Depuis que j’ai dit que je n’avais pas d’objection de principe à un retour en classe, et même que j’y étais favorable — étant entendu qu’un certain nombre de précautions seront prises… Et que j’ai « en même temps » annoncé que je ne me voyais pas faire cours — ni vivre — avec un bâillon sur la bouche, que nombre de gens aujourd’hui semblent tenir pour une composante essentielle du vêtement contemporain…
Depuis quinze jours donc je m’entends dire de tout. Que je suis inconscient. Que je ne suis pas solidaire. Que si ma propre vie m’indiffère — ce qui est le cas —, je pourrais au moins tenir compte de celle des autres… Qu’il y en a marre des héros… Que je suis une créature de Jean-Michel Blanquer… Que…
Alors autant faire le point.
Dans les jours les plus noirs de ma vie, c’est l’Ecole qui m’a permis de survivre. De tenir le coup. Parce que j’ai toujours eu la vocation de transmettre — en l’occurrence, la culture littéraire et le bon usage du Français.
J’ai tellement vu, ces trente dernières années, le niveau s’effondrer lentement que j’ai fait de mon mieux pour sonner l’alarme. D’abord en fabriquant des manuels de littérature — dans les années 80-90 — avec divers comparses qui partageaient alors mon idéal encyclopédiste. Et toutes sortes de matériels pédagogiques. Puis, à partir de 2005, en écrivant une série d’essais sur la déliquescence du système éducatif — à commencer par la Fabrique du crétin — qui alertaient sur l’emprise des théories éducatives fumeuses, sur les concessions faites à la dictature du vide, à la superstition et aux discours anti-laïques ou antisémites. Ou en participant à nombre d’émissions, de forums, de débats. Quitte à aller prêcher très loin de ma paroisse…
Résultat ? Les enseignants, que j’ai tenté d’alerter, m’ont signifié, à quelques exceptions près, qu’il ne fallait pas compter sur eux. Que le pédagogisme leur allait très bien — moins on en fait, mieux on se porte. Que Philippe Meirieu et François Bégaudeau étaient leurs apôtres. Qu’ils ne se voyaient pas enseigner contre la doxa répandue par nombre d’inspecteurs, enjoignant le corps professoral dans son entier d’enseigner l’ignorance et de laisser les apprenants construire leurs savoirs tout seuls. Que je ne tenais pas compte des « enfants », ni de l’époque, qui ont changé, patati-patata…
Je n’ai pas été le seul à hurler. Je ne ferai pas la liste de ceux qui ont protesté de leur côté, de Jean-Claude Milner à Jean-Claude Michéa et pas mal d’autres — une poignée en fait par rapport à la masse énorme de ceux qui n’ont pas bougé, sinon vers le bas. Comment ? Vous préconisez une méthode alpha-syllabique pour apprendre à Lire / Ecrire ? Mais il faut faire une expérience sérieuse, étayée, sur plusieurs années — pourquoi pas en double aveugle, pendant que vous y êtes ? Après tout, c’est ce que le « Conseil scientifique », qui a remplacé Dieu le Père dans vos consciences étroites, préconise pour enrayer l’épidémie qui court, non ? Prenons notre temps, ce n’est que l’affaire d’une génération ou deux, on n’est plus à ça près…
J’en ai marre de crier en vain. Marre de voir l’Ecole que j’ai aimée, défendue, promulguée, se dissoudre parce que vous n’avez pas les tripes de contrarier l’Institution et les salopards qui la contrôlent, et se sont co-recrutés depuis trente ans. Pas les ministres, qui passent, mais le cœur de l’institution. La Machine.
Vous ne vous rendez même pas compte que le discours anti-Blanquer (et encore une fois, je n’ai aucune action dans ce ministère, ni ce gouvernement), comme jadis le discours anti-Darcos, est téléguidé de loin par des pédagos qui le haïssent, parce qu’il a un tout petit peu menacé leurs positions établies. Vous êtes manipulés et vous vous croyez lucides… Pauvres cloches !
Marre d’être Cassandre, de voir l’école brûler, et de constater que ceux qui auraient dû la défendre bec et ongles cèdent sans cesse, sur le terrain. Et finissent par trouver plus confortable d’enseigner de loin — alors que rien ne remplace l’effet-maître. Rien. Aucun cours expédié par mail ou sur ProNote, aucune visio-conférence, pour les mieux équipés, ne remplaceront le direct live.
Je vous hais. Vous avez contribué, par bêtise, par paresse, à casser la machine que l’on vous avait confiée. Vous êtes partisan du port d’un masque ? Mais cela fait trente ans que vous êtes bâillonnés !
J’ai été parfois conforté dans le combat que j’ai mené par une poignée de guerriers qui m’ont tous confié combien il était difficile de bouger le Système en général et leurs collègues en particulier. Parce que j’ai été un homme public, dans le combat pour l’Ecole, des milliers de témoignages me sont arrivés, au fil des années, sur les pratiques majoritaires. De quoi pleurer. De quoi donner des envies de meurtre.
Natacha Polony, qui a jadis sorti un très beau livre, Nos enfants gâchés, m’avait prévenu : « Nous avons perdu. Ils sont indécrottables — et d’autant plus indécrottables qu’en parfaits gens de gauche, ils ne réalisent pas que ce qu’ils font en classe annihile à jamais l’espoir de voir bouger les choses. »
Qu’importe. Je me serai battu jusqu’au bout. Vous vous rappelez Maurice Pialat à Cannes ? « Vous ne m’aimez pas ? Mais je ne vous aime pas non plus ».
Dans quatre ou cinq mois je serai à la retraite — et c’est bien d’une Bérézina que je parle. Je vous laisserai définitivement la parole : vous pourrez blablater à l’infini entre vous. Et vous féliciter d’être en vie.
Quant aux élèves…
Jean-Paul Brighelli
Comments are closed.