une famille de Pieds-Noirs siciliens pauvres à en crever la faim, et à mon arrière-grand-père, résistant communiste espagnol sous le régime de Franco, enfermé dans un camp par la Gestapo et dont le frère a été fusillé, pour ses idées et ses convictions. Mes parents sont les premiers de leur génération à être nés en France, ce qui fait de moi et mes sœurs la deuxième génération à naître sur le sol français, à peine.

 

« Je me souviens encore que quand je faisais une bêtise à l’école ou que j’avais une sale note, mon père, toujours dans une attitude très scolaire, me criait dessus en me demandant « si je me foutais vraiment de la République ». Dans le salon, près du panier en osier qui contenait les Canards Enchainés et les Charlie Hebdo, je l’entendais tout le temps parler à ma mère du manque de respect envers les enseignants, des difficultés avec les parents d’élèves, qui se plaignent au directeur quand leur gosse se ramasse un 5/20 en dictée, parce qu’il n’a pas révisé. Des parents qui remettent en cause les programmes, les manières de punir, d’enseigner, d’apprendre, de faire du sport, de chanter telle ou telle chanson à la chorale. Des parents qui viennent toquer à la porte du prof pour changer une note, changer une appréciation, pour se plaindre que « tel ou tel sujet est à ne pas aborder, et que pour cette raison mon enfant ne viendra pas en cours », alors que mon père faisait juste son job, celui pour lequel il a été formé.

 

« La mort de Samuel Paty m’a beaucoup ébranlée. Parce que cela m’a fait penser à mon père, oui, mais aussi à vous, Monsieur Brighelli, Madame P***, Monsieur M***, Monsieur D***, Monsieur Q***, Monsieur G***. À ceux qui, en faisant leur travail, celui d’enseigner, se retrouvent aujourd’hui menacés par l’ignorance et la haine. Menacés pour oser éclaircir les consciences, se battre pour les valeurs de la République et former ces jeunes à devenir de bons citoyens, mais aussi de bonnes personnes.

« Cet acte ignoble m’a fait réaliser qu’en s’attaquant à un professeur, on s’attaquait à toutes ces valeurs, citées plus hauts : à la liberté, au savoir, à la libre-conscience. S’attaquer à l’enseignement, c’est s’attaquer à la République, en plein cœur, car même si elle est soutenue par de nombreux piliers, la République n’est rien sans l’enseignement et le professorat. Je l’ai réalisé très jeune avec mon père, mon oncle et mes tantes, tous professeurs.

 

« Ce métier est dur, fatiguant, éreintant. Pas seulement car il est méprisé depuis tant d’années par des parents et des politiques qui ne leur accordent plus aucun crédit, ni moyen, ni crédibilité, mais parce que ça doit être aussi quand même franchement compliqué de farcir le crâne de trente ânes bâtés, qui vous regardent sans vraiment vous regarder, parce qu’on est quand même vraiment bêtes et vraiment bruyants. Chaque année, vous avez des centaines d’élèves différents, la plupart que vous oubliez probablement vite. Mais sachez que vos élèves ne vous oublieront pas.

 

« Merci. Merci d’avoir été mes professeurs de prépa et merci de continuer à enseigner. Merci de former les jeunes. Merci de leur apprendre à nouer des nœuds de cravate. Merci de nous apprendre à parler correctement en entretien. Merci de nous parler de la vie, de celle d’avant et aussi de celle qui va suivre. Merci de vous lever tous les matins pour lire des torchons. Merci de lire des fautes d’orthographe plus grosses que nous. Merci de lire nos débilités, tellement débiles qu’elles vous font surement pleurer de rire quelques fois. Merci de nous transmettre quelque chose à défendre. Merci de nous apprendre des valeurs, celles de la République, mais aussi celles de la vie. Merci, même si vous ne vous en rendez pas compte, de m’avoir rendue plus ferme en tant que femme, plus bruyante, plus affirmée, plus déterminée à me mesurer aux Hommes. Merci de m’avoir fait rendre compte que je valais autant, voire beaucoup plus que la majorité d’entre eux. Merci de faire réaliser aux jeunes qu’ils ont leurs chances. Merci de nous faire réaliser qu’il reste encore assez de bleu dans le ciel. Merci de nous montrer qu’on peut faire changer les choses, avoir un impact. Merci de nous apprendre à penser. Merci d’essayer, un peu plus chaque jour.

« Et surtout, merci de nous avoir rendus un peu moins cons. »