– Droite ou gauche…

– Ah non, pas vous ! s’indigne mon interlocuteur. Le côté « blanc bonnet bonnet blanc », on nous l’a déjà servi. Vous trouvez que la politique de ce gouvernement…

– Je parlais strictement d’éducation, dis-je. Ils sont tout aussi sidérants, les uns et les autres. D’un côté, des libéraux frénétiques, les yeux rivés sur la ligne bleue des suppressions de postes et des économies de bouts de chandelle. De l’autre, des sociaux-démocrates qui n’ont rien compris à leurs propres échecs, et pas vu que l’électorat enseignant qui se détachait d’eux (1), c’était tout un symbole — et la masse émergée de l’iceberg des classes moyennes.

– Très bien ! Puisque vous êtes si malin, dessinez-moi…

– Un mouton ?

– Crétin ! Non, dessinez un programme. Quelles seront les ambitions du prochain parti pour lequel vous voterez ?

– En matière d’école ? Au fond, ce n’est pas bien compliqué : je voterai pour des républicains. Contre les vrais libéraux du laisser-faire, dont l’objectif, via l’autonomie, les restrictions de budget et l’enseignement à deux vitesses est l’effondrement du système, et, à terme, sa privatisation : avoir pour ambition le chèque-éducation, cela vous signe un homme. Et contre les pseudo-démocrates du SGEN, de l’UNSA, du SNUIPP, et autres officines du désastre annoncé, qui s’imaginent que la pédagogie molle est une pédagogie douce, et que 35 heures de garderie peuvent remplacer 18 heures d’enseignement vrai. C’était déjà l’ambition de Ségolène Royal en 2007 (2), elle s’y est cassé les dents.

– Hmm… La République, on nous l’a déjà servie. Chevènement jadis, Mélenchon — ou Dupont-Aignan, ou Villepin, s’il a le bon sens d’enfourcher cette monture — aujourd’hui. Mouvements de menton des uns, effets de crinière de quelques autres. Mais concrètement…

– Concrètement, ce n’est pas si difficile, parce que des enseignants qui, sur le terrain, se battent, contre vents et marées, pour que leurs élèves en apprennent chaque jour un peu davantage, ça ne manque pas. Des programmes conçus pour faire progresser méthodiquement les élèves, ça existe déjà (3). Qu’ils soient peu populaires ne signifie pas qu’ils soient inopérants : les majorités vont volontiers vers la médiocrité, qui rassure en surface, bien qu’elle mine les espérances, et les bonnes volontés, en profondeur.

– Ah, je vous y prends ! La médiocrité ! Vous revoici parti dans vos vieilles lunes élitistes !

– Mais parce que je crois profondément que l’Ecole a pour fonction d’amener chaque enfant au plus haut de ses capacités, et que chacun transporte en lui sa propre élite !

– La réussite pour tous ? Mon cher…

– La réussite pour tous, c’est comme le slogan — que j’ai entendu — du droit à la santé pour tous. Le droit aux soins, à la bonne heure ! Alors, le droit au savoir, oui. Le droit à l’instruction, forcément. Le droit à un enseignement aussi efficace que possible, certainement. Le vrai succès, dans ce domaine, c’est d’apprendre aux enfants à se dépasser chaque jour, pour finalement arriver à ce qu’ils sont. L’enseignement tel qu’il se pratique aujourd’hui, cette ambition de ne pas en avoir, ce discours lénifiant sur l’éradication des différences et en même temps le « respect » dû aux différences, ça oui, c’est insupportable. Létal. Le pédagogisme, cette apothéose du mou, est une arme fatale.

– Oh, vos vieilles lunes qui…

– Bordel ! les écoles primaires hantées de « désobéisseurs » qui croient qu’apprendre par cœur le Corbeau et le Renard ou Demain dès l’aube — ou les tables de multiplication, ou Marignan 1515 et le 14 juilllet 1789 — est le symbole de la « réaction », comme ils disent… Des collèges que l’on veut de plus en plus uniques, sans même s’apercevoir qu’à l’arrivée, ils sont de plus en plus uniformes — les exclus avec les exclus, vous reprendrez bien un petit morceau de ghetto… Des lycées professionnels où l’idée même de culture commune — bourgeoise, mon cher, il n’y en a pas d’autre, Marx lui-même vous le disait — fait, rigoler des pauvres mômes auxquels on a seriné que le slam ou le rap qu’ils écoutent jusqu’à s’en faire saigner les oreilles sont l’alpha et l’oméga de la poésie… Des lycées réorganisés de façon à bien distinguer les cocons de l’élite, où un projet d’établissement somptueux préservera ces pépinières de futurs énarques, et la grande masse des bahuts où l’on sera incité à faire du français mais surtout pas de littérature, des débats mais surtout pas de philosophie, du maniement de calculettes mais surtout pas de maths… Avec des syndicats hilares, parce que dans l’abaissement général, ils seront comme chez eux, et des parents d’élèves tout ébahis que leur progéniture s’épanouisse dans ces « lieux de vie » — un peu comme les herbes folles prolifèrent dans les friches… Il y a des jours…

