
Edouard Manet, Le Déjeuner sur l’herbe, 1863
Sa Majesté est bien bonne. Comme le jury qui sélectionnait les envois au Salon officiel s’était montré impitoyable, admettant moins de deux mille œuvres sur les cinq mille soumises à son jugement, Napoléon III a suggéré qu’une exposition parallèle se déroule au Palais de l’industrie — aujourd’hui démoli pour faire place aux Petit et au Grand Palais.
Ainsi est né le Salon des Refusés, dont l’installation s’est perpétuée dans les années suivantes. C’est Viollet-le-Duc, l’homme qui avait inventé une flèche à Notre-Dame qui n’en avait jamais eue, qui lui a soufflé l’idée. C’est ainsi qu’un politique passe pour libéral à peu de frais.
N’en concluez pas que toutes les toiles refoulées étaient géniales. Une sur cent, peut-être, présentait un réel intérêt — et parmi elles, Le Déjeuner sur l’herbe, une toile démesurée, deux mètres dix sur deux mètres soixante, un format réservé en général aux toiles historiques, héroïques, au Radeau de la Méduse ou à la Mort de Sardanapale.
Zola, avec son pantalon tirebouchonné et son habit lamentable de petit employé des Messageries Hachette, s’est infiltré dans ce Salon où il connaissait peu de monde. Il avait à cette époque un accent provençal à couper au couteau, il était fort timide et fort entreprenant à la fois, comme tous les timides.
Dans la biographie que le petit Emile a pondu quatre ans plus tard, il raconte son premier contact avec Le Déjeuner sur l’herbe, que le peintre proposait cette année-là, et qui fit scandale :
« Le Déjeuner sur l’herbe est la plus grande toile d’Édouard Manet, celle où il a réalisé le rêve que font tous les peintres : mettre des figures de grandeur nature dans un paysage. On sait avec quelle puissance il a vaincu cette difficulté. Il y a là quelques feuillages, quelques troncs d’arbres, et, au fond, une rivière dans laquelle se baigne une femme en chemise ; sur le premier plan, deux jeunes gens sont assis en face d’une seconde femme qui vient de sortir de l’eau et qui sèche sa peau nue au grand air. Cette femme nue a scandalisé le public, qui n’a vu qu’elle dans la toile. Bon Dieu ! quelle indécence : une femme sans le moindre voile entre deux hommes habillés, mais quelle peste se dirent les gens à cette époque ! Le peuple se fit une image d’Édouard Manet comme voyeur. Cela ne s’était jamais vu. Et cette croyance était une grossière erreur, car il y a au musée du Louvre plus de cinquante tableaux dans lesquels se trouvent mêlés des personnages habillés et des personnages nus. Mais personne ne va chercher à se scandaliser au musée du Louvre. »
Du journalisme sympathique, hein, mais rien qui laisse présager le futur génie des Rougon-Macquart, voyez-vous… Qui aurait cru que cet aimable plumitif accoucherait, l’année suivante, de ce chef d’œuvre incontestable qu’est Thérèse Raquin ? Qui ?
Qui surtout penserait que Thérèse Raquin est sorti de la même plume, et la même année, que Les Mystères de Marseille, pénible resucée d’Eugène Sue ? Qui ???
