Entretien avec Coralie Delaume et David Cayla
Dans le prologue de votre livre, vous dévoilez un secret de fabrication. Le titre de l’essai a été décidé à l’achèvement de vos travaux. Ces derniers vous ont donc convaincus que l’agonie de l’Union européenne est proche ?
Coralie Delaume : Non, mais ils nous ont très largement confirmés dans notre hypothèse initiale. Et si cela n’avait pas suffi, ce qui s’est passé en Belgique alors que nous mettions la touche finale, à savoir la révolte du social-démocrate wallon Paul Magnette contre la signature du traité de libre-échange euro-canadien CETA, aurait achevé de nous convaincre que l’Europe était définitivement entrée en phase d’agonie. Évidemment – et pour tout dire on n’en doutait guère – les Belges ont fini par rentrer dans le rang. Pour autant, on sent que désormais, les départs de flamme peuvent se produire n’importe quand et provenir de n’importe où. Jusqu’au jour où l’un d’entre eux, moins maîtrisable que les autres, fera s’embraser l’ensemble. Sera-ce une sortie inopinée de l’Italie de la zone euro, ainsi que l’ont prévue tout à la fois Joseph Stiglitz et le patron du célèbre institut économique allemand Ifo ? Ou une victoire du PVV ( Parti pour la liberté) aux législatives néerlandaises de mars 2017 ? Difficile à anticiper. Mais l’épisode « Wallonie contre CETA » n’était pas prévisible non plus.
David Cayla : Quoi qu’il en soit, le « combo » crise grecque de 2015 / vote sur le Brexit de 2016, signe vraiment – ça on le savait déjà avant de prendre la plume – la mise en route d’un processus de désagrégation. Celui-ci commence, pour des raisons qu’on développe dans l’ouvrage, par les périphéries. Périphérie Sud pour la Grèce, car même si elle n’a pas quitté la zone euro, le simple fait que cela ait été envisagé – pas par elle-même d’ailleurs mais surtout par les Allemands – a enfoncé un coin dans le mythe de l’irréversibilité de l’euro. Périphérie Ouest pour la Grande-Bretagne, avec une décision de sortir qui change considérablement les perspectives d’avenir. L’Europe n’avait fait jusque là que s’élargir. Pour la première fois, elle se rétracte. C’est un événement décisif, quoique certains aient pu dire pour en minimiser la portée.
Coralie Delaume : Et puis, la Grande-Bretagne reste la plus vieille démocratie du monde. Le fait qu’elle décide d’assumer pleinement sa souveraineté nationale a valeur d’exemple.
Vous démontrez qu’il est finalement assez facile de désobéir à l’Union européenne, citant notamment le couple Chirac-Schroeder sur les déficits excessifs ou un petit pays comme la Hongrie aujourd’hui. Finalement, n’est-ce pas une solution plus commode que l’activation de l’article 50 que les électeurs britanniques ont décidée ?
Coralie Delaume : Les Britanniques ont fait les choses très proprement. Leur choix a d’ailleurs surpris car n’étant pas ni dans l’euro ni dans Schengen, ayant obtenu des « opt-out » (des dérogations) dans plusieurs domaines, ayant refusé de signer le Pacte budgétaire européen introduisant une règle d’or dans le domaine des finances publiques, ils semblaient avoir une situation très privilégiée au sein de l’Union. Du coup, Hubert Védrine va jusqu’à dire que le vote sur le Brexit de juin 2016 était « un vote absurde ». Nous pensons que c’est minorer deux choses. D’une part l’attachement très fort de la Grande-Bretagne au principe de la « souveraineté parlementaire », qui l’a conduite à envisager l’idée même de supranationalité avec une très grande défiance. Dans les débats préalables au référendum, la question de la soumission du pays à la jurisprudence de la CJUE (la Cour de justice de l’Union), et de la primauté du droit communautaire sur les droits nationaux, a tenu une place importante. Le droit de l’Union, le caractère « quasi-constitutionnel » des traités, la production incessante de jurisprudence par la Cour, sont moins bien connus que les questions économiques. C’est pourtant décisif car ça pose la question même de la démocratie. C’est pourquoi nous y consacrons un chapitre entier dans notre livre. Des trois institutions communautaires supranationales (Commission, Banque centrale européenne, CJUE), la dernière est entourée de la plus épaisse « cape d’invisibilité » selon les mots de sociologue Antoine Vauchez. Nous avons essayé de lever une partie du voile….
David Cayla : L’Union européenne s’apparente de plus en plus à un projet d’intégration continentale sous férule allemande. Son centre de gravité n’a de cesse de se déplacer vers l’Est. C’est flagrant économiquement, tous les pays méditerranéens étant en train de décrocher, sous les effets de la « polarisation » générés par le fonctionnement du Marché unique. La France, si nous n’y prenons garde et si les choses continuent sur cette trajectoire, finira elle-même par devenir un pays périphérique. C’est vrai aussi politiquement, et les représentants de l’Europe de l’Est et du Nord sont de plus en plus présents au sein des institutions communautaires. Quant au « couple franco-allemand », on est en droit de se demander s’il a encore la moindre réalité. Dès 2012, la politiste allemande Ulrike Guerot expliquait que la Pologne était « la nouvelle France pour l’Allemagne ». Le spécialiste américain de l’Europe Tony Corn explique par ailleurs dans Le Débat : « Pour Berlin comme pour Varsovie, la stratégie non déclarée est de substituer au « Big Three » (Allemagne, France, Angleterre), un « triangle de Weimar » (Allemagne, France, Pologne) dans lequel l’Allemagne serait primus inter pares ». On peut sans doute comprendre, dans ses conditions, que la Grande-Bretagne ait éprouvé le désir de céder à l’appel du grand large…
Selon vous, la prochaine crise de l’euro sera-t-elle fatale à la monnaie unique européenne ? Finalement, cette dernière n’a-t-elle pas montré qu’elle était capable de survivre à la plus grande crise financière depuis quatre-vingts ans ?
