Dans la tête de Ruth Elkrief.

« Nos équipes ont fait un travail formidable », se réjouissait Ruth Elkrief le soir de la victoire d’Emmanuel Macron, paraissant maladroitement suggérer que les équipes en question étaient pour beaucoup dans ce triomphe, alors qu’elle voulait probablement saluer leur efficacité professionnelle et rien de plus. En tout cas, à BFMTV, ils sont vraiment, mais vraiment, très contents d’eux-mêmes, au point de nous proposer, le 24 mai au soir, un sujet de 40 minutes consacré à la manière dont les journalistes de la chaîne ont vécu la campagne !

Je ne sais pas si vous avez déjà eu la curiosité, l’occasion ou le malheur de regarder cette émission (ou une autre du même genre). NB : ce qui m’intéresse ici n’est pas le contenu mais le principe ; donc, pas besoin de subir plus de trois minutes.

Voici comment cela fonctionne : nous voyons, en alternance, les gens vivre des banalités et ces mêmes gens raconter ce qui leur est arrivé.

Ainsi, on nous montre les filles qui se lèvent et se rendent, chargées de coussins, dans la chambre des garçons, afin d’en bombarder ceux-ci. Et cet épisode passionnant est entrecoupé de témoignages délivrés, au présent de l’indicatif, par les protagonistes. Ce qui donne : la blonde en situation disant « Bon, les filles, je propose qu’on aille attaquer les garçons avec des coussins ». Puis, la même blonde, seule, assise face caméra (dans ce qu’ils appellent « le confessionnal ») : « ce matin, je suis très en forme, je propose aux filles qu’on aille canarder les garçons avec des coussins ».

L’effet de cette narration différée, et redondante par rapport aux images, est triple: 1. comme les gens racontent au présent, nous avons l’impression, par la magie du montage, de vivre la scène depuis de multiples points de vue (nous ne voyons pas seulement ce que nous montre la caméra mais aussi ce qui se passe dans la tête des différents personnages); 2. racontées avec force dramatisation, des banalités deviennent des aventures palpitantes; 3. parce qu’ils racontent avec une complaisance nombriliste ce qu’ils ont vécu, ces gens acquièrent le statut de personnages dans une histoire. Le séquençage en épisodes renforce cet aspect de la scénarisation.

Il manque, bien entendu, le témoignage intime d’un personnage : le caméraman, l’observateur. Je vous le fais : « là, je vois la blonde qui propose aux autres filles d’aller lancer des oreillers sur les garçons et je me dis que la journée va être longue ».

Et bien ce qui manque dans « Les Marseillais South Africa », BFMTV l’a fait. Avec « l’incroyable élection », les observateurs sont devenus les personnages centraux de l’aventure, les héros de la campagne. Pour le reste, c’est tout pareil : on les voit en situation (rediffusion d’émissions filmées pendant la campagne), puis au confessionnal, le tout scandé par les titres des différents épisodes. Voyez plutôt :

 

Vous avez vu, on a donc ce genre de passages : « on va les saluer chacun dans leur loge et on arrive à la loge de Philippe Poutou qui est en grand conclave avec Nathalie Arthaud » et l’on voit les journalistes arriver à la loge de Philippe Poutou, où ce dernier discute effectivement avec Nathalie Arthaud. Redondance de la parole par rapport à l’image, dramatisation du rien. Voir aussi l’épisode Whirlpool avec le commentaire de Ruth Elkrief : « là, je me dis, ça peut déraper ». Notez que ce qui importe ici, c’est : « là, je me dis ». On est dans la tête de la blonde au moment de la bataille de polochons. Suspense, dramatisation du déjà-advenu par la mise en scène de la subjectivité.

En résumé et pour dire les choses clairement, ce qui se passe dans la tête d’Emmanuel Macron ou de Marine Le Pen est intéressant, ce qui se passe dans celle de Ruth Elkrief, beaucoup moins. Rien ne m’obligeait à regarder cette émission, me direz-vous. Exact, et d’ailleurs je ne l’ai pas regardée en entier, je voulais seulement voir de quoi il retournait. Mais ce dont il faut s’étonner, c’est que les journalistes aient une assez haute opinion d’eux-mêmes pour croire que ce surprenant making-of autocentré avait des raisons d’être.

