La France adore les révolutions — chez les autres. Depuis que nous avons, estimons-nous, donné l’exemple aux autres avec la prise de la Bastille, nous nous sommes abstenus : les Trois Glorieuses passent à l’as (et puis, hein, une révolution de trois jours, ça ne fait pas sérieux), 1848 s’est ridiculisée dans un chapitre fameux de l’Education sentimentale, et nous avons réprimé la Commune, qui avait toutes ses chances, en tant que révolution crédible, en gros, demi-gros et détail. Inutile de parler de Mai 68 — s’il n’y avait pas encore tant d’enfants du baby-papy-boom encore en vie, qui s’en souviendrait ?
Oui, nous pensons avoir fourni le modèle (peu importe que les Anglais de Cromwell et les Américains de Washington nous aient devancés, on étudie — un peu — leurs aventures en Quatrième, c’est loin tout ça, et puis, des Anglo-Saxons révolutionnaires, ça fait ricaner un peu), et nous aimons le retrouver, de temps en temps, chez les autres. Nous sommes friands de printemps arabes, en Tunisie, Egypte ou Libye, nous y participons même en passant, nous incitons volontiers les émeutiers à remplacer un dictateur infréquentable par une dictature religieuse répugnante, nous avons été à deux doigts de nous ridiculiser en Syrie, et aujourd’hui, nous applaudissons le renversement, en Ukraine, d’un régime légal — quoi qu’on en pense — par une émeute largement inspirée par des groupes (le parti antisémite Svoboda, ou, mieux encore, les milices ultra-nationalistes du Prayvi Sektor, qui campent aux carrefours et assurent la sécurité des bâtiments officiels) qui, à en croire l’envoyée spéciale de Marianne cette semaine, surfent sur leur succès en distribuant gracieusement Mein Kampf et les Protocoles des Sages de Sion à une population enthousiaste. Que fait donc Bernard-Henri Lévy ?
Et les télés de s’apitoyer sur le sort de la minorité musulmane de Crimée, les Tatars, qui en 42-45 ont largement collaboré avec les Nazis — comme nombre de Musulmans un peu partout dans le monde, à commencer par le grand muphti de Jérusalem.
Les démocraties occidentales s’enflamment pour l’Ukraine — à qui, si jamais les pro-européens triomphaient là-bas, la CEE proposera un régime amaigrissant pire que celui imposé aux Grecs. Ce qui nous permettra de remplacer les plombiers polonais sous-alimentés par des mafieux ukrainiens affamés.
Parce que notre enthousiasme pour les révolutions s’arrête vite. Nous laissons les Tunisiens s’arranger avec les salafistes, nous abandonnons les Egyptiens aux Frères musulmans, et nous regardons de loin les clans libyens s’entretuer. Quant aux Syriens, peu de (bonnes) nouvelles ces derniers temps. Notre empathie s’arrête aux portes de la politique-spectacle.
Pendant ce temps, Poutine annexe la Crimée et l’est ukrainien (qui ont toujours été plus ou moins russes, jusqu’à ce que Krouchtchev les ristourne à l’Ukraine — à ceci près que Sébastopol est resté un port militaire russe, avec l’accord de l’Ukraine). Obama se fâche au téléphone (admirables bras de chemise retroussés sur sa détermination), et Hollande agite ses petits bras, au lieu de profiter de l’occasion pour opérer un renversement d’alliances qui rappellerait le De Gaulle de la grande époque, quand nous n’étions pas les caniches de l’OTAN et des USA. C’est loin tout ça.
À moins que Notre Président n’envisage, comme en Syrie, d’y aller tout seul. Il devrait relire l’Auberge de l’Ange-Gardien, de la mère Ségur née Rostopchine. Si l’Orient est compliqué et les Balkans mortels, vous me direz des nouvelles du Caucase.
Or, en politique, toute gesticulation non suivie d’effet est un aveu d’impuissance. Et c’est comme en amour : quand on ne peut pas, mieux vaut parler d’autre chose.
En fait, cette appétence pour les révolutions dissimule mal notre incapacité à en faire une. On peut toujours affirmer, comme le Monde à propos d’une enquête récente, que les jeunes Français sont à deux doigts d’une insurrection,
http://www.lemonde.fr/emploi/article/2014/02/25/frustree-la-jeunesse-francaise-reve-d-en-decoudre_4372879_1698637.html
encore faudrait-il que le foot se mette en grève et que TF1 fasse faillite. Nous nous gargarisons de 14 juillet, mais nous élisons le plus consensuel des capitaines de pédalos. Le pays tout entier est désormais en façade, le verbe haut et le muscle mou. « Révolution » fut un fait, puis une idée. C’est désormais un mot, appliqué ici à des mutations dans le domaine du prêt-à-porter, et là-bas à des événements que nous n’avons su ni prévoir, ni analyser. Mais pour nous gargariser avec ce mot plein d’azur dans le haut et de sang dans le bas, comme disait Hugo, là, nous sommes imbattables.