Zola a remis en scène ce Salon des Refusés de 1863 lorsque vingt ans plus tard il a écrit L’Œuvre, le roman où il dézingue Cézanne, son ami de toujours :
« Une gaieté particulière y régnait, un éclat de jeunesse, dont on ne se rendait pas nettement compte d’abord. La foule, déjà compacte, augmentait de minute en minute, car on désertait le Salon officiel, on accourait, fouetté de curiosité, piqué du désir de juger les juges, amusé enfin dès le seuil par la certitude qu’on allait voir des choses extrêmement plaisantes. »
Bon, le tableau de Manet a certainement marqué l’histoire de la peinture moderne. Mais pourquoi Zola n’a-t-il pu s’empêcher d’en reparler ? Pourquoi se fâcher par ce livre avec Cézanne, dont il reconnaissait le génie ? Cézanne lui avait sauvé la mise lorsqu’ils étaient enfants, à Aix-en-Provence, et que le pauvre petit Zola, orphelin souffreteux et binoclard, se faisait chahuter par les morveux de son école — cet âge est sans pitié, comme dit fort bien La Fontaine…
Il faut peser ce qu’il écrit dans ce roman sur Claude, le héros malheureux de L’Œuvre, le peintre qui se pend, à la fin, faute d’atteindre l’Idéal qu’il entrevoit mais qu’il n’a pas le talent de toucher…
« Claude s’était pendu à la grande échelle, en face de son œuvre manquée. Il avait simplement pris une des cordes qui tenaient le châssis au mur, et il était monté sur la plate-forme en attacher le bout à la traverse de chêne, clouée par lui un jour, afin de consolider les montants. Puis, de là-haut, il avait sauté dans le vide. En chemise, les pieds nus, atroce avec sa langue noire et ses yeux sanglants sortis des orbites, il pendait là, grandi affreusement dans sa raideur immobile, la face tournée vers le tableau, tout près de la Femme au sexe fleuri d’une rose mystique, comme s’il lui eût soufflé son âme à son dernier râle, et qu’il l’eût regardée encore, de ses prunelles fixes. »
C’est comme s’il voulait pousser son ancien condisciple au suicide, n’est-ce pas… Allez, Paul un petit effort… Sérieusement, avez-vous lu les gentillesses dont il abreuve son ancien camarade dans ce roman aux clefs si visibles ?
« Il n’a pas été l’homme de la formule qu’il apportait. Je veux dire qu’il n’a pas eu le génie assez net pour la planter debout et l’imposer dans une œuvre définitive… Et voyez, autour de lui, après lui, comme les efforts s’éparpillent ! Ils en restent tous aux ébauches, aux impressions hâtives, pas un ne semble avoir la force d’être le maître attendu. N’est-ce pas irritant, cette notation nouvelle de la lumière, cette passion du vrai poussée jusqu’à l’analyse scientifique, cette évolution commencée si originalement, et qui s’attarde, et qui tombe aux mains des habiles, et qui n’aboutit point, parce que l’homme nécessaire n’est pas né ? »
C’est le personnage de l’écrivain, Sandoz — avec un Z et un O comme Zola ! — qui écrit ça. On n’est pas plus aimable. Comment ? Pas encore pendu ?
Cézanne l’a très mal pris, on le comprend. Il ne s’est même pas rendu à ses obsèques. Et pourtant, il l’aimait, le bougre !
Alors, pourquoi tant de haine ? Pourquoi une amitié de vingt ans s’est brisée là ?
Pour le comprendre, il me faut en revenir au Déjeuner sur l’herbe.
Les titres des œuvres sont comme nos prénoms : inséparables, dès qu’on a trouvé le bon. Manet a hésité — comme des parents peuvent hésiter à la naissance de leur premier bébé. Le Bain — mais c’était d’un commun… La Partie carrée — comme Watteau ? James Tissot, que vous connaissez peut-être de réputation, bien que la plupart de ses œuvres soient à Londres, où il travaillait, a repris cette appellation quelques années plus tard… La Partie carrée, ça vous a un petit parfum XVIIIe siècle qui ne convient guère au style très contemporain de Manet… Alors, Le Déjeuner sur l’herbe, pourquoi pas… Comme Maupassant qui nous a troussé Une partie de campagne, titre innocent de ce qui est au fond une partie de jambes en l’air…
Parce qu’il est bien question d’un déjeuner. Regardez, dans le coin en bas à gauche, ce panier renversé, ces fruits, cette miche de pain… Une vraie nature morte hollandaise importée dans une toile peinte par un cochon de Français !

