« La France, ton café fout le camp » — et le reste du repas aussi. Après les expérimentations douteuses de la « nouvelle cuisine », qui a eu tant de succès chez les niais et les mannequins abonnées aux régimes de famine, voici la cuisine moléculaire, qui agite conjointement les atomes et les snobs, et a investi depuis quatre ou cinq ans les gargotes à la mode. Et, catastrophe, elle touche aussi certains lycées hôteliers, ces ultimes fleurons de l’Enseignement à la française.

J’en ai fréquenté un bon nombre. On y mange une nourriture toujours décente, globalement standardisée, qui n’impressionne ni les papilles ni les neurones, — mais bien présentée. Qu’est-ce qui en survit dans mon souvenir ? Fugacement, une Forêt noire déstructurée, à Bordeaux… La déconstruction derridienne frappe fort, en cuisine.

C’est la descendance directe de cette cuisine décorative dont parlait jadis Barthes (dans Mythologies) : le culte du nappé, de la sauce envahissante — cela s’appelle l’aurore… — , dont la base est trop souvent la même — ce délicieux mélange de farine, de maïzena et d’épaississant industriel : vous reprendrez bien une louche d’E 406 ou 407 ? Et nous avons pensé à vos allergies, nous évitons l’œuf — tout se fait à l’agar-agar…

Les additifs alimentaires, les gélifiants d’usine, les épaississants à base d’algues rouges, personne ne s’en sert dans le monde de la vraie cuisine. Mais ce que l’on apprend trop souvent à ces mômes, c’est cette cuisine toujours recommencée à l’identique, dont on ne sait jamais très bien si elle désigne ce qui entre ou ce qui sort. Oh combien j’échangerais le magret nappé de brun, le cabillaud vêtu de rose, contre une honnête queue de bœuf aux lentilles du Puy ! Et ça reviendrait moins cher, de surcroît.

Le libéralisme et la mondialisation ont frappé aussi dans l’assiette.

Pour ceux qui ne sont pas familiers avec cette escroquerie nouvelle dont le chef catalan Ferran Adrià s’est fait l’inlassable propagandiste, le moléculaire prétend fabriquer des saveurs et des textures en transformant chimiquement des produits qui n’ont parfois avec l’alimentation humaine qu’un rapport lointain, tout en nous faisant croire qu’Apicius en faisait autant au Ier siècle — ou Robuchon au XXIème. En fait, il travaille pour l’industrie, avec laquelle il a partie liée. Qui s’en étonnera ?

Le mal vient de plus loin. Dès 1993, Hervé This, gourou de l’éprouvette culinaire, a alimenté le rêve d’une cuisine enfin scientifique, débarrassée de cet aléa agaçant qu’on appelle le tour de main — agaçant parce qu’il renvoie à l’artisanat, voire à l’art tout court, qui sont toujours un peu décourageants pour le cuisinier pressé — oxymore ! De la même manière, on voudrait nous faire croire que l’enseignement est une science exacte, que les IUFM en sont le laboratoire et les Pédagogistes les savants Cosinus, alors que c’est un art d’approximations permanentes, où parfois les sauces se gâtent, pour un rien…

Parenthèse. Dans les années 1920, quand l’invention du reflex a mis la photographie à la portée de toutes les bourses, on est voulu faire croire aux foules extasiées que l’art de Niepce et de Daguerre était, lui aussi, de la pure chimie — photons sur sels d’argent, et aujourd’hui, Photoshop pour toutes les bourses. L’industrialisation a toujours eu besoin d’un gage culturel pour se développer. Certes, n’est pas Man Ray, Brassaï ou Cartier-Bresson qui veut : mais la standardisation du produit a gommé cet aspect délicat, désespérant pour le néophyte, cœur de cible de toute industrie expansionniste.

Il en est de même en cuisine. À travers des émissions de télé (rappelez-vous Côté labo, côté cuisine, sur France 5), par des livres à grande diffusion (les Secrets de la casserole, dès 1993 — mais il est significatif que la plupart des publications culinaro-moléculaires se regroupent sur les cinq dernières années), on est parvenu à faire croire aux gogos que l’essentiel était dans l’éprouvette, et non dans le produit.

Et la dérive, à laquelle tant d’intérêts financiers gigantesques sont attentifs, a fini par atteindre les jeunes en formation.

