« Remember ! » cria Charles Ier avant que la hache du bourreau ne sépare sa tête de son corps. « Souvenez-vous » : sans doute n’avait-il pas étudié sous la férule des pédagogues modernes, qui opposent mémorisation et compréhension, arguant que le « par cœur » ne requiert aucune interrogation sur le sens, et qu’il est bien plus habile d’entraîner les enfants à construire eux-mêmes leur savoir que de leur infliger, a priori, le dur exercice de pure mémoire. Pauvre roi Charles — plus personne ne saura donc qu’on l’a décapité le 30 janvier 1649 à Londres. Pas nos élèves en tout cas — pas plus qu’ils ne savent que Charlemagne fut couronné en l’an 800, et la bataille de Marignan gagnée en 1515. Quelle importance, dites-vous ? C’est par une foule de petits détails sans importance que nous construisons notre langue, et notre identification. Théorème de Pythagore, Révocation de l’Edit de Nantes ou le Dormeur du val, tout ce que nous avons appris par cœur nous structure, nous « institue » au sens pur du terme, nous tient debout, pour une vie entière.

La mémoire a mauvaise presse, le « par cœur » est dénigré. Ce qu’il y a de mécanique dans ces apprentissages semble insupportable à ceux qui placent, comme on dit, « l’élève au centre du système » éducatif.
Que mémoire et sens soient concomitants ne paraît pas les effleurer.
Comment l’enfant apprend-il à parler ? En répétant — en apprenant par cœur, et en répétant. Répéter quoi ? Les mots de ses parents d’abord ¬— et nous savons tous qu’il faut éviter les infantilismes et qu’il vaut mieux, dès les premières secondes de la vie, donner au bébé un vocabulaire varié articulé selon une grammaire précise qui forgera les connexions syntaxiques et neuronales…— bref, du sens. Et vers trois ou quatre ans, c’est l’école qui prendra le relais — c’est l’école qui doit continuer d’enfoncer le clou linguistique et culturel. El le maître y parviendra non en nivelant par le bas, en réduisant son vocabulaire, en ne donnant aux élèves que la maigre pitance de livres écrits « pour les jeunes » au présent de narration avec deux cents mots de vocabulaire, mais en les confrontant à ce que la langue a fait de mieux, à ce que la science a imaginé de plus rigoureux. Un mot nouveau, dans un texte, c’est un diamant en gangue.
– Oui, mais quand la langue des parents défaille, ou quand elle est autre… » C’est là qu’intervient la finalité la plus noble du « par cœur » scolaire. « Sans mentir, si votre ramage… » Qui connaîtrait encore ce mot de « ramage » si on n’avait pas appris « le Corbeau et le Renard » — fable essentielle pour assimiler à jamais ce que c’est que la communication ? Les structures linguistiques de ce que nous apprenons s’ancrent et s’encrent en nous par couches successives, au gré d’un feuilletage que j’évoquerai quelque jour, et qui constitue la matrice de ce que nous disons, de ce que nous rédigeons. En parlant, en écrivant, nous lisons le palimpseste sans même nous en apercevoir, et des structures complexes, une rhétorique accomplie, un vocabulaire précis montent à nos lèvres ou nous coulent des doigts. Regardez les comédiens — les grands, ceux qui ont beaucoup donné, particulièrement au théâtre ; dans la conversation de Jouvet, de Noiret, de Bouquet (Michel !) ou de Huppert (Isabelle…), on entend en transparence floue la langue de Giraudoux, de Molière, d’Ibsen ou de Virginia Woolf.
Dès lors, refuser le « par cœur » à des enfants, à des adolescents, pour ne pas prendre le risque de les faire trop travailler, c’est les couper de toute chance d’apprivoiser la langue — et les autres. Le « par cœur » peut seul égaliser les hasards de la naissance. Sans parler du bonheur qu’éprouve un gosse, souvent, à débiter, chez lui, sa récitation du jour, et à la restituer en classe, quitte à rougir ou à transpirer d’angoisse.

