En voilà une question qu’elle est bonne. Ou pas.

Un groupe de citoyens vient de lancer l’initiative « trois débats sinon rien », afin d’obtenir l’organisation de six débats télévisés, en tout : trois avant le premier tour, impliquant tous les candidats, et trois entre les deux tours, au lieu de l’unique débat habituel. En soi, cette idée n’est pas aberrante et elle permettrait peut-être de contrebalancer un peu les nouvelles règles du CSA en matière d’équité (et non plus d’égalité) du temps de parole, qui risquent de nuire beaucoup à la visibilité de ceux qu’on appelle les petits candidats. Mais organiser plus de débats, c’est aussi donner aux médias plus de poids encore qu’ils n’en ont déjà.

La règle de l’égalité parfaite était très contraignante mais elle avait l’avantage d’être juste et claire. Le CSA l’a abolie récemment, au profit d’une exigence d’équité qui délègue aux médias audiovisuels le soin d’« évaluer le poids relatif de chaque candidat ». Autrement dit, un petit candidat restera un petit candidat, sans espoir de s’extraire de ce statut. Et bien sûr, cette évaluation difficilement objective permet aux médias de sélectionner les têtes d’affiche sans devoir s’imposer la corvée de s’intéresser à des personnalités mineures.

Reste à déterminer si les débats de préparation au premier tour reposeraient sur ce principe d’équité ou si, à titre dérogatoire, on y respecterait une égalité parfaite. Comme ces débats mettent toujours au premier plan d’énormes chronomètres, on verrait exactement quel est le temps de parole accordé à chacun et les différences de traitement, même légales, sauteraient aux yeux de manière gênante.

Mais surtout, on aurait droit à cette sempiternelle et inutile question : qui a gagné le débat ?

Comment comprendre cette question ?

Théoriquement, celui qui gagne le débat est celui qui parvient à convaincre et donc à remporter l’élection. Vous voulez savoir qui a gagné le débat ? Attendez les résultats du scrutin.

Ou alors, on considère qu’on peut gagner un débat sans gagner l’élection. Tel candidat a été le plus convaincant, le plus brillant, le plus offensif, le plus percutant : c’est lui qui a gagné le débat. On évalue alors la qualité d’une performance oratoire. C’est évidemment ce qu’on veut signifier, en général, quand on pose cette question. Mais ce n’est pas si simple :

  • D’abord, on peut être brillant et dire n’importe quoi. La qualité d’une prestation lors d’un débat ne préjuge en rien de la faisabilité des mesures que l’on propose ni de la véracité des informations que l’on convoque à l’appui d’une démonstration. En général, les adversaires en plateau laissent tout passer, préoccupés qu’ils sont par la volonté de caser ce qu’ils ont à dire, bien plus que par celle de répondre aux autres participants. Les médias se chargent du fact-checking mais souvent de manière déséquilibrée, pardonnant voire éclipsant certains mensonges et certaines inexactitudes d’un candidat pour mieux mettre en lumière la crasse incompétence, ou supposée telle, d’un autre.
  • Ensuite, on peut être considéré comme perdant au vu de la qualité de son propre discours mais gagner, en réalité, un débat malgré soi (ou plutôt grâce à ses concurrents). Quand Manuel Valls fait l’objet d’attaques systématiques de la part de ses adversaires lors du deuxième débat de la primaire socialiste, il n’en sort pas nécessairement perdant. On peut avoir l’impression que les autres, en se liguant contre lui, en font un bouc émissaire. Position qui attire la sympathie. Il devient la victime expiatoire d’un échec collectif qu’il a seul le courage d’assumer ; c’est une posture valorisante.

Une fausse question ?

Il est normal, pour savoir qui a gagné un débat, de consulter les gens, même si l’on pourrait penser que cette question ne s’adressât qu’aux indécis, les autres ayant sans doute du mal à dire : je soutiens untel mais il a été nul. En général, quand on soutient un candidat, on le trouve forcément bon. Il y a des exceptions, bien sûr, mais cette perception est tout à fait naturelle. Toutefois, admettons que l’on consulte tout le monde et que le vainqueur du débat soit celui qui arrive en tête de ce sondage, effectué juste après la confrontation. Ne sommes-nous pas, tout de même, fortement influencés, pour ne pas dire conditionnés par le discours médiatique qui entoure ce débat ? Avant, on nous dit qui part « favori ». Pire : à peine le débat est-il fini qu’on nous dit qui l’a remporté. Et le lendemain, nous demande qui, selon nous… l’a remporté !