Jean-Paul Brighelli

14 commentaires

  1. « les jeunes Français sont à deux doigts d’une insurrection ».

    Il paraît mais cela est hautement improbable sans les accessoires indispensables : il n’y a pas d’appli ipad ni google glass pour la révolution.

    La seule révolution orange dont ils rêvent est celle qui leur donnerait la 4G sans limite.

    Désormais, c’est l’impuissance qu’on veille à appareiller.

  2. Ce qui est dingue, ce sont les sondages qui donnent Fabius en tête pour devenir premier ministre, alors qu’en matière de politique étrangère, je crois que la France n’a jamais eu un ministre des affaires étrangères aussi nul. Fabius a toujours cette propension à donner, dans les médias, des leçons et des menaces. Il vient de menacer la Russie. Rappelons qu’en 2008, les Russes ont mis moins de deux jours pour démanteler l’armée géorgienne. A l’époque, les Occidentaux ont menacé et ont promis soutien sans faille en cas « d’agression » russe. On voit ce qu’il en était. Plutôt que de ridiculiser la France une n-ième fois, Fabius ferait bien de ne pas faire de spectacle dans les médias.

    Moi, j’ai voté Hollande pour virer Sarkozy et j’ai le même en plus nocif …

  3. En parfait accord avec vous et avec Dugong. Une révolution chez les jeunes français ? Mais diable, quel âne a écrit cela ? Qu’il ou elle vienne voir dans les lycées populaires… Il n’y aura pas de révolution : de l’abrutissement par les nouvelles technologies, c’est tout. C’est bien pour ça qu’on nous refourgue du numérique à tous les étages.
    Les journalistes du Monde devraient voir à quoi ressemble concrètement une sortie de cours. Des hordes de zombies qui marchent à deux à l’heure, l’iphone en main, (parce que même pauvre on a un iphone ) , le nez collé sur l’écran, les uns à côté des autres sans se parler, ou parlant à un copain qui est juste quelques mètres plus loin mais via le portable, bien sûr. Pas directement. Pas étonnant que quand ils se touchent, c’est pour se taper dessus. Cela les surprend, ils ne savent plus trop à quoi, ça ressemble un autre, surtout s’il n’a pas de portable.

  4. Ah ces jeunes, tous des abrutis, comme vous dites! Tous rivés sur leur Iphone à vénérer TF1 et Ribery. C’est vrai qu’il est plus confortable de s’emparer des caricatures de lycéens sans recul que d’écouter ce que des 25-30 ans qui ont fait des études peuvent avoir à penser. Personne n’est gagnant au jeu du conflit intergénérationnel. Mais quelle génération a vomi les nations après 1945 et encensé une construction européenne antidémocratique en votant Maastricht? Quelle génération a été marxiste-léniniste ou maoïste dans les années 1960, avant de virer libéral bon teint dans les années 1980? Quelle génération a troqué son internationalisme de jeunesse contre sa haine de la nation et son admiration pour les empires? Des gens de l’âge des Glucksmann, Kouchner ou Cohn Bendit. Je rappelle à mes Aïeuls cultivés et informés qu’une enquête sur le FN établissait que les jeunes de 25-30 ans, qu’ils soient de gauche ou de droite, invitaient à regarder de plus près le programme économique du Front national, pendant que leurs aînés hurlent au populisme et hurlent au « repli national » dès qu’on ose prononcer les mots nation et souveraineté. Voilà on en est la génération des baby-boomers qui, après s’être gavé pendant les Trente Glorieuses, donne des leçons à une jeunesse bien évidemment inculte, décérébrée et vendue au marché.

    • Le grand (avant)âge de ma génération c’est qu’elle aura toujours des années d’avance sur vous et, ce fait inaliénable, nous l’avons vécu avant vous mais d’une manière plus simple et plus radicale.