David Cayla : La Banque centrale européenne s’est montrée capable d’un grand pragmatisme en plusieurs occasions. Elle a su se prêter à une interprétation hétérodoxe des traités et mener une politique accommodante visant à éviter l’entrée de l’eurozone en déflation. Cela n’a pas manqué d’ailleurs de provoquer des tensions avec les dirigeants allemands de la Bundesbank, qui ont résisté à toute force. La BCE s’est également montrée féroce pendant toute la durée de la crise grecque de janvier à juillet 2015. C’est son action, pour une large part, qui a provoqué la reddition de Tsipras après que les banques hellènes ont été délibérément mises à genoux. Le problème c’est qu’en prenant de sa propre initiative des décisions aussi lourdes, la Banque centrale européenne sort du champ technique et se transforme en acteur politique à part entière. Or une Banque centrale qui n’est soumise à personne (puisqu’elle n’est adossée à aucun État), qui ne rend de comptes à personne….ça pose quand même un problème démocratique majeur. Dans un futur proche et pour répondre à votre question, il est probable que l’efficacité de la politique monétaire finisse par atteindre ses limites. La BCE ne peut pas tout. Les taux d’intérêt sur les dettes souveraines sont en train de remonter, les phénomènes de polarisation conduisent à une divergence de plus en plus grande des trajectoires économiques des pays. Tous les économistes le savent : l’euro en l’état n’est pas viable. Certains, comme Michel Aglietta, proposent des transferts budgétaires massifs. D’autres, comme Olivier Passet, proposent de renégocier les traités. Nous nous attachons pour notre part à démontrer pourquoi il est illusoire d’espérer que de telles solutions soient jamais mises en œuvre….
Constater que la crise des migrants a davantage fait que l’austérité pour précipiter l’agonie de l’Union européenne ne titille pas les essayistes classés à gauche que vous êtes ?
Coralie Delaume : Pourquoi ? Il y aurait des questions politiques classées à gauche comme l’économie, et d’autres classées à droite comme les migrations ? La crise migratoire est une crise majeure qui a joué un rôle de révélateur. Comme nous l’expliquons, elle a montré que le principe intangible de la libre circulation des personnes, l’une des « quatre libertés » garanties par le Marché unique, pose des problèmes auxquels l’Europe n’a pas forcément réfléchi, obnubilée justement par l’objectif de s’intégrer économiquement, et ne voyant dans la circulation sans entrave des hommes qu’une manière de faire circuler le facteur de production « travail ». De plus la crise des migrants a souligné avec une intensité inédite l’incapacité des pays européens à coopérer, alors qu’ils sont engagés depuis plusieurs décennies dans un processus d’intégration supranationale qui génère en lui-même de la divergence et fabrique de la compétition. Il faut dire que cette crise a eu la particularité de se déclencher brutalement et de toucher tous les pays en même temps, alors que les politiques d’austérité sont plus lentes à produire leurs effets, et les produisent de manière très différenciées selon les pays. Il ne faut pas minorer pour autant l’impact de l’austérité et la manière dont celle-ci a contribué à rendre le problème insoluble. Les deux principaux pays d’entrée des flux migratoires sont la Grèce et l’Italie. En somme, il s’agit d’un pays dont l’économie a été volontairement pulvérisée et d’un autre pays, l’Italie, dont la croissance n’a pas bougé d’un pouce depuis 2000, c’est à dire depuis la mise en place de l’euro. C’est à eux qu’on demande prioritairement de faire face. Et on s’attend à ce qu’ils y parviennent ?
Angela Merkel demeure encore très populaire dans son pays malgré la montée de l’AfD et de Pegida. Sa réélection probable n’est-elle pas porteuse du statut quo pour quelques années encore ?
Coralie Delaume : Difficile à dire. D’abord parce qu’il y a d’autres élections importantes en 2017 comme les législatives aux Pays-Bas et la présidentielle française. Dès 2018 se tiendront également les législatives italiennes (si elles n’ont pas lieu en anticipé d’ici-là). L’Allemagne se positionnera forcément par rapport à ce qui se passera dans son voisinage. D’ailleurs, elle peut tout à fait durcir encore ses positions… Sur le plan intérieur, il faut aussi savoir que le parti de la chancelière, la CDU, devra trouver des partenaires de coalition pour former un gouvernement. Or là comme ailleurs, le paysage politique se fragmente. Les alliances seront peut-être difficiles à nouer, la question européenne étant évidemment appelée à jouer un rôle important dans les marchandages entre formations. La Fin de l’Union européenne – Editions Michalon