La nature morte est un genre inventé au XVIIe siècle par les Hollandais — mon Dieu, ces gens ! Des calvinistes rigides, qui pour rien au monde n’avoueraient prendre du plaisir à quoi que ce soit — à commencer par la nourriture. Rappelez-vous Le Festin de Babette. Les aliments qu’ils peignent sont plus vivants qu’eux, parole !
Renversé, le panier ! Renversé comme on trousse une jupe. Et de fait, au premier plan, le modèle féminin est nu — d’une blancheur de nappe.

Victorine Meurent a posé pour Manet à maintes reprises, et pour d’autres peintres encore. Elle-même titille le pinceau, et assez pour que l’une de ses toiles ait été acceptée au Salon de 1876, quand celles de Manet étaient toujours refusées. Cela dit, elle est lesbienne, elle l’était déjà à l’époque. Alors, nue parmi des hommes habillés ? Disons qu’elle prend le soleil — et de fait, la lumière semble émaner d’elle.
Non, non, le problème, c’est la greluche, au fond, en chemise, en train de se débarbouiller la chatte. Mais si, que voulez-vous qu’elle fasse d’autre, dans une telle pose ? Attraper des carpes ?

Son nom, c’est Alexandrine Meley — sauf qu’elle se faisait appeler Gabrielle. Intéressante, hein, cette question des noms dont on change comme de chemise ! Non, ça ne vous dit rien ? Eh bien, Alexandrine Meley, c’est madame Zola, celle qui dans la nuit du 29 septembre 1902 a survécu au monoxyde de carbone qui a tué son mari.
Zola ne la connaissait pas, lorsqu’il a vu Le Déjeuner sur l’herbe la première fois. Il la rencontrera pour de bon l’année suivante, et, timide comme il était, ne la fréquentera que trois ou quatre ans plus tard — alors qu’Alexandrine, il suffisait de frapper à sa porte pour qu’elle vous ouvre ! Et il l’épousera en 1870.
Alexandrine-Gabrielle vivait comme elle pouvait. Elle sortait de nulle part. Elle était lingère, modèle à temps perdu, elle avait de la fraîcheur, comme on dit. Elle couchait çà et là, si bien qu’elle avait eu un enfant, à vingt ans, déposée aux Enfants-Trouvés : quand elle s’est mise en souci de la retrouver, avec les moyens de son époux, ce fut pour apprendre que la petite fille était morte et enterrée dans une fosse commune. Ce siècle est sans pitié. Bah, après tout, Rousseau, idole de la Gauche enseignante, en a bien fourgué cinq à l’adoption — et ne s’est jamais soucié de savoir ce qu’il en était advenu, lui !
Zola, a posteriori, n’a plus vu qu’elle sur cette toile gigantesque. C’est qu’il savait, le bougre, qu’il était inutile de porter ses désirs sur Victorine.
Il l’a épousée, et ils ont essayé d’avoir des enfants. Mais fichtre, l’Alexandrine avait laissé la santé de ses organes dans les bras d’un gribouilleur ou d’un autre — et pourquoi pas Cézanne, qui tirait tout ce qui bougeait ? Une maladie comme il en traîne tant, qui s’en prend aux secrets intimes de l’anatomie féminine, et rend les femmes inaptes à se reproduire…
C’est pour ça que Zola a fait des enfants à la lingère, Jeanne Rozerot. Et Alexandrine, désolé d’être stérile, a accepté cette relation triangulaire, elle est même allée jusqu’à reconnaître les enfants.
Pendant ce temps, la toile de Manet est devenue l’un des sommets de l’art moderne — et c’est vraiment mérité. Pendant ce temps, Cézanne a accédé au statut qui devait être le sien — l’un des maîtres de l’art moderne. Pendant ce temps, Zola a empilé les chefs d’œuvre.
Quant à savoir qui les a écrits, c’est l’objet d’un livre que j’écris en ce moment.