Je reviendrai, dans mon prochain post, sur le rapport entre parole et image, et plus spécifiquement sur un autre cas de redondance.

11 commentaires

  1. Chère Ingrid,

    Qui est donc ce Pouton dont vous nous parlez dans cet article?
    Était-ce une tentative d’éviter la redondance?
    Ou un appui sur le mauvais boutou?

    Je vous souhaite une bien belle journée.

    PS: oui, je suis dans une phase rebelle, je critique :p

      • Pas de quoi, gente dame…

        Ma phase rebelle se terminera demain, avec ma demande de réinscription à l’université.

        En droit.

        Quitte à étudier la langue, autant le faire dans la langue des tyrans :p

  2. Comme d’habitude, excellente analyse de l’inepte comportement stéréotypé des médias.
    Vous évoquez ce nouveau symptôme de la maladie (infantile ? sénile ?) apparue avec les chaînes d’information en continu. ou comment conserver l’attention des parties de cerveau vaguement disponible jusqu’au prochain encart publicitaire, quand on n’a rien à dire sur une absence d’événement.
    Les marronniers, aussi désuets que les interludes de feue la RTF, sont à présent remplacés par une logorrhée tiède dont la fonction est la même : maintenir l’hébétude, donc la fidélité à la chaîne, du spectateur jusqu’à la prochaine publicité (prétendument ludique) censée réveiller les quelques neurones encore connectés à l’aire cérébrale du désir.
    Les poubelles de la télé réalité ont une fonction identique. Il existe même des chaînes de météo en continu…
    Je réitère, bien obligé puisque les méthodes  » journalistiques  » sont identiques car visant le même but.

  3. Bon article pour ceux qui n’auraient pas encore compris que les vraies vedettes du jour sont les journalistes et aussi les présentateurs météo…
    Quant aux décérébrés du début, je suggère qu’on rouvre les bagnes.

  4. « Racontées avec force dramatisation, des banalités deviennent des aventures palpitantes » . Très juste. J’ai remarqué cette tendance dans la vie de tous les jours, chez ceux qui sont d’une navrante… banalité, comme s’ils voulaient se montrer d’importance et intéressants… Ou « redondance de la parole par rapport à l’image, dramatisation du rien » : comme pour donner un os à ronger aux « journalistes » (à propos, c’est quoi au juste, un « journaliste » ?), il faut bien qu’il gagnent leur vie, les pauvres petits.
    Merci pour ce post qui analyse finement cet aspect de notre vie « moderne ». Et qui a surtout le courage et l’audace de dire tout haut ce que pensent les autres tout bas, sans oser le dire, de peur du grand méchant loup…
    Belle journée !!!

  5. Que les journalistes se prennent pour le nombril du monde, il y a à celà une bonne raison : ils le sont!
    Ce que nous apprenons du monde, ce sont eux et eux seuls qui nous le disent et comme il est normal, le messager importe plus que le message. Je ne sache pas le moyen d’éviter ça!
    Sauf peut-être grâce à des remarques comme les vôtres, Ingrid, qui, si elles tombent sous ses yeux pourraient avoir un effet salutaire sur R. El Krief par la similitude de sa situation grotesque si bien évoquée par vous avec celle des téléréelsdécérébrés. Mais il faut noter aussi que leur spectacle attire …je ne sais qui en nombre suffisant pour être rentable apparemment …

  6. Heu, Ingrid, y aurait pas un défaut dans l’horloge de votre site? Elle indique 14h10 pour mon post de 16h10 à ma montre…

  7. Il y a quelques années , j’ai entendu ou plutot lu un commentaire de Georges Pernoud (de Thalassa) qui m’a suffisamment marqué semble t’il, pour que je m’en souvienne encore.
    Il disait que le journaliste de ses reportages ne devait jamais paraitre à l’écran , n’étant en rien le sujet de ceux ci
    une sorte de conception antique de l’art , qui s’est écroulée sous le narcissisme exacerbé de cet Occident en phase gateuse

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