      Bien sûr, vous vous vengerez sournoisement en nous euthanasiant en masse lorsque nous serons, massivement, vieux et dépendants. Mais vous le ferez à l’insu de votre pleine volonté : par défaut de soin ou par soin en défaut (erreur de dilution, etc.)

      Cela nous rend encore plus sévère à votre encontre.
      Arrêtez donc de faire des bruits de bouche, de jouer à être sérieux et montrez-nous de quoi vous êtes capables en le voulant vraiment.

  5. Tout cela est grave mais n’est pas très sérieux ! La Crimée aux Kremlinologues de la rue d’Ulm et si la Crimée ne paye pas le facteur sonnera trois fois à Libération.

  6. Notre président et Laurent Fabius doivent faire attention, car les Anglo-Saxons sont capables de tenir un double discours : crie au loup devant le public, mais négociation en coulisse comme ils ont fait pour la Syrie :

    « Alors que David Cameron menace officiellement Vladimir Poutine de «conséquences économiques, politiques, diplomatiques et autres», la fuite d’une note confidentielle permet de douter de sa sincérité. Un photographe a saisi au téléobjectif un document tenu à la main par un conseiller arrivant à Downing Street lundi soir. On peut y lire que le Royaume-Uni «ne doit pas pour l’instant soutenir de sanctions commerciales contre la Russie ou lui bloquer la City». Le texte dactylographié recommande également de «décourager» toute discussion de représailles militaires notamment à l’Otan. »

  7. Une dernière info ce matin sur Laurent Fabius qui passe beaucoup de temps sur les médias en ce moment : Jean jacques Bourdin, qui a une femme russe, demande à notre ministre s’il va recevoir une délégation du Maïdan grâce à BHL. Fabius a voulu dégager en touche et Bourdin y est revenu mais notre ministre est reparti sur l’agression. M.Bourdin a réussi d’ailleurs à piéger Fabius en lui demandant pourquoi le deux poids deux mesures quand les Etats-Unis envahissent l’Irak et quand la Russie envahit la Crimée…

    D’ailleurs Anne Nirvat pose une question légitime : « Selon mes informations ce vendredi le 7 mars l’Elysée recevra une délégation en provenance d’Ukraine comprenant le président intérimaire Tourtchinov, l’ex-boxeur Vitalii Klitshko, l’homme d’affaires ex-ministre des affaires étrangères Piotr Parochenko, l’égérie de Maidan, Liza Chapochnik, 27 ans, qui souffre d’une légère infirmité motrice cérébrale, et d’autres… Le voyage aurait du avoir lieu plus tôt dans la semaine mais a été reporté car le ministre des affaires étrangères russes, Serguei Lavrov, est à Paris ce mercredi avec John Kerry a l’occasion d’une réunion organisée par le président Hollande sur le Liban.
    Cette visite serait-elle la conséquence directe du voyage récent de Bernard Henri-Levy sur le Maïdan? BHL est-il notre ministre des affaires étrangères parallèle? »

    Voilà enfin du bon journalisme ! Il y a une sorte de censure qui est imposée à un monde éditorial en symbiose avec le pouvoir politique. Je me demande quel est l’éditeur qui s’autoriserait aujourd’hui à raconter la véritable histoire de l’insurrection en Ukraine, bien qu’elle ait été révélée par Mme Nuland elle-même, chargée le plus officiellement du monde par la Maison Blanche de la domestication de l’Europe…

  8. Ouaip ! Tout ceci finira en eau de boudin … d’ailleurs les Turcs occupent la partie nord de Chypre qui appartient à la Grèce et pourtant personne ne bouge et la Turquie et la Grèce font partie de l’OTAN ! Donc à qui profite le crime en Crimée ? Aux petits bateaux qui vont sur l’eau parce qu’ils ont de grandes jambes mon gros béta …

  9. Jean-Paul

    Pas mal ton article…

    Mais un petit complément…
    L’Ukraine c’est aussi l’holodomor, ceci expliquant aussi cela !
    Au delà de l’islam, se trouve une explication du malheureux engagement de plus de 200 mille ukrainiens dans les rangs des troupes allemandes.

    A relever aussi l’irresponsabilité de l’UE dans laquelle la France est engluée… Pauvres ukrainiens, s’ils savaient ! Ils découvrent !

    Et pour terminer, ce 9 mars je manifeste à Paris pour la restitution au peuple de sa souveraineté. Ce n’est pas encore la révolution je sais, mais cela au moins em…bête la bien-pensance et les médias vont nous vouer aux gémonies comme d’hab. !

Comments are closed.