Par cœur — et certes le cœur y a sa place. « Tu parles comme un livre », soupirait une jeune fille amoureuse à l’oreille d’un certain jeune homme. C’est qu’il en avait lus, le bougre… Et cinquante ans plus tard, malgré les orages, c’est la même langue accomplie, chargée de strates et de sens, qui structure leurs échanges, et même leurs chamailleries. Et vous voudriez que moi, leur fils, je ne célèbre pas le « par cœur », alors qu’ils s’aimaient pour l’amour des mots ?
Alors La Fontaine, bien sûr, Hugo, évidemment, Baudelaire ou Rimbaud, ça va de soi. Mais aussi les tables de multiplication : le « par cœur » fournit des réflexes qu’aucune calculatrice ne remplacera jamais. À noter que les crétins prétendument ivres de sens, qui fustigent les exercices de mémoire, préconisent des machines dont l’usage interdit toute opération de l’esprit… À moins qu’ils ne supposent que pour calculer 3 x 7, l’enfant doive se représenter, à chaque fois, un rectangle de 3 par 7, et compter les petites cases. Quand ils en seront à des multiplications à dix chiffres, ça risque de prendre du temps, de construire son propre savoir (1)…
Dans son dernier livre (2), Cécile Ladjali signale que des malades atteints d’Alzheimer ont souvent tout oublié, jusqu’aux visages de leurs proches, mais qu’ils s’accrochent encore à des récitations apprises des décennies avant. Et que Primo Levi a survécu à Auschwitz en récitant à son ami Picolo des passages entiers de Dante — quel meilleur décor pour se remémorer l’Enfer… « Le texte de l’autre est cousu sur notre peau », dit-elle avec force.
Le « par cœur » n’est pas dépourvu, au fond, d’une dimension politique. On se souvient des héros de Bradbury, dans « Fahrenheit 451 », ces femmes et hommes-livres qui ont fait du par cœur la clé de leur résistance à l’oppression : qui ne comprend que les textes étudiés, que la mémoire sollicitée sont le meilleur rempart contre l’amnésie par surabondance à laquelle nous conduisent aujourd’hui certains médias — et certains politiques ? Le « par cœur » est la dernière ligne de défense face à l’oppression, et face à la bêtise. Miguel Angel Estrella, dans la prison où l’avait confiné la dictature argentine, s’était fabriqué un clavier de papier, sur lequel il jouait , pour ne pas sombrer, les mélodies apprises, encore et encore — un peu de par cœur ne nuit pas non plus en musique. Jean-Paul Kaufman, enlevé au Liban, otage enfermé dans le noir pendant des années, se récitait la liste des grands crus de Bordeaux — on mémorise bien ce qu’on a appris à aimer, et laisser chanter dans sa mémoire Mouton-Rothschild, Margaux, Haut-Brion ou Gruau-Larose était un pied-de-nez plaisant aux islamistes qui le retenaient prisonnier. Amis joggers, je vous le dis, en vérité : quand les jambes sont lourdes, les genoux vacillants, le souffle court, quand l’envie d’arrêter vous tenaille, récitez vos poèmes, faites le tour de la bibliothèque que vos maîtres vous ont patiemment insinuée dans l’esprit —, et vous ne sentirez plus, pour un temps, la fatigue.

Et La Fontaine ou Hugo mieux que Maurice Carême : autant apprendre dès l’enfance des choses admirables (elles le sont, à bien y regarder, par une alchimie particulière de formes et de sens qu’on appelle ordinairement le génie). Ainsi entrent dans la tête les mots et les structures, que l’on reproduira sa vie durant. Occasion en même temps de confronter précocement les enfants aux siècles passés, à cette mémoire accumulée qu’on appelle une culture. À faire comprendre au petit Ben Jelloun, tout marocain qu’il soit, qu’il participe à cette culture et que ses professeurs du lycée français de Tanger l’ont consacré héritier d’une lignée d’enchanteurs qui commence avant Villon et qui se continue après Char. « Le petit Tahar, vous êtes sûr ? » Absolument. Relisez « les Amandiers sont morts de leurs blessures », plus encore que « l’Enfant de sable » ou « la Nuit sacrée », et vous y repérerez un lyrisme tout rimbaldien — un écho d’échos. Et ces formes apprises, cette langue assénée par ses maîtres, lui ont justement permis de ne pas oublier l’arabe. Les « Mille et une nuits » renaissent, dans la mémoire enfouie, au contact d’« Une saison en enfer ». Loin de gommer la mémoire des cultures parallèles, le « par cœur », parce qu’il instaure des mécanismes d’absorption et de restitution, est bien plus respectueux de la diversité culturelle que la sollicitude post-coloniale que décrit Gaston Kelman : imposer La Fontaine au fils ou à la fille d’immigré, c’est lui ouvrir la porte, ici, et ne pas la lui fermer, là-bas.

Jean-Paul Brighelli

(1) Voir sur http://www.nychold.com/raimi-mem02.html le raisonnement convaincant de Ralph Raimi, membre du département de mathématiques de l’université de Rochester, N.Y. Merci à MD de me l’avoir communiqué.
(2) Cécile Ladjali, Mauvaise langue, Seuil, 2007.