On me rétorquera qu’il suffit d’éteindre sa télé dès que le débat est fini pour échapper aux séances de décryptage qui rejouent le débat par porte-paroles interposés et nous font totalement perdre de vue nos impressions personnelles. Qu’il suffit, le lendemain, de fuir, sur toutes les fréquences, les billets de chroniqueurs intitulés « qui a gagné le débat ? » :

Mais dans ce cas, il faut aussi renoncer à allumer la radio en allant au travail, parce que les titres indiquent, en général, le « vainqueur » du débat. Cela n’influe pas nécessairement sur notre vote, après tout, mais on peut légitimement s’interroger sur l’effet de conditionnement qui résulte de la restriction précoce du casting à trois noms et, ce qui est encore pire, de la distribution convenue des rôles :

Je vais vous raconter une anecdote authentique : au lendemain d’un débat Clinton-Trump, sur France-Info, le journaliste qui annonce les titres du matin nous dit « 1 partout, balle au centre, pas de réel vainqueur ». Une heure après, peut-être même moins, je rallume le poste et… le score a changé : « Clinton 1, Trump 0, la candidate démocrate sort gagnante de ce premier débat. » et l’on restera sur cette seconde version durant le reste de la journée. Qu’en déduire sinon que cette appréciation extrêmement subjective ne devrait pas faire l’objet d’un titre ? Qu’en déduire également, sinon qu’elle est assénée comme telle en vertu de ses potentialités d’influence, au moins sur l’opinion que l’on se fait de telle ou telle personne ?

Et parlant d’influence et de conditionnement, il faut dire un mot du déroulement des débats lui-même.

Trois réserves au sujet des débats télévisés

  • Pourquoi nous oblige-t-on à voir les secondes défiler sur ces énormes chronomètres ? Suis-je la seule à penser que cela empêche de suivre sereinement le propos ? J’émets le soupçon que ce dispositif a été conçu pour les abrutis que nous sommes, afin de nous donner quelque chose à regarder puisque nous devons être totalement inaptes à comprendre ce qui se dit. Petit suspense : tic-tac-tic-tac-tic-tac. Tiens, untel a parlé plus longtemps qu’untel. Bigre.Nous sommes entrés dans l’ère de la parole quantifiable. Difficile de se concentrer sur ce qui est dit quand on nous met devant les yeux des chiffres qui défilent. N’essaie-t-on pas de faire diversion afin de masquer la vacuité du propos? Je ne sais pas ; mais on crée de la tension à peu de frais, cela, c’est sûr. Notez que le procédé est transposable en tous domaines :
  • Deuxième point: la distribution des rôles influe sur l’animation du débat. On se souviendra d’Elkabbach traitant avec un dédain révoltant le candidat Bruno Le Maire. Toute l’arrogance du système concentrée en un seul homme… qui se fit dûment moucher :

Arrogance du système qui se fait encore sentir dans la manière dont certains médias rapportèrent l’échange. Ce n’est pas Elkabbach qui manque de respect à Bruno Le Maire, c’est Bruno Le Maire qui « s’en prend » à Elkabbach :

Ce n’est pas Elkabbach qui glisse une remarque déplacée, c’est Bruno Le Maire qui « s’énerve » :Terrible arrogance encore hier soir. On n’était pas dans le cadre d’un débat mais j’ai tout de suite repensé à l’épisode Le Maire en voyant cela. C’est quand le journaliste qui anime la soirée électorale sur BFMTV interrompt la diffusion du discours de Vincent Peillon en lançant : « le temps qu’il prenne position, on aura passé minuit. » J’en suis tombée de ma chaise ! Comprenons-nous bien: il est peut-être tout à fait légitime de donner la priorité au discours du vainqueur et non à celui d’un petit candidat, arrivé loin derrière. Mais on peut dire que l’on regrette ce chevauchement des interventions (manifestement un problème d’organisation) et expliquer en deux mots que l’on choisit de diffuser le discours du candidat arrivé en tête, en précisant que l’on rendra compte, ensuite, du discours que l’on coupe.

  • Troisième point, et non le moindre : sont-ce encore des débats, ces émissions qui en portent le nom mais n’en ont que peu l’allure ? Presque pas d’échanges entre les candidats. Des interventions constantes de journalistes pour distribuer la parole. En définitive, des interviews croisées bien plus que de réelles confrontations ; les journalistes commentent ainsi les rares échanges : « quelques passes d’armes ». Mais c’est trop net, trop balisé. Les candidats y sont pour quelque chose : chacun semble obsédé par l’idée de réciter son programme, d’égrener ses propositions. Du concret, du technique, du détail. Mais que sont ces débats où l’on n’échange jamais sur des idées ? Où l’on ne cite aucun philosophe, aucun historien, aucun écrivain, aucune autorité intellectuelle de référence ? Où l’on ne met pas même en évidence la logique globale de sa propre pensée ? Où l’on ne propose aucune conception du bien commun mais seulement un éparpillement de mesures ? Il semble entendu que tous les thèmes se rattachant à l’idée que l’on se fait de la France, de ce qu’elle fut et de ce qu’elle pourrait être, sont des thèmes malsains. Résultat, aucune hauteur de vue. Et les questions des journalistes incitent les politiques à s’enliser toujours plus dans ce discours ultra-concret et parcellaire. Comme si l’enjeu d’un scrutin présidentiel n’était que de sélectionner le gérant qui fera le mieux tourner la boutique au jour le jour.

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