IMG_20210311_1458252Confiteor ! Confiteor ! Peccavi, Pater optime !
Ainsi aurais-je pu commencer cette chronique. J’y aurais raconté comment, dans la bibliothèque paternelle, j’avais retrouvé un vieux volume de la Bibliothèque verte, édition de 1935, que j’avais reçu en Prix de Latin trente ans plus tard… Un roman de Jules Verne intitulé Robur le Conquérant dont j’avais fait mes délices, à 12 ans, après l’avoir reçu en Prix de Latin…IMG_20210311_1458042 Et comment, le relisant à la lumière de ma nouvelle conscience « woke », j’ai été effaré de ce que j’y ai trouvé…

Oui, Jules Verne aussi. La liste des écrivains qu’il est urgent d’interdire parce qu’ils ont mal pensé s’allonge.
Il y a quelques années, une prof de Lettres de Khâgne avait refusé d’analyser pour ses élèves le Voyage au bout de la nuit mis au programme par une Inspection générale inattentive. Elle ne voulait pas poser l’œil sur une œuvre d’un homme qui a écrit Bagatelles pour un massacre. Même que j’avais dû accepter dans ma classe, où par hasard je parlais justement du roman de Céline, quelques élèves de sa classe, réfugiés littéraires venus étudier l’œuvre qui pouvait bien tomber au concours…
Voyage au bout de la nuit, rappelez-vous, est ce roman dont s’occupe le héros de l’Homme surnuméraire de Patrice Jean, dont il élimine tout ce qui peut choquer la conscience contemporaine et qu’il réduit à 26 pages…
Nous savions bien sûr que Voltaire ou Montesquieu avait utilisé le « n word », comme disent les Anglo-Saxons lorsqu’ils ne veulent pas écrire negro ou nigger en toutes lettres. Mais cela passait (mal, je dois l’avouer) à cause de la distance temporelle du XVIIIe à nous. Nous savions que Heart of darkness est l’une des œuvres de langue anglaise les plus lues dans le monde — et pourtant, Conrad s’est attiré les critiques virulentes d’écrivains africains qui pensent bien, eux — Chinua Achebe, par exemple. Nous frémissions à l’idée que des âmes simples pourraient trouver dans la prose de Harriet Beecher Stowe, tout abolitionniste qu’elle fût, des clichés abominablement raciaux, peut-être même racistes : après tout un « Uncle Tom » désigne un Noir aliéné au discours des Blancs…
Mais Jules Verne ! L’immortel auteur de Vingt mille lieues sous la mer, étudié en Cinquième dans un lycée parisien ! L’homme qui a rétréci le tour du monde à 80 jours !
Certes, nous le savions misogyne et, si j’en crois mes souvenirs des Enfants du capitaine Grant, de Deux ans de vacances ou de l’Île mystérieuse, légèrement pédophile. Il y avait d’ailleurs dans ce dernier roman un ancien esclave affranchi, Nab, qui restait obstinément dévoué à son maître : syndrome de Stockholm, diront les érudits.
Et voici qu’en villégiature chez ma mère, j’ai retrouvé certains de mes livres d’enfance, sous la jaquette de la première Bibliothèque verte d’Hachette. En l’occurrence, Robur le conquérant.
Mais ce que j’avais lu avec émerveillement il y a 55 ans a choqué à juste titre ma conscience toute neuve, éveillée aux injustices qu’un homme de mon calibre a pu commettre dans sa vie de mâle blanc hétérosexuel, descendant sans doute d’un esclavagiste — même si la mémoire familiale n’en garde aucune trace…
Jugez plutôt :

« Le valet Frycollin était un parfait poltron.
Un vrai nègre de la Caroline du Sud, avec une tête bêtasse sur un corps de gringalet. Tout juste âgé de vingt et un ans, c’est dire qu’il n’avait jamais été esclave, pas même de naissance, mais il n’en valait guère mieux. Grimacier, gourmand, paresseux et surtout d’une poltronnerie superbe. Depuis trois ans, il était au service de Uncle Prudent. Cent fois, il avait failli se faire mettre à la porte ; on l’avait gardé, de crainte d’un pire. Et, pourtant, mêlé à la vie d’un maître toujours prêt à se lancer dans les plus audacieuses entreprises, Frycollin devait s’attendre à maintes occasions dans lesquelles sa couardise aurait été mise à de rudes épreuves. Mais il y avait des compensations. On ne le chicanait pas trop sur sa gourmandise, encore moins sur sa paresse. »

Et cela rebondit tout au long du roman. Par exemple :

« Frycollin ! s’écria Uncle Prudent.
― Master Uncle !… Master Uncle !… répondit le nègre entre deux vagissements lugubres.
― Il est possible que nous soyons condamnés à mourir de faim dans cette prison. Mais nous sommes décidés à ne succomber que lorsque nous aurons épuisé tous les moyens d’alimentation susceptibles de prolonger notre vie…
― Me manger ? s’écria Frycollin.
― Comme on fait toujours d’un nègre en pareille occurrence !… Ainsi, Frycollin, tâche de te faire oublier…
― Ou l’on te Fry-cas-se-ra ! ajouta Phil Evans. »

Non seulement nous avons mis, nous autres Blancs, les Noirs en esclavage, mais nous les avons mangés parfois — tout en les accusant de cannibalisme. Fatalitas ! dirait Chéri-Bibi.
Et ce salaud de Jules Verne, en choisissant ce nom pour son nègre, avait anticipé la traduction anglaise — où Frycollin pourrait se retrouver friedIMG_20210311_1459130

Je suggère donc aux bibliothécaires et documentalistes d’interdire aux jeunes gens, dès aujourd’hui, dès la lecture de ce billet éclairé, la fréquentation de l’abominable Jules Verne. Il faut que le Nantais (aucun hasard s’il est né dans le port d’où partaient les navires du trafic triangulaire !) disparaisse de la conscience européenne. Qu’il expie dans l’oubli collectif ses méfaits stylistiques.
Lui, et les autres. Tous les autres. Une enseignante canadienne s’est trouvé confrontée, en cours, à ce n word infâme — et a dû faire amende honorable : en chemise, portant un cierge de deux livres, elle est allée se prosterner devant tous les étudiants « genrés » de son université, qui s’étaient réfugiés dans l’un de ces safe spaces où se protègent de tout hate speech les Noirs, les femmes, les LGBT+++, les gros et les infirmes — et toutes les catégories dont a pu parler la littérature.
En fait, il faut se protéger de toute la littérature. Rester dans le présent. Les réseaux sociaux, après tout, valent cent fois Rabelais ou Dickens.
Heureusement que de toute façon, les jeunes ne lisent plus. Ils n’en sont que plus libres de dénoncer tout ce qu’ils ignorent — et ça en fait, croyez-moi.

Jean-Paul Brighelli

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