– Et à l’arrivée, un Bac qui ne vaut même plus le coup de faire la fête, je sais bien ! Autrefois, c’était un rite de passage — et dans les beuveries qui s’en suivaient, c’était souvent l’occasion de jeter son enfance et son pucelage par-dessus les moulins. Mais aujourd’hui…

– Aujourd’hui — et je le vois chez mes élèves —, le vrai passage de témoin, le rite réel, c’est à Bac + 2 (ou 3), quand ils sont enfin confrontés à des concours qui signifient encore quelque chose. Et quand j’entends des grandes inintelligences, Alain Minc, ou Vincent Peillon, ou des ambitieux plus ou moins masqués, Richard Descoings ou Yazid Sabeg, tout faire pour démanteler le dernier bastion de ce qui marche encore — quelles que soient les réserves sur tel ou tel aspect —, c’est-à-dire les classes préparatoires et les grandes écoles… En trente ans de « démocratisation », nous avons réussi ce tour de force de diviser par trois le nombre d’enfants des classes populaires dans les grandes écoles. Par trois ! Les années 60 étaient franchement plus démocratiques que les nôtres, alors même qu’une petite fraction seulement des élèves parvenait à l’enseignement supérieur…

– Vous êtes un imprécateur-né ! Allons ! Le ministère est moins pessimiste que vous : le nombre de boursiers a atteint…

– Savez-vous pourquoi ? parce qu’on a soudainement multiplié les bourses comme l’Autre multipliait les pains, en inventant les « bourses 0 » — pas de subsides, mais une dispense de payer les droits universitaires. Déplacer le curseur, ça, ils savent faire ! Mais faire accéder de vrais pauvres, de vrais déshérités du portefeuille et de la culture, aux écoles où sont déjà leurs enfants, c’est plus difficile !

– Sur ce point, je suis assez d’accord.

– Eh bien, mon cher, dites-le à vos amis — ceux de la rue de Solferino, par exemple. Après tout, vous y avez des amis qui disent déjà des choses vraiment sensées (4). Ce n’est pas en écoutant les sirènes délétères des vielles lunes pédagos qu’ils se réconcilieront un électorat qui les fuit. C’est en suggérant de la rigueur, de la rigueur, de la rigueur. Ceux qui ne voteront plus pour Sarkozy se laisseront tenter par un discours ambitieux, et la vraie ambition, ce n’est pas la réussite pour tous, mais l’espoir, pour chacun, d’arriver à quelque chose — ne serait)-ce qu’à articuler une langue qui ne soit plus en lambeaux.

– Vous êtes de gauche, vous ?

– Mais tête de bois, puisque je vous dis que je m’en fiche ! Qui a encore besoin d’une étiquette ? Je serai pour celui — ou celle — qui sonnera la fin de la récré. Qui promettra s’il le faut aux écoliers de demain de la sueur et quelques larmes, parce qu’on n’a rien sans effort. Qui défendra l’Ecole et ses valeurs — la laïcité intégrale, et non la « laïcité positive » — comme s’il y avait une laïcité négative ! Qui comprendra que la burqua n’est qu’un phénomène de surface — que le problème, c’est cette pseudo-tolérance qui nous fait accepter des signes religieux, quels qu’ils soient, et des discours inacceptables, sus prétexte que les élèves auraient un droit à l’expression… Ah oui ? Dans nombre d’établissements de la République, cela permet de jolis dérapages, et cela fait des années que ça dure (5).

– Je vous sens optimiste…

– Je vous sens ironique… Vous n’avez pas tort : nous sommes à la croisée des derniers chemins. La république, c’est tout droit. Sinon, à droite, vous avez la voie dégagée vers un libéralisme décomplexé qui ne sera jamais, au mieux, que le règne des copains, et à gauche, un chemin direct vers une social-démocratie qui ressemblera à un fascisme mou. Et les enfants là-dedans ? Ils sont le futur, et je ne veux pas d’un futur sans espoir, ni d’un avenir sans espérance.

 

Jean-Paul Brighelli

 

(1) C’était le point de vue, fort bien étayé, de Natacha Polony début septembre. Voir http://bonnetdane.midiblogs.com/archive/2009/09/08/les-enseignants-et-le-ps.html

(2) http://www.dailymotion.com/video/xm4ph_profs-segolene-en-off_school

(3) Voir par exemple http://www.slecc.fr/fiches_SLECC_CP.htm

(4) C’est par exemple Guillaume Bachelay qui, il y a quelques jours, a déclaré : « Si la crise a prouvé l’impasse du capitalisme financier, elle a aussi montré les limites de la social-démocratie traditionnelle. Pour incarner le modèle alternatif, la gauche européenne doit dire que l’accompagnement du néolibéralisme est derrière elle. » Adaptée à l’école, la phrase garde tout son sens : le modèle libéral est une impasse pour 90% des élèves, et le modèle social-démocrate (entendons : le modèle pédagogiste, modèle libertaire qui n’a jamais contrarié les libéraux, bien au contraire — il n’y a qu’à voir la façon dont Chatel leur fait aujourd’hui la cour) est déjà une vieille lune.

(5) Lire ou relire le livre d’Emmanuel Brenner, les Territoires perdus de la République. Ou ce que j’ai écrit moi-même dans Une école sous influence.