Jean-Paul Brighelli



M’sieur Brighelli, votre article sur Manet/Zola/Cézanne mérite bien des commentaires élogieux, mais vous ne m’en voudrez pas si je préfère pour l’instant commenter ceci :
vous signaliez le 16 décembre 2025 à 10h20 un article du Monde sur « islamo-gauchisme-nous-universitaires-et-chercheurs-demandons-avec-force-la-demission-de-frederique-vidal »
Et sur un thème connexe : à propos de Pascal Blanchard, historien reconnu de l’histoire des colonisations, ECHO croit bon d’ironiser sur l’affirmation « la colonisation, c’est toujours la responsabilité des colons ».
Ironie totalement déplacée ici. Eh bien oui, la colonisation, c’est en effet toujours la responsabilité des colons. C’est ballot, hein? Ce sont les colonisateurs qui déclenchent la colonisation, pour coloniser (et jamais en douceur) ce qui ne leur appartient pas puis pour exploiter les autochnotes spoliés et faire suer le burnous.
Qu’on me permette de rappeler ici les Tables de la Loi du Colonisateur, la Charte du Colonisé, les Dix Commandements du Colonisé, en vigueur sur le blog Bonnet d’Ane :
Article 1 :
Le colonisé acceptera de bon cœur de se faire voler ses terres et tous ses biens par une troupe armée qui a la grandeur d’âme de venir le civiliser.
Article 2 :
Le colonisé, rompu à l’humour et au double-entendre, voudra bien comprendre que le colonisateur ne veut que son bien, mais tout son bien. Au besoin la troupe armée saura faire preuve de pédagogie.
Article 3 :
Le colonisé, flatté qu’on veuille l’instruire, bénéficiera, gratuitement et dans la bonne humeur, de la Pédagogie Militaire, qui est à la Pédagogie ce que la Musique Militaire est à la Musique.
Article 4 :
Le colonisé applaudira avec enthousiasme le colonisateur qui créera tous les emplois dont il a besoin. Le colonisé bénéficiera, dans l’extase, d’un ruissellement d’emplois.
Article 5 :
Le colonisé comprendra que la rémunération de son travail sera laissée à la discrétion du colonisateur.
Article 5 bis :
Rémunération ? Faut quand même pas déconner.
Article 6 :
Le colonisé comprendra que la France, pays des Droits de l’Homme, peut avoir une conception élastique des Droits, variables en fonction des Hommes. Il comprendra que son vote n’aura pas le même poids que le vote du colonisateur.
Article 7 :
Le colonisé qui aurait la prétention de manifester son désaccord veillera néanmoins à rester courtois et à ne pas oublier de dire merci.
Article 8 :
Le colonisé, si pour une raison ou pour une autre le colonisateur venait à repartir, sera tenu de manifester ostensiblement sa gratitude pour les bienfaits civilisateurs du colonisateur.
Article 9 :
Le colonisé, s’il veut que les colonisateurs lui rendent les biens qu’ils lui ont volé, veillera à le demander poliment et avec un sourire bienveillant.
Article 10 :
Le colonisé, si un jour il devait continuer sa vie sans le secours civilisateur de son colonisateur, lui psalmodiera jour après jour ce doux refrain : « Je vous ai compris! » .
Additif à l’article 6 de cette Charte :
Les Algériens et le droit de vote pendant la colonisation et la guerre
https://share.google/0x0IayJWXlqoxGwgY
Jusqu’en 1958, double collège pour l’Assemblée d’Algérie : 60 sièges pour 1 million de colons, 60 sièges pour 9 millions d’arabes. En termes de droit de vote, 1 colon = 9 arabes.
Vive la colonisation !
Vive la France, patrie des Droits de l’Homme!
Et faisons retentir une vibrante Marseillaise pour fêter cette mission civilisatrice et émancipatrice magnifiquement accomplie par notre cher et vieux pays !
A ne jamais oublier:
Jusqu’en 1958, 1 COLON = 9 ARABES !
Et dire que ces salauds d’Arabes – ah les cons! – ont eu le culot de se révolter contre un système qui faisait de chacun d’entre eux un dixième de colon…Quelle ingratitude !