On peut ne pas en vouloir à This, dont c’est le métier. On ne peut pas excuser des enseignants qui ont, sous la main, partout dans les régions, des produits fabuleux, et qui choisissent trop souvent (pas partout, heureusement) de travailler sur des ersatz. Nous voici revenus aux temps faméliques où Edouard de Pomiane inventait des recettes de survie avec des produits aléatoires — sans même l’excuse de la guerre.

Le lycée Albert Bayet, à Tours, est l’exemple le plus emblématique de cette mode délétère (1). Les vrais restaurateurs de la région — et ils sont légion — se plaignent désormais qu’ils ne reçoivent que des bras cassés, incapables de faire une honnête béchamel, mais persuadés de la nécessité d’exprimer leur « génie » à travers des « créations originales ». Perles d’alginate, nous voici ! Azote liquide, nous voilà ! On jette la blanquette avec la bonne franquette, et on ne se mouche pas avec le coude.

Les lycées ne font d’ailleurs que répercuter ce qui s’enseigne au niveau universitaire, à l’INRA par exemple (2). En fait, une déplorable confusion des genres s’est établie, entre la science et l’art.

Or, la cuisine, comme l’enseignement, n’est pas réductible à une quelconque science. On peut suivre une recette, y compris une recette de « chef », et ne jamais retrouver la sensation éprouvée un jour dans une gargote perdue, parce que manquera toujours le secret ultime, qui est de l’ordre de la poésie. Proust n’aurait pas retrouvé son enfance dans les madeleines de Commercy fabriquées désormais à la chaîne. Et si tout Marseille fait des navettes, ces biscuits plus ou moins coriaces qui célèbrent la barque mythique de quelques saintes localement réputées, il n’y a qu’un Four des navettes (tout à côté de Saint-Victor, pour les amateurs), et une saveur unique. Non standardisée. Non reproductible.

Et c’est bien la clé du problème. Là comme ailleurs, il ne sert à rien de déplorer si l’on ne mesure pas les énormes enjeux financiers. Toute une industrie se désolait qu’on laissât la cuisine aux mains des chefs — comme on laissait la littérature aux mains des écrivains. Désormais, avec le « kit » tout prêt en vente un peu partout, vous pouvez vous aussi vous lancer dans la chimie amusante qui fabrique du goût avec n’importe quoi, sauf des produits et de la patience. Et quand des chefs cautionnent cette dérive, on arrive vite au bout du rouleau… à pâtisserie.

Entendons-nous : bien sûr qu’il existe une chimie des aliments et de leur transformation ! Le pastis est un bon exemple de « précipité », et je n’ignore pas qu’un peu de sucre dans la sauce casse l’acidité de la tomate. Ou que la réaction de Maillard est un fait majeur de… de quoi, au fait ?

« Chauffer » est du domaine de la chimie. « Cuire », à la rigueur.
Mais rôtir… Mijoter… Braiser… Faire sauter — ou revenir…

La cuisine est un langage, et un art — et une longue, très longue patience. Poésie, vous dis-je.

Evidemment, il est plus expéditif de travailler sur des kits que d’aller au marché flairer la fraîcheur de la sole ou humer le parfum des bouchons de champagne (les jeunes cèpes, on l’avait compris). Le moléculaire est comme le fast food — de l’industrie (3). La vraie cuisine, non.

Le plus saisissant, c’est que l’establishment de la restauration de qualité, qui était justement à vendre, s’est laissé impressionner, ou corrompre, par les apprentis-sorciers du tube à essai — tout comme la haute hiérarchie de l’Education s’est mise au service de la massification, et des théories aberrantes qui l’ont accompagnée. Le Guide Michelin a célébré ces imposteurs dont les tours de passe-passe séduisaient la conjuration des bobos et des gogos. Michelin, c’était à l’origine la chimie du caoutchouc. Eh bien, ils ont retrouvé leurs racines.

Enfin Perico vint — Perico Legasse, bien sûr.

Critique gastronomique est un métier curieux, pour lequel il n’existe pas de filière (les lycées hôteliers n’en forment pas, que je sache — peut-être ont-ils tort). On écrit dans des journaux ou des hebdomadaires, mais on n’est pas forcément journaliste. On est amateur de bonne chère, parfois cuisinier doué, dans l’intimité — mais on n’est pas restaurateur. Les plus célèbres (Grimod de la Reynière, ou Curnonsky) avaient l’humilité de n’être que des gourmands devenus gourmets – et ce n’est pas rien, en ces temps malheureux où les gourmands se contentent d’être goinfres. Certains (à la Libération par exemple) vinrent à la gastronomie parce que des options malheureuses sous l’Occupation les avaient interdits de presse : ainsi Robert Courtine, qui signa longtemps, sous le pseudonyme ambitieux de La Reynière, les chroniques gastronomiques du Monde.

