Il était né en Corse, à La Porta d’Ampugnani, en 1932 — sous le signe du Lion. Sa mère, accouchée par une bergère qui ne se lavait jamais, survécut par hasard. Son père mourut dans l’année.
De ses dix premières années passées « au village », le petit orphelin, élevé par un oncle et une tante qui parlaient à peine français, gardait un souvenir émerveillé. Châtaignes, cochons, cavalcades à dos d’âne, couleuvres que l’on débusque et que l’on agite pour faire peur aux filles. Et institutrices revêches qui ne lâchaient rien sur l’apprentissage des fondamentaux.
Puis il vint à Marseille, en pleine guerre. Il ne manqua de rien : sa mère, qui vivait avec l’un des chefs de réseau les plus influents, vivait bien, avec l’argent de Londres.
Il était, comme on dit quand on est nul en maths, « brillant en français ». Cela ne le mena pas très loin — jusqu’à la première partie du Bac. Puis les filles, la plage, l’appel de la vie, l’emportèrent sur les études.
Après 18 mois de service militaire qui le séparèrent d’un fils qui venait de naître, il fut l’heureux bénéficiaire d’une rallonge de 18 mois en Algérie. Le bateau qui les emmenait en Afrique du Nord, au départ de Marseille, embarqua en même temps, dans des filets que les grues descendaient à vue dans les soutes, des cercueils prévisionnels. La foule massée pour dire au revoir se tut soudain.
Je revois encore cette photo en chapeau de brousse, au milieu d’un reg inhospitalier.
Il ne parla jamais beaucoup de cette parenthèse guerrière, une réticence qu’il partageait avec bien d’autres guerriers d’occasion. Il revint malade, parce qu’il avait économisé sur sa solde pour faire vivre le gamin seul avec sa mère, petite dactylo, et qu’il avait bu l’eau qu’on leur distribuait au lieu de s’acheter du Coca comme les autres.
Malade et sans emploi. C’est alors qu’il entra dans la police, et consacra ses nuits à ficher, sans a-priori, les terroristes qui se réclamaient du FLN et ceux qui s’affichaient à l’OAS. Le jour, après avoir passé un examen d’entrée pour non-bacheliers, il reprit ses études à la fac de Lettres d’Aix. Il dormait dans les cars qui relient les deux villes. Il habitait avec sa femme et ses deux enfants dans une cité de HLM comme seules les années 1950-1960 en eurent l’idée. Chaque sou comptait, mais il les dépensait à se construire une bibliothèque.
Quelques péripéties et quelques concours plus tard, après une thèse consacrée au Cardinal de Retz, il devint prof de Fac — le seul qui n’ait jamais passé le Bac, et ait appartenu aux commandos censés sauter sur Suez. Il était assez fier de ces deux qualifications exotiques en milieu universitaire.
Fin 1981, un gouvernement qui ne voulait pas que l’expérience réussisse lui confia la direction de l’université de Corse, décidée en 1975 mais qui n’était toujours pas sortie de terre.
Il se battit pour chaque poste, arraché de haute lutte à un ministère soupçonneux, qui le croyait membre du FLNC. Il se battit pour récupérer les bâtiments militaires de Corte afin de les transformer en locaux universitaires. Il se battait pour que chaque insulaire pût accéder à des études supérieures — et pas uniquement ceux qui avaient les moyens d’aller faire des études sur le Continent, comme on dit, à Aix ou à Nice.
Il s’y épuisa. Les Corses, déchirés en factions rivales, habitués à bénéficier des faveurs des clans au lieu de compter sur eux-mêmes, ne lui montrèrent pas une gratitude infinie — à l’exception des Autonomistes qui avaient compris le sens de son combat.
Il revint terminer sa carrière à Marseille. J’ai rencontré deux ou trois de ses anciens étudiants, qui l’aimaient beaucoup.
Peut-être ne fut-il pas un époux très exact. Mais bon an mal an, ils sont restés mariés 67 ans.
Ces derniers temps, cet homme fort athlétique, qui avait longtemps pratiqué les salles de musculation, était devenu un vieillard fragile, souriant, accroché aux Essais de Montaigne qu’il relisait et annotait sans cesse. Tout en vitupérant les hommes politiques qui défilaient sur l’écran.
Le 31 décembre, vers 9 heures du soir, il s’est levé, en proie soudain à un malaise qu’il avait déjà ressenti quelques mois plus tôt, et il est mort en deux minutes. Les pompiers alertés ne l’ont pas ranimé, par chance.
Il s’appelait Jacques Brighelli. Il était mon père.

Jean-Paul Brighelli

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1 commentaire

  1. Cher Jean-Paul,
    Pardon ! Mille fois pardon !… J’avoue que je ne lisais votre blog que lorsque vous partagiez sur fb certains articles publiés sur Causeur… Et je n’avais donc pas encore lu celui-ci, sur le décès hélas de votre papa.
    Avec un père comme le vôtre, un véritable autodidacte, je comprends mieux l’homme que vous êtes vous-même devenu… Vous l’admiriez -c’est visible à travers vos écrits- mais lui aussi devait être extrêmement fier de vous !
    Je partage votre douleur pour ce double deuil. Vos parents étaient bien jeunes à votre naissance (19 et 20 ans seulement si je ne me trompe pas…).
    Si je puis me permettre, n’arrêtez pas votre blog : tant pis pour Facebook mais je crois que vos fidèles lecteurs, ceux qui commentent ici avec intelligence et esprit, ont encore besoin de vos analyses percutantes. Je vous promets pour ma part de venir lire tous ces billets que j’ai ratés…
    Avec mon affectueuse amitié.

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