L’histoire des remakes se confond globalement avec celle des navets. À bout de souffle enseignait à Jean Seberg, devant le cadavre de Belmondo, ce que signifiait vraiment « dégueulasse » ; mais le remake de Jim McBride, en 1983, a disparu de nos mémoires. Sam Peckinpah a fait avec un chef d’œuvre du film noir en couleur, où Steve McQueen expliquait par l’exemple l’usage d’une chevrotine gros grains — mais qui se souvient du remake de Roger Donaldson en 1994 ? Même en prenant un grand metteur en scène vous finissez avec une bouse : tout le monde se rappelle le film de Sidney Lumet, 12 hommes en colère, mais qui sait que William Friedkin en a fait une pâle copie en 1997 — avec quatre Noirs américains et une femme, histoire d’être en phase avec l’horreur culturelle du politiquement correct…
Je peux continuer. Il est rarissime que la copie soit meilleure que l’original.
Alors, lorsqu’elle est au moins aussi bonne que la première version, cela vaut le coup de le signaler. J’avais dit il y a cinq ans tout le bien que je pensais de La Isla mínima, le sublime film de Roberto Rodriguez. Eh bien Christian Alvart, avec Land of murders, en a fait une version allemande, tout aussi glauque, tout aussi politique (non, je ne demanderai pas pour la centième fois pourquoi les Espagnols, les Allemands, les Anglais, les Argentins, les Américains et tous les autres savent faire des films politiques, et pourquoi les Français se cantonnent dans l’observation microscopique du nombril d’acteurs surestimés). Aux verts gluants du modèle initial, tirés des marais du Guadalquivir, répondent les bleus froids de Görlitz, ville improbable des confins de la Saxe, arrosée par la Neisse et par des flots de bière. Au couple de flics espagnols, l’un « moderne », l’autre formé par la police franquiste, répond un couple de flics allemands, un Wessi muté là par représailles, et un Ossi qui a appris dans la STASI les bonnes mauvaises manières de faire parler un témoin — ou de punir un criminel avant que les tribunaux et les droits de l’homme s’en mêlent. « Borderline », dit Philippe Ridet dans le Monde. Que dirait le « quotidien de référence » si un poulet français expliquait la vie et la voie des aveux aux racailles de chez nous comme Markus Bach (joué par Felix Kramer, énorme) le fait avec une spontanéité touchante dans ce film ?
« Mais nous avons déjà vu La Isla mínima », me direz-vous… Nous connaissons l’histoire — des jeunes filles enlevées, violées, mutilées, torturées, et jetées dans les marais puants qui entourent une ville morte que des Wessis achètent à la découpe en sucrant 20% des salaires… Sachez-le, amis européanistes, c’est à ce genre de travail de boucherie sociale qu’ont servi vos sacrifices sur l’Euro — calqué sur le mark pour aider à la réunification des Allemagnes, et de fait utilisé pour enfoncer dans la crasse, la misère et l’exploitation des Ossis, laissés pour compte du Reich reconstitué. Le Monde, poliment, en reste aux questions (« Les « Ossis » ont-ils gagné au change, en troquant le communisme agonisant pour le capitalisme triomphant ? Les « Wessis » sont-ils des bienfaiteurs ou des équarrisseurs de ce qui reste de la splendeur de la RDA ? ») alors que le film donne des réponses.
Peu importe que vous connaissiez la fin. Après tout, quand les spectateurs du XVIIe siècle allaient voir jouer Phèdre, ils connaissaient la trame de l’histoire — ils avaient appris leur mythologie. Aucun « suspense » chez Racine, juste un fabuleux exercice de style pour dire quelque chose sur son temps et son Dieu.
Même chose ici. Christian Alvart (à la réalisation, au scénario et à la photographie, ce garçon est doué) est un remarquable styliste — c’est ce qui manque le plus aux films hexagonaux ces derniers temps. Et un directeur d’acteurs sans doute impitoyable, tant les greluches sont niaises, les tueurs sadiques et les flics impitoyables.
Sadiques, dis-je… Christian Alvart a bien remarqué (comme autrefois Pasolini dans Salò) qu’il y a un rapport entre le sadisme et les rapports économiques et politiques de domination. C’est ce qu’il décortique avec application, sans discours théorique — tout par l’exemple. Vous pouvez dépecer une structure industrielle en soumettant les ouvriers qui y travaillaient à des sacrifices immondes, et découper des gamines avec des pinces rouillées. C’est le même Pouvoir dans les deux cas qui assujettit les corps, ceux des ouvriers comme ceux des gamines qui rêvaient d’ailleurs — ah, Berlin… Mais on ne fuit pas la Saxe — on y consomme de la bière, de la vodka (dernier souvenir de la tutelle soviétique, et après tout on est à la frontière polonaise) et de la solitude.
Bien sûr, ça se passe à la fin des années 1990, avant qu’Angela Merkel donne à tous sécurité, Europe et prospérité — non, je rigole… Un grand film, pas de chez nous : comment imaginer un équivalent de ce très beau et très puissant remake dans notre beau pays, où il n’y a aucune friche économique, grâce aux Allemands qui ont respecté notre outil industriel, aucune jeune provinciale rêvant d’ailleurs (ah, Paris…) et pas plus de sadiques que de suppressions d’emploi post-confinement.
Jean-Paul Brighelli
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