Regardons ce que nous montre le film de Gianfranco Rosi, Fuocoammare, par-delà Lampedusa (en salles le 28 septembre)… et posons nous les bonnes questions.
Tandis que, de mon côté, j’assistais à la projection de Fuocoammara, par-delà Lampedusa, le nouveau film de Gianfranco Rosi, Ingrid Riocreux revenait ici sur l’usage de certaines photographies par les tenants de l’accueil des réfugiés sur notre sol. Comme tout le monde, j’ai également en mémoire l’image de ce garçonnet kurde flottant au bord du rivage, face contre sable. Ce cliché eut un nom. Il claquait comme un slogan : le petit Aylan. Je me souviens alors de l’étrange jubilation, fort éloignée de l’idée de deuil, qui avait saisi nos adversaires : ils tenaient enfin leur preuve. Non la preuve qu’un drame se jouât en Méditerrannée – merci les gars, vous nous l’appreniez, à nous éternels ignorants – mais une autre, délirante. Derrière l’alibi de nos prudences face au déferlement démographique et à ses conséquences futures, se cachait une réalité plus sombre, criminelle : Aylan, c’est nous qui l’avions tué. Le corps inerte de l’enfant nous accusait.. Pleuvait alors « l’injonction abêtissante et culpabilisante à prendre un certain parti », pour reprendre l’expression si juste d’Ingrid.
Avec une naïveté certaine, un homme politique tenta ces jours-là de résister à l’averse. C’était Florian Philippot. L’imprudent s’obstinait à opposer la raison à l’émotion – attitude qui définit assez bien ce qu’est le salaud moderne : un type qui veut – contre vents et marées, si j’ose dire – continuer à réfléchir. Que disait, à l’époque, Philippot ? Plus on accueillerait de réfugiés à Lesbos, plus on encouragerait la traversée du bras de mer séparant le continent (turc) de l’île (grecque). Et plus les gens traverseraient, plus il y aurait d’accidents, et donc de noyés. Ce n’était pas la fermeture de l’Europe qui était la cause de la mort d’Aylan, mais plutôt son ouverture.
J’aimerais à ce stade, et d’une certaine manière pour prendre les devants, opposer la photo d’Aylan et sa publication à des fins de sidération et de saturation du débat, à l’image documentaire, et notamment au film de Gianfranco Rosi, Fuocoammare, par-delà Lampedusa, qui sort en salles le 28 septembre. Le film, on s’en doute, a pour thème l’arrivée des migrants sur ce premier rivage d’Europe – mais pas seulement.
Fuocoammare, avant de devenir – n’en doutons pas une seconde – le film-ralliement de tous ceux qui bien-pensent, est d’abord un très beau documentaire, d’une poésie sombre, saisissante et qui a l’immense mérite de ne pas céder à ce travers de tant de documentaires : ponctuer mécaniquement de bons chromos des séquences saturées d’émotion. Au contraire, la beauté des images de Rosi avance à pas comptés, nous prend tranquillement par la main, que ce soit sur les rivages de Lampedusa et cette étrange splendeur mélancolique du Sud en hiver, ou sur les flots agités, ceux des pêcheurs, des sauveteurs et des migrants.
Le film de Rosi n’est jamais didactique ou moraliste. Il juxtapose deux réalités : l’une tranquille, presque ennuyeuse (mais non dénuée de grâce, et c’est une litote), des habitants de l’île – un garçon qui a les préoccupations de son âge, son père pêcheur, sa grand-mère qui tient le foyer, un médecin… l’autre tragique, celle de ces bateaux surchargés d’âmes appelant à l’aide au cœur de la nuit, et secourus avec bienveillance et respect par une Europe pas si indigne que ça. Ces deux réalités si proches et si lointaines semblent à peine se croiser sur le rivage commun de l’île.
On me dira peut-être : l’esthétique, l’art cinématographique de Rosi sont les chevaux de Troie d’une entreprise visant à faire abdiquer leurs convictions à tous ceux qui pensent que l’Europe n’a pas à changer de population. Pour ma part, je n’ai guère de doute sur l’usage qui sera fait du film. Cette entreprise qui transformera le documentaire de Rosi en « vibrant appel » et autre « urgence humanitaire », je l’entendais déjà se fomenter après la projection de presse, dans ces entre-soi amicaux où l’on se félicite de penser comme l’autre. Le travestissement de l’œuvre en tract aura bien lieu. Doit-on y céder ?
La réponse est évidemment dans la question. Mais creusons encore un peu. Déjouera-t-on le piège en s’accrochant à une posture cinéphilique vantant les qualités esthétique du film – ne serait-ce que pour ne pas passer pour une brute dénuée de toute sensibilité artistique ? Pas plus. Séparer la splendeur du film de Rosi de ce dont il témoigne aurait la platitude, inconvenante au regard du drame humain qui se joue, d’une distinction entre fond et forme.
Autorisons-nous plutôt, pour reprendre les termes que rappelait lundi Elisabeth Lévy, à regarder ce qu’on nous montre : ici, une tragédie silencieuse. Ayons cette audace de ne pas nous cantonner à ce qui s’adresse de préférence à nous. On se rendra compte alors que Fuocoammara, par-delà Lampedusa, pose bel et bien une question qui est finalement la même que celle de Florian Philippot : jusqu’à quand laisserons-nous la porte-entrouverte ? Autrement dit : Combien de morts entre ces deux courages – le « no-way » australien, ou le pont aérien ?