L’hiver ne passera pas !
Publié ici en cinq épisodes, ce texte figure en avant-propos de l’anthologie Les Pastiches de Jalons, récemment paru aux éditions du Cerf.
La « vie publique » de Jalons commence en 1985, quand nous arrivons enfin à joindre les deux bouts (intellectuellement, s’entend) : parler au plus grand nombre tout en préservant l’intégrité de notre message patapolitique. Déjà, il m’avait fallu en rabattre. Le rêve de mes vingt ans, c’était de faire descendre dans la rue 5 000 personnes prêtes à tout casser au nom des pâtes Lustucru. Assez vite, j’ai compris que Jalons ne serait jamais un parti de masse. Ainsi exclus du « règne de la quantité », nous nous sommes logiquement repliés sur notre domaine naturel : la qualité.
Le 13 janvier 85, le Groupe organise pour la première fois sa propre manif, sur un thème d’ailleurs rassembleur : les rigueurs de l’hiver. Le moment est opportun : il fait -10°, les voitures valsent, les tuyauteries éclatent, on compte déjà plus de cent morts et même des dégâts matériels… Encore une affaire pour Jalons !
Nous lançons donc l’appel « Tous contre le froid au métro Glacière ! », et c’est le succès. Il faut dire aussi que nous posons d’emblée la vraie question : « Que fait le gouvernement ? ». La presse ne s’y trompe pas, qui parmi nos mots d’ordre retiendra surtout ce slogan accusateur : « Verglas assassin, Mitterrand complice ! »
Aujourd’hui encore, en fait de jalonologie, cette manifestation reste la première référence dans les médias, et même dans la société civile. Ce jour-là pourtant nous n’étions pas cent, même d’après les organisateurs ; heureusement que les journalistes étaient là pour faire nombre. Mais à en croire tous les gens qui m’ont dit depuis « J’y étais ! », nous nous trouvâmes bien deux mille en arrivant au Lion de Belfort (place Denfert-Rochereau, pour les provinciaux).
Du jour au lendemain, le label Jalons sort de l’underground. Toute la presse parle de nous ; on rate de peu, paraît-il, la une de Libé, mais on décroche celles du Parisien et de feu l’Evénement. « Ces jeunes gens sont les vrais philosophes de notre temps », s’enthousiasme dans son édito Jean-François Kahn.
Quant au Monde, il nous adoube en consacrant à l’affaire une colonne entière, sévère certes, mais joliment intitulée « Humour glacé ». Nous y sommes dépeints en fils-à-papa oisifs et cyniques qui « parodient les vraies manifestations d’autrefois », ce qui n’est pas bien.
Cette « charge » honorifique contre notre manif nous incite à boucler d’urgence un projet qui, à vrai dire, était déjà sur le feu depuis plusieurs mois : une parodie du Monde tel que nous le voyons ; ce monde parallèle où les évidences sont des fausses fenêtres, les certitudes des a priori et les indignations, un peu souvent, des faux-culeries.
Le 1er avril 1985 sort donc Le Monstre. Pour les parodies suivantes, on se reportera avec profit aux notices introductives que je leur ai consacrées, assorties d’un rigoureux appareil critique, dans l’Anthologie.
Bien entendu, pour réaliser ce florilège, il a fallu faire des coupes claires, faute de quoi le « Beau Livre » que vous avez entre les mains eût été inaccessible aux plus modestes d’entre vous.
De toute façon, même l’intégrale de nos parodies ne saurait résumer à elle seule l’œuvre de Jalons. Outre deux magazines successifs, le groupe a publié plusieurs livres, deux Alboums et une Lettre confidentielle, sans compter diverses contributions à des revues et magazines, qu’on ne manquera pas de retrouver dans l’édition de la Pléiade.
[A suivre…]