Entretien avec le journaliste Kévin Boucaud-Victoire (2/2)
>> A lire sur Causeur.fr: la première partie de cet entretien
La question écologique, les défis autour de la manipulation du vivant, le débat sur le transhumanisme ne peuvent-ils pas faire apparaître de nouveaux clivages et faire éclater vos distinctions entre les gauches ? Vous participez vous-même à une revue, Limite, dont les rédacteurs assument leur conservatisme et piochent davantage chez Patrick Buisson que chez François Ruffin et Frédéric Lordon.
Je ne sais pas si vous ferez très plaisir à Paul Piccarreta ou Gaultier Bès en leur disant qu’ils sont plus proches de Buisson que de Ruffin, qui se revendique de la décroissance ! Mais en effet, aujourd’hui, des enjeux inédits viennent s’ajouter aux anciennes questions, qui ne sont pas pour autant désuètes. Ces problématiques proviennent même de l’extension du domaine du capitalisme et de la marchandisation à tous les domaines de la vie. Je pense pourtant, à la suite de Cornelius Castoriadis, qu’« il y a longtemps que le clivage gauche-droite, en France comme ailleurs, ne correspond plus ni aux grands problèmes de notre temps ni à des choix politiques opposés. »
A quelles recompositions doit-on s’attendre ?
Je parie à terme sur un jeu à trois. Il y aurait d’abord les libéraux avec leurs différentes nuances postmodernes, progressistes, républicaines et conservatrices. C’est cette famille que Macron a, en grande partie, captée, même si LR et le PS continuent de feindre l’opposition, malgré leur objectif commun de transformer la France en nouvelle Silicon Valley. Il y a ensuite l’alliance des néo réactionnaires – qui voudraient revenir avant Mai 68 – et des identitaires. Pour finir, et c’est là où je me situe, il y aurait les radicaux qui désirent rompre avec le capitalisme et éviter le nouveau monde qui nous est promis, « celui du réchauffement climatique, de Goldman Sachs et de la Silicon Valley », comme le dit Michéa dans son dernier livre, sans pour autant revenir en arrière.
Mais pour avoir une chance d’exister, ces derniers doivent abandonner la religion du Progrès, qui voit comme condamnable tout ce qui est passé et s’enthousiasme devant n’importe quelle nouveauté, et doivent accepter les limites de notre monde et de notre humanité. Dans certains domaines, si ce n’est tous, il ne faut pas aller trop loin. Bref, ces radicaux devront apprendre à révolutionner tout en conservant. On comprend alors que je puisse me retrouver dans la ligne de Limite, même si je n’ai a priori pas du tout la même histoire politique que les fondateurs de la revue. Mais nous partageons cependant de nombreuses références, de Michéa à Orwell, en passant par Ellul, Bernanos, Simone Weil et Pasolini.
En attendant, même s’il ne présente plus aucun intérêt intellectuel, le clivage gauche-droite existe et structure à la fois nos pensées et la vie politique. Comme je ne suis pas hors-sol et ne vis pas dans le monde pur des idées, je dois en tenir compte. A l’heure qu’il est, je suis donc bien à gauche.
Mais dans un jeu à trois, « il faut être l’une des deux », selon la formule de Bismarck. Les libéraux se trouvant en position centrale, ne sont-ils pas sûrs de gagner à tous les coups, si les deux autres puissances persistent à se regarder en chiens de faïence ?
Effectivement, la démocratie représentative et la parlementarisation qu’elle entraîne – même dans un régime parfaitement présidentiel comme aux Etats-Unis – favorise le partage en deux camps. Ensuite, il faut remarquer que les libéraux gouvernent déjà depuis 40 ans grâce à leur position centrale. Par-delà leurs vernis progressistes ou conservateurs, PS et droite « républicaine » sont d’accord sur le principal : protéger l’économie de marché et aller toujours plus loin dans la mondialisation et dans la construction européenne. C’est « blanc bonnet ou bonnet blanc », pour reprendre les termes du communiste Jacques Duclos. Mais j’ai des raisons d’espérer que l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron signera la fin de cette « alternance unique » et que nous vivons une recomposition politique inédite.
Même si Macron a été élu, le libéralisme ne rencontre plus de vraie adhésion au sein de la population. Un sondage Libération-Viavoice publié après le premier tour révélait que seuls 58 % des électeurs du candidat d’En Marche ! l’avaient fait par adhésion, soit, d’après mes calculs, 10,55 % du corps électoral. De même, la moitié de ses électeurs au second tour l’ont fait pour éviter le FN. Ma conclusion est que Macron a gagné parce qu’il est apparu comme le « moindre mal » par rapport au péril « communiste », incarné par Mélenchon, au danger « fasciste », représenté par Marine Le Pen, et à Fillon qui, pour un tas de raisons, faisait figure de repoussoir. Cette logique n’est pas tout à fait neuve : en 1988, Debord remarquait déjà que la démocratie libérale préférait « être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats ».
Mais alors pourquoi cette logique du « moindre mal » libéral ne l’emporterait pas indéfiniment ?
Parce que les bases électorales se réduisent comme peau de chagrin. Les classes les plus populaires, ouvriers et employés, ne votent déjà plus pour ce bloc central. C’est le « marronnage des classes populaires », de Christophe Guilluy. Ensuite, parce que le déclassement des classes moyennes, fragilisées par la mondialisation, va à terme les faire fuir le camp libéral. Ce processus a déjà commencé et a permis la victoire à la primaire de Benoît Hamon, mais aussi le score de Jean-Luc Mélenchon. La captation de ces nouvelles classes populaires (ouvriers, employés, classes moyennes précarisées) sera un enjeu électoral primordial, d’où l’importance du populisme. Coté néoréactionnaire, le virage est largement amorcé, avec un populisme identitaire, qui défend un peuple ethnique (ethnos grec) contre les étrangers et les élites mondialisées. Côté radicaux, il reste encore du travail, malgré le virage de Mélenchon, pour construire un vrai populisme social, qui s’appuie sur les classes populaires contre l’oligarchie, qui bénéficie de la mondialisation.