Il fut un temps où Roland Barthes estimait que Elle était un inestimable fournisseur de mythologies modernes. C’en est bien fini : le Monde peut aujourd’hui revendiquer cette distinction.
Le 25 septembre dernier, le « quotidien de référence » de la boboïtude et du politiquement correct se demandait doctement, sous la plume de son rédacteur en chef, Michel Guerrin, « Un Blanc peut-il photographier un Noir ? » Le prétexte de cette question fondamentale était l’exposition, à la Fondation Cartier-Bresson, des images de l’Américain Gregory Halpern — par ailleurs d’un vrai intérêt plastique. Intitulée Let the Sun Beheaded Be (traduit en « Soleil cou coupé » par référence au recueil homonyme d’Aimé Césaire paru en 1948 — qui s’appropriait un vers d’Apollinaire, et il avait bien raison, la poésie n’a pas de couleur de peau), elle dévoile les images fixées par le photographe à la Guadeloupe. Libé, l’autre quotidien de référence de la bien-pensance, voit dans ces images une vision « nimbée d’une ambiguïté souvent aux confins du malaise, solidement ancrée, par-delà les clichés ensoleillés, dans l’histoire complexe et douloureuse du territoire ultramarin marqué par plusieurs siècles de colonisation ». Diable !
Le chroniqueur du Monde, dans le plus pur style crypto-catho, s’interroge gravement : « Un artiste blanc peut-il encore photographier des Noirs ? Ou une autre communauté que la sienne ? » Et il justifie sa problématique aberrante : « En contact avec le réel, la photographie est au cœur du débat, pour le moins crispé, sur l’appropriation culturelle. »
Des Blancs qui photographient des Noirs, il y en a depuis lurette. On sent bien que les deux journaux de la boboïtude triomphante pensent aux cartes postales de beautés bronzées et dénudées dont le prétexte ethnologique permettait, dans les années 1900-1930, d’outrepasser les normes étroites de la décence et de faire les beaux jours de l’exposition coloniale de1931 à la Porte Dorée. Par exemple cette très belle « Bédouine tunisienne » photographiée vers 1910 par Rudolf Lehnert — transposition de l’orientalisme qui sévissait déjà depuis un siècle et montrait volontiers des beautés dénudées, y compris nombre de Blanches vendues comme esclaves :Capture d’écran 2020-10-08 à 17.31.49

Dans l’exposition de la Fondation, ces cartels explicitent les images. Le Noir tenant une Blanche dans ses bras, dans l’eau,cc15ffc_903917621-unnamed

n’est pas en train de la secourir (ou de la noyer), il « pratique un massage par flottaison ». Et il est bien précisé qu’aucune de ces photos n’a été extorquée — nombre de modèles ont d’ailleurs posé. Sait-on jamais…

Que des Noirs s’imaginent que des Blancs qui les photographient leur volent quelque chose (leur âme, peut-être bien) est déjà stupéfiant et témoigne d’un recul culturel abyssal. Les diverses négresses nues de Rembrandt, Manet ou Marie-Guillemine Benoist — des Blancs colonialistes certainement — ne seraient plus politiquement correctes, d’ailleurs le tableau de Benoist a changé de nom lorsqu’il a été exposé à Orsay, il est devenu Portrait de Madeleine. Interdire de fixer des images de corps noirs sous prétexte que l’image serait « colonialiste » témoigne d’une bêtise saisissante.
Pourquoi ? Parce que c’est croire que la représentation est l’objet représenté. Ah oui ? « Ceci n’est pas une pipe » — eh non, on ne peut pas la fumer. C’est l’image, rien qu’une image. Pour parodier Spinoza, l’image d’un chien ne mord pas. Ou comme disait Godard, « le plus con des cinéastes suisses pro-chinois » (dixit je ne sais plus quel situationniste), « Ce n’est pas une image juste, c’est juste une image ». Et il avait raison, le bougre…
L’image d’un Noir n’est pas un Noir. C’est une image. C’est le regard du spectateur qui restitue à l’image le poids du réel primitif. Par manque de culture. « Ciel, un Noir ! » dit le béotien — quelle que soit sa couleur — en voyant l’image d’un Noir.
Admettons un instant qu’il y ait un soupçon de vérité dans cette perception du crétin ordinaire. Admettons même qu’il y ait chez certains photographes la volonté de heurter les représentations figées que le spectateur se fait de la réalité. Ruth Bernhard, en 1962, photographie ainsi l’étreinte de deux femmes nues, l’une blanche et l’autre noire — en pleine ségrégation, et à une époque où les lesbiennes s’affichaient fort peu. Cela s’intitule Two Forms.ruth-bernhard-two-forms

Volonté de choquer l’Amérique bien-pensante, certainement. Mais au final, une magnifique combinaison de formes, qui renvoie à d’autres images de la photographe qui intitule « Sand » un corps de femme allongée, allant au delà de l’anecdote : avant d’être un Blanc ou un Noir, ou une pipe, une image est une combinaison de formes et de couleurs en un certain ordre assemblées, et c’est tout. De même les fabuleuses photos des Noubas réalisées par Leni Riefenstahl en 1974. Ah mais c’était une ex-nazi, bla-bla-bla… Justement : la Beauté, que Riefenstahl avait exaltée dans les 10 premières minutes des Dieux du stade, est partout — et pas seulement chez les belles brutes blondes. Elle est dans une certaine combinaison de lignes et de proportions. Qu’importait à la photographe que les Noubas fussent noirs ?
On en revient toujours au même problème culturel. Ce n’est pas l’image qui est problématique, c’est le regard de l’hilote qui se pose sur elle. Ce n’est pas la jeune fille en crop top qui est provocante, c’est le regard lascif du mâle mal éduqué qui se pose sur elle — comme une limace glisse sur une fleur. Ce n’est pas le Noir qui est capturé par le photographe blanc, c’est le Noir (ou le Blanc) qui croit qu’il n’y a entre Noirs et Blancs que des rapports de domination. Peut-être est-ce là son fantasme…

Il en est d’ailleurs de même avec les photos de corps nus, quel que soit leur sexe : il faut être extraordinairement barbare et mal éduqué pour y voir un prétexte à surexciter sa libido — ou la preuve du machisme ambiant.
Le pouvoir du mâle ne s’exprime pas sur la photo qu’il fait. Il s’exprime bien davantage dans l’écart de salaire persistant entre hommes et femmes, dans l’assignation à domicile et à vocation matrimoniale qui va de soi dans certaines cultures, dans les sifflets qui accompagnent les mini-jupes et les pantalons dans nombre de rues de ce pays, voire dans les agressions que subissent des femmes simplement parce qu’elles sont habillées… en femmes.

Jean-Paul Brighelli

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