Bruno Tessarech vient de publier Vincennes aux éditions NiL, un petit volume qui stimule agréablement l’intelligence et la nostalgie.
De quoi s’agit-il ? D’agiter quelques souvenirs de ce que fut la fac de Vincennes, construite au milieu du Bois du même nom en 1969 à l’initiative d’Edgar Faure, qui pensait fabriquer un abcès de fixation pour gauchistes — et détruite en 1980 par Alice Saunier-Seité, ministre de l’Enseignement Supérieur qui rasa jusqu’aux fondations une université qui était devenue un laboratoire d’idées subversives. Où, comme le dit très bien l’auteur, le dedans était devenu le dehors, et vice versa — tant les échanges y étaient incessants, et prolifiques, l’intelligence aiguë et sa contamination rapide.
Delenda est Vincennes, dit la ministre — et je défie aujourd’hui quiconque de retrouver l’emplacement de la fac, effacée aussi bien que Carthage. Né en 1947, Tessarch a dû comprendre ce jour-là — comme moi, son cadet de six ans — que c’en était fini de son adolescence.

Il ne nous restait plus qu’à rester éternellement jeunes.

En sombrant corps et biens, Vincennes a échappé au pire : « Tu n’es jamais devenue une vieillarde gâteuse, lui lance Tessarech, un corps en décomposition, la ruine pathétique sur laquelle d’aucuns auraient pu lancer des crachats — ou à qui rendre un vibrant hommage, ce qui revient au même. Tu as donc échappé au pire. Philippe Sollers ne viendra jamais délirer entre tes murs, prôner la jeunesse éternelle des fils de Casanova et de Venise. Michel Houellebecq ne ricanera pas sur tes ruines. Arte ne tournera pas d’émission commémorative à l’occasion de ton demi-siècle. »

Et c’est tant mieux. Tous les révolutionnaires devraient disparaître jeunes. Rimbaud for ever !

Tessarech fut longtemps prof de Lettres en région parisienne. Puis il s’est mis à écrire — contrairement à d’autres, il a séparé les deux fonctions. Depuis la Machine à écrire (le Dilettante, 1996) il a commis des romans, des essais (Pour Malaparte, Buchet-Chastel, 2007) — et aujourd’hui cette lettre (c’est le style imposé de la collection « les Affranchis ») qu’il adresse à Vincennes soi-même appelée ici « camarade » — un mot, note-t-il d’emblée, « qui fleure bon les manifs, la lutte finale et le Grand Soir ; autant dire des espérances passées de mode ».

S’il s’agissait seulement de nostalgie, j’aurais apprécié le livre — après tout, j’ai fréquenté Vincennes, de façon épisodique, dans ces années-là —, mais sans penser à en tirer un enseignement. Mais voilà : ce qui s’est joué dans cette fac d’avant-garde, entre 69 (année érotique…) et 81 (décès des illusions, quoi qu’on veuille aujourd’hui nous faire croire, parlez-en aux ex-communistes…), c’est à la fois la fin du gauchisme, la théorisation de ce post-modernisme qui coïncida avec la mise au rancart des idéologies les plus encombrantes, l’expression parfois virulente des sexualités marginales, la croyance à la spontanéité dans la réflexion qui colla tout de suite au pédagogisme constructiviste, et en même temps une nouvelle approche du cours magistral. Vincennes fut un carrefour d’idées, et je ne lui reprocherais jamais d’en avoir enfanté autant de débiles que de remarquables — le seul problème, c’est que les débiles, après, ont pris le pouvoir.

Reprenons dans l’ordre.
– Fin du gauchisme : les cheveux se portaient longs, les jeans étaient sales, la fac couverte de dazibaos (comme l’était aussi Censier, à la même époque, et, un cran en dessous, Jussieu).  Mais comme le note Tessarech, « je t’écris après le règne mitterrandien, ses hésitations, ses compromissions, ses cohabitations, après la longue somnolence du chiraquisme, après le retour en triomphe d’une droite dure et cynique, après l’effritement des luttes sociales face à un monde marchandisé et financiarisé ». « La société du spectacle est devenue triomphante au-delà des pires cauchemars situationnistes » — et Libé, journal sale de la rue Cristiani, engendra Libération, journal bobo de la rue Bérenger. Et Tessarech de rappeler le mot de Jouhandeau lancé aux révolutionnaires de 1968 : « Vous finirez tous notaires ! »

– Théorisation du post-modernisme : Tessarech brosse de Jean-François Lyotard, qui inventa le mot, un portrait savoureux — et très exact. « Je ne pouvais m’arracher àl’impression, écrit-il, que Lyotard ne faisait qu’attendre le dividende de son coup de génie fracassant, l’invention du concept de postmodernité. » Lyotard ou jamais. « Deleuze avait toujours été immense, sa voix et ses bras étendus couvraient tout, alors que Jean-François Lyotard s’était si longtemps bercé du désir de devenir grandiose qu’il semblait ne pas en revenir d’y être enfin parvenu. » Lyotard à la crème.

