Ça a débuté comme ça. Moi, j’avais rien dit, et j’disais rien. D’ailleurs, ça ne me disait rien. Arthur Ganate regardait son bock vide comme si ça pouvait faire revenir la Kro qu’il venait de siffler. Jours tranquilles à Clichy.
L’patron du rade a mis la radio. « Laisse béton », chantait Renaud. « T’as un blouson, mecton, l’est pas bidon… » La chanson avait déjà cinq ou six ans, elle venait de relancer le verlan. « J’vais acheter un Chevignon », m’a dit Arthur Ganate, désespérant de voir la bière remonter dans sa chope… Il s’est levé et la nuit de la Place Clichy l’a englouti.
Chevignon est créé en 1979, mais c’est Guy Azoulay qui quatre ou cinq ans plus tard lance le blouson « cuir vieilli » qui fait décoller la marque et lance l’ère du racket, à l’école. Au moment même où Mitterrand trahissait le socialisme, auquel il n’avait jamais cru, et d’opérer un virage sur l’aile vers le libéralisme. Ça ne me paraissait pas important, ce que j’avais sur le dos. J’étais déjà trop vieux. Mais ça commençait — les marques, la sape. Les gosses nikés des pieds à la tête. Les insignes et les logos cousus sur le cuir pseudo-aviateur — personnalisation uniforme. La fringue dans Paris rachetait doucement les vieilles épiceries. Dix ans auparavant, Michel Clouscard, relayé bientôt par Alain Soral, avait inventé le mot « bobo », bourgeois bohème, que Camille Peugny a magnifiquement défini en 2010 : « « Une personne qui a des revenus sans qu’ils soient faramineux, plutôt diplômée, qui profite des opportunités culturelles et vote à gauche ».
Vote à gauche ? Mais ni gauche, ni droite. Le Marché.
Faut être ignare comme peuvent l’être les Inrocks pour croire que bobo a été inventé en 2000 par le journaliste américain David Brooks — hein, forcément un Américain, tout vient des States ! C’était bien plus ancien. Brétécher parlait déjà de « bourgeois bohème » dans les Frustrés, en 1977. Clouscard, c’est 1973.
Ça a commencé là, entre les deux chocs pétroliers. Le libéralisme s’est adapté. Il a réinventé l’individualisme, que le capitalisme classique ne détestait pas, c’était une valeur entrepreneuriale, mais il n’avait pas eu l’idée d’en faire une valeur marchande. Du sujet à l’objet. Il fallait les libertaires des années 68 pour lui donner de nouvelles idées. Ceux qui ne sont pas devenus pédadémagogues sont allés dans la pub. Et les bobos sont entrés dans Paris.
Ça a rampé doucement tout au long des années 80. Tout pour ma gueule. Et le communautarisme a suivi, parce que le communautarisme, ce n’est jamais que de l’individualisme collectif. Et Chevignon a popularisé la doudoune, devenue très vite l’emblème du rappeur frileux.
On peut décrypter la société française (et plus largement occidentale) à la lumière de ce paradigme : l’invention de l’individu conforme, la négation de l’individu réel. Non pas le citoyen de la révolution, pas le dandy de la restauration, pas le décadent fin de siècle et fin de Moi. Non : tous pareils, mais persuadés qu’ils sont tous libres d’adopter les mêmes marques que leur copain. De Stendhal à Edouard Louis, de l’égotisme à l’égocentrisme.
Le clou fut C’est mon choix. 1999-2004. Fin de partie. On ne se rappelle pas, mais l’émission fut si populaire qu’en 2003 le sculpteur Daniel Druet a représenté son animatrice en Marianne. Si ! Penser qu’il y a peut-être des mairies où de jeunes imbéciles se marient sous les traits empâtés d’Evelyne Thomas, Marianne de l’audiovisuel-roi et du con / sommateur.… Lire la suite