Il fallait un critique, c’est-à-dire un amateur éclairé, un humaniste du nez et de la papille, pour célébrer les vrais professionnels, ceux qui se lèvent tôt le matin pour faire leur marché, qui changent leur carte au gré des saisons, selon les arrivages, et non en fonction des livraisons de surgelés — ceux qui font vivre les vrais paysans, et non les industriels de l’agro-alimentaire — les terroirs contre la Machine.

Je vais encore me faire traiter de réactionnaire…

Je disais plus haut que la Cuisine est, comme la Littérature, un art. Legasse vient donc opportunément de publier son Anthologie à lui, un hors-série de l’hebdomadaire Marianne — dans tous les kiosques, pour 6 dérisoires euros. Natacha Polony (elle n’est pas absolument neutre dans cette affaire, elle l’avoue elle-même) l’évoque sur son blog (4), pour en tirer une quintessence de l’identité française. Mais moi qui n’ai pas d’intérêt sentimental dans la maison, en vérité je vous le dis : ce petit guide est un vade-mecum qui sera précieux à tous les vrais amateurs — et qui devrait l’être aux futurs professionnels.

Legasse au lycée ! Pour leur apprendre le (bon) goût ! Et le plaisir véritable — celui des sens extasiés. Celui que l’on donne. Celui que l’on reçoit. Libido sentiendi !

Mais j’ai peur que cela ne se produise pas de sitôt. Ayant critiqué les pratiques du lycée hôtelier cité plus haut, il reçut une bordée d’insultes de l’un des enseignants, tant il est vrai que nous sommes les premiers, dans ce métier, à mépriser ou à détruire les fondamentaux de notre profession — le vrai produit ici, la bonne littérature là.

Bien entendu, tout guide irrite celle ou celui qui n’y retrouve pas sa gargote favorite, ou dont le jugement ne coïncide pas avec le sien (5). Un quelconque imbécile, sur le blog de Polony, reproche ainsi à Legasse de célébrer des incontournables — sans dire que nombre de ces établissements sont aimablement contournés par le Guide rouge, qui n’y retrouve pas ses petits, ni ses lubies — ni ses intérêts. Et ce serait déjà bien que chacun fréquente ces incontournables — comme il ne serait pas inutile que tous les lycéens se frottent aux grandes pages, et sachent en apprécier le jus.

Jean-Paul Brighelli

 

PS. Pour être tout à fait exact, Legasse n’est pas tout à fait seul dans son combat pour les produits du terroir et une plus grande transparence dans les additifs de la cuisine moléculaire. Un journaliste allemand, Jorg Zipprick, a pourfendu Adrià et consorts dans un livre récent, les Dessous peu appétissants de la cuisine moléculaire. Et les Italiens viennent de durcir les règles sur les additifs dans les restaurants de la Péninsule.

 

(1) http://blog.lanouvellerepublique.fr/index.php?2006/05/18/62-cuisine-moderne-ou-malbouffe

 

(2) http://www.inra.fr/la_science_et_vous/apprendre_experimenter/gastronomie_moleculaire : comment rattraper une mayonnaise qui a tourné, vous propose le site dès sa première page. Pendant ce temps, faisant fi de la chimie, Legasse raconte comment la Mère Michel avait un jour lancé à Curnonsky : « Dans la vie, Monsieur, tout se rattrape, sauf le beurre blanc. Quand c’est fichu, c’est fichu ! » — et de vous proposer de goûter celui de Philippe Lempereur à Neuilly.

 

(3) Rappelons l’émergence, depuis quelques années, d’un mouvement contraire, qui a pris un nom anglais pour se moquer. Voir http://www.slowfood.fr/france/

 

(4) http://blog.lefigaro.fr/education/2010/03/le-gout-de-la-france-ou-lidentite-nationale-dans-les-assiettes.html

 

(5) Moi-même je ne suis pas sûr que le Calypso produise la meilleure bouillabaisse marseillaise. Mais j’engage les lecteurs à faire part de leurs trouvailles d’abord sur ce blog, puis directement à l’auteur, qui vous vouera probablement aux gémonies : perico@journal-marianne.com