L’idole de la gauche socialiste a toujours siégé à droite du PS

 

Mon arrière-grand-père Marcel, qui nous a quittés il y a quinze ans, était socialiste. Né en 1906, cultivateur, il avait fait son service militaire entre Beyrouth, Alep et Damas puisque la France administrait Syrie et Liban dans le cadre d’un mandat de la SDN. Pourquoi évoqué-je sa mémoire au moment où Pierre Mauroy nous quitte à son tour ? Parce que mon aïeul Marcel était un admirateur sans borne du « Gros quinquin », comme le surnommaient affectueusement des amis du Nord. À tel point qu’en famille, il nous arrivait de glisser une petite critique sur Mauroy juste pour le faire enrager. Mon arrière-grand-père n’aurait pas vraiment été dépaysé depuis vendredi, quand le décès de l’ancien premier ministre a été annoncé. La plupart des médias ont célébré un homme symbolique de« la gauche qui était encore de gauche », celle des premiers mois au pouvoir de François Mitterrand, celle de la  retraite à 60 ans et des nationalisations. De fait, Mauroy qui était issu de la SFIO et qui a accédé au pouvoir en 1981, symbolisait une belle revanche tous les socialistes, si longtemps privés de pouvoir le gaullisme. Or, tous ceux qui voient en Mauroy une icône d’un socialisme immaculé, sans compromissions avec le libéralisme mondialisé, sont victimes, inconsciemment ou non, d’un immense malentendu.
Examinons de plus près l’itinéraire politique de Pierre Mauroy. Voyageons dans le temps jusqu’en 1971, à Epinay sur Seine. Lors de ce congrès qui vit la création du Parti Socialiste, François Mitterrand constitua une coalition pour le moins hétéroclite où l’on retrouvait la gauche du parti, représentée par les marxistes du CERES du jeune et bouillant Chevènement et sa droite, dite des « Bouches du Nord ». Les fédérations du 13 et du 59 y étaient les forces principales, emmenées par Gaston Defferre et un certain… Pierre Mauroy. Car Mauroy, c’était la droite du parti, celle qui ferraillait contre le PCF sur les terres du Nord. Pendant toutes les années 70, il fut une figure, sinon la figure, de l’aile droite du Parti d’Epinay. Ce n’est pas un hasard si on le retrouve associé à Michel Rocard lors du congrès de Metz en 1979. Et c’est Laurent Fabius qui porta à cet attelage droitier le coup fatal : « Entre le Plan et le Marché, il y a le socialisme. » François Mitterrand, pour l’avoir combattue, connaissait les figures imposées de la Ve République. Elu président, il appela un des représentants de son aile droite à Matignon. La politique est affaire d’addition, surtout en début de mandat. C’est donc Mauroy qui, à contre-emploi, un peu comme Michel Debré fut le premier ministre de la décolonisation de l’Algérie, pilota la mise en place des principales mesures du premier septennat mitterrandien. La première gauche avait besoin de la seconde pour gouverner.
Et la gauche de gouvernement, comme l’Allemagne en foot, finit toujours par gagner. Alors que les visiteurs du soir se succèdent à l’Elysée, que Fabius et Bérégovoy insistent pour tenter l’Autre politique et sortir la France du système monétaire européen, Mauroy, allié à Delors, refuse de renverser la table. « Je ne conduis pas avec des pneus lisses sur une route verglassée », aurait asséné le premier ministre au PrésidentAu lieu de prendre le volant sur cette route prétendument dangereuse, il préféra faire monter le pays dans le train fou de l’intégration économique européenne, laissant le Franc accroché au Mark, bien avant de les faire fusionner dans une monnaie dont Jean-Luc Gréau démontre mois après mois dans les colonnes de Causeur à quel point elle est contraire aux intérêts nationaux. Mais voilà, le fils d’instituteur du Nord appartenait à la catégorie autoproclamée  des « Européens convaincus ». Comme le raconte Chevènement dans La France est-elle finie ? (Fayard, 2011), c’est appuyé sur le tandem Mauroy-Delors que Mitterrand adapte les structures économiques et financières françaises au monde de Ronald Reagan, Margaret Thatcher et Helmut Kohl. Il n’est pas indifférent que l’hommage le plus lucide vienne de la journaliste du Figaro, Judith Waintraub[2. Libérale et européenne mais aussi grande amie de Causeur, c’est pourquoi il lui sera beaucoup pardonné.],  qui twitta, en reconnaissance à Mauroy : « l’homme qui nous a évité l’autre politique en 1983 ».
Pourtant, le malentendu historique perdure. Interrogez quelqu’un au hasard dans la rue ; demandez lui qui de Fabius ou de Mauroy représentait la gauche du Parti socialiste entre 1970 et 1990, il vous répondra à coup sûr que c’est le second. A écouter la télévision ces derniers jours, vous pouvez faire de même à la sortie d’une école de journalisme ou de Sciences Po, vous obtiendrez vraisemblablement le même (mauvais) résultat. Ce malentendu a des raisons. Mauroy a effectivement incarné les premiers temps du « passage de l’ombre à la lumière ». Ainsi fait-on souvent référence à la retraite à 60 ans qu’il incarnerait davantage encore que François Mitterrand. Sans doute associe-t-on inconsciemment l’homme du Nord, la mine, la pénibilité du travail et cet acquis social mérité. On ne devrait pas oublier que le tournant de 1983 condamnait cette conquête à long terme. Reconnaissons que depuis trente ans, et avant que François Hollande ne décide d’y renoncer, elle aura profité à ceux qui, nés entre 1920 et 1950 ont travaillé dur pour reconstruire la France après deux guerres. Sans doute aussi, les conditions du départ de Mauroy de Matignon, en pleine guerre scolaire perdue par le président de la République, contribuent-elles aussi à cette fausse réputation.  On cite cet avertissement que le maire de Lille aurait soufflé à l’oreille de Jospin en 2002 : « Ouvrier n’est pas un gros mot ». Il avait raison, Pierre Mauroy, mais Jospin n’avait-il pas oublié les ouvriers par la faute de ceux qui leur avaient préféré l’Europe vingt ans plus tôt ?
Pierre Mauroy est parti mais le malentendu demeure. Et pas seulement celui-ci. Quand Jacques Chirac nous quittera, les chaînes de télé expliqueront qu’il était un gaulliste orthodoxe parce qu’il a mis la pâtée à Le Pen en 2002. Alors, Mauroy icône du socialisme français d’avant, après tout, pourquoi pas ? Ne serait-ce que par respect pour Marcel.

1 commentaire

  1. Né en 1978, j’avais vraiment besoin de cet article. Et plus qu’à Mauroy, ça me fait penser à l’étonnant parcours de Bérégovoy, que je n’aimais pas beaucoup, chargé de gérer la fin du mitterandisme et de défendre mordicus « le franc fort » (=SME), après avoir lutté contre Delors-Mauroy !

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