– Expression des sexualités : le récit de la manière dont René Schérer et ses étudiants se font rembarrer par les gouines rouges du MLF vincennois est hilarante. Ne disait-on pas, à l’époque, dans les rangs féministes : « Une femme a besoin d’un homme comme un poisson d’une bicyclette » ? L’époque du FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire), où René Schérer, Guy Hocquenghem ou Gabriel Matzneff, parmi tant d’autres, défendaient la pédophilie, parmi toutes les déviances dont les années 70 se firent le chantre…

– Spontanéité de la réflexion — si féconde dans le contexte de Vincennes, quand ceux qui s’exprimaient étaient les élèves de Deleuze, Foucault ou Châtelet, si mortelle lorsque, copiés par ceux qui n’y étaient pas, tout cela a fini par engendrer, des années plus tard, les aberrations constructivistes et l’élève qui construit lui-même ses propres savoirs… Noëlle Châtelet y donnait des cours de gourmandise en odorama — « reniflez-vous les uns les autres » —, cela n’excuse en rien la loi que son frère, Lionel Jospin, fit passer en 1989. Au fond, Vincennes fut la quintessence de ces années folles où la linguistique, entre autres, traversa les sciences humaines en boulet de canon, amenant une foule de suggestions stimulantes au niveau de la recherche, sans se douter qu’on en ferait l’axe central de l’enseignement du Français dans les petites classes. De même, Tessarech raconte comment Schérer, entre ruse et ironie, suggérait à l’étudiant qui s’estimait mal noté de « modifier sa note pour celle qui lui semblait mieux adaptée ». Dans ce foutoir général, on était encore dans l’étude — loin, très loin d’Antibi et de sa « constante macabre ». Ces années de débauche intellectuelle (et, il faut bien le dire, de débauche tout court — tout comme le libertinage de mœurs se conjugue au libertinage intellectuel) furent « un vrai bonheur ». Mais voilà, on commence la sociologie avec Georges Lapassade, qui était le premier parti travailler « sur le motif », et on finit avec Dubet. Sic transit.

– C’est d’autant plus paradoxal que Vincennes, qui était anti-mandarinal au possible, savait reconnaître les vrais génies, et écoutait religieusement les cours de Deleuze, par exemple :  « Sa parole tenait du magnétisme. Je l’écoutais avec une délectation sans mélange, il était comme le conteur d’une pensée dont il m’eût fait suivre les circonvolutions sous une plaque de laboratoire. Parfois quelqu’un l’interrompait pour jeter en pâture une idée pertinente ou incongrue, que Deleuze n’écartait jamais. Il marquait un court temps d’arrêt avant de rebondir sur l’assertion pour construire un développement où passaient Kafka, Nietzsche ou Jean-Luc Godard. Il y avait chez lui quelque chose d’un magicien habité, toujours en concentration sur lui-même mais captant l’alentour. » Comment diable faisait-il, lui qui n’avait pas eu la chance d’apprendre à apprendre dans un IUFM ? Et que préférez-vous, « tous Deleuze » ou « tous Meirieu » ?

Les apprentis-philosophes de l’époque (Tessarech, à ce que l’on comprend, hésita longtemps entre philosophie et littérature) suivaient avec ferveur les exposés patiemment savants de François Châtelet, tout dévoué à expliquer Platon ou Aristote — et à hausser les épaules devant Pascal, qu’il trouvait « plat ». Pour répliquer à Châtelet, il fallait avoir d’abord avalé tous les pré-socratiques — et les autres. Vincennes, lieu de débauche verbale, était aussi une fac où l’on savait se taire. Quant à Foucault, Tessarech, comme tant d’autres — moi compris — resta à la porte de l’amphi pris d’assaut. Tant pis — nous nous consolions en allant écouter Barthes à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, rue de Tournon. Encore un qui n’avait pas eu besoin de l’IUFM.

Ce livre in memoriam est aussi une nécrologie. De Vincennes, rien ne reste — mais comme dit Tessarech, « le massacre t’a permis d’accéder au statut d’immortelle ». Et d’ajouter que le mot le plus en usage dans cette fac hors normes était le mot « cadavre » — dans le sens que les surréalistes avaient donné au terme lorsqu’ils l’avaient jeté à la face d’Anatole France : « Le cadavre en décomposition de la société, le cadavre du dernier stalinien ou du dernier social-traître, le cadavre de l’université bourgeoise, celui du dernier journaliste ou du dernier mandarin, et j’en passe ». Ces cadavres-là sont encore vivaces, malgré ce que nous en pensions. Et c’est Vincennes qui est morte. Morts aussi Deleuze, Foucault, Châtelet, Lyotard et les autres — Schérer, à qui est dédié le livre, est nonagénaire, quelque part. On croirait la fin du Vicomte de Bragelonne. Mais franchement, ces morts-là ne sont-ils pas plus vivants que tous les autres, et que tout le reste ? « Inguérissable nostalgie », écrit Tessarech. Ma foi, il est des blessures qui donnent envie de vivre, et même de regarder en avant — « forward », disait D’Artagnan.

Et René Schérer pour finir : « L’histoire n’est pas seulement élimination et effacement, il se peut qu’elle soit également répétition constitutive. Le désir surnage, frémit et vibre en dépit de tout, il agit par un effet en retour lorsque l’identification après coup donne existence et consistance à ce qui n’était d’abord que l’ombre d’un rêve. »

Jean-Paul Brighelli