Peut-être vous rappelez-vous Babi Yar — le « ravin des bonnes femmes ». C’est, dans un faubourg de Kiev, une ravine ombragée, laissée en l’état, où les Allemands, aidés par les supplétifs ukrainiens nazifiés, ont exterminé en 1942-1943 tout ce qu’ils ont pu trouver de Juifs d’abord, puis de dissidents ensuite. 22 000 personnes dès le premier jour — à l’ancienne, par balles. Puis encore 60 000 dans les semaines qui suivirent — Juifs, Tziganes, Polonais, parmi eux la poétesse ukrainienne et militante nationaliste Olena Teliha. En tout, près de 100 000 personnes. En août et septembre 1943, Paul Blobel à la tête du Kommando 1005 fit exhumer les corps pour les brûler — à l’ancienne, toujours : essence et chaux vive — et les faire disparaître. Si vous avez lu l’Hôtel blanc (1981) de D.M. Thomas ; ou les Bienveillantes (2006), où Jonathan Littell décrit les réactions de son héros, l’officier SS Max Aue, face à ce massacre ; ou encore Babi Yar, (1966 — trad.2011) d’Anatoli Kouznetsov, alors vous savez à peu près tout sur ce chapitre sanglant de la Shoah. Evgueni Evtouchenko (1933-2017) en a fait un poème poignant :
« Non, Babi Yar n’a pas de monument.
Le bord du ravin, en dalle grossière.
L’effroi me prend.
J’ai l’âge en ce moment
Du peuple juif.
Oui, je suis millénaire.
Il me semble soudain –
l’Hébreu, c’est moi,
Et le soleil d’Egypte cuit ma peau mate ;
Jusqu’à ce jour, je porte les stigmates
Du jour où j’agonisais sur la croix.
Et il me semble que je suis Dreyfus,
La populace
me juge et s’offusque ;
Je suis embastillé et condamné,
Couvert de crachats
et de calomnies,
Les dames en dentelles me renient,
Me dardant leurs ombrelles sous le nez.
Et je suis ce gamin de Bialystok ;
le sang ruisselle partout.
Le pogrom.
Les ivrognes se déchaînent et se moquent,
Ils puent la mauvaise vodka et l’oignon.
D’un coup de botte on me jette à terre,
Et je supplie les bourreaux en vain –
Hurlant « Sauve la Russie, tue les Youpins ! »
Un boutiquier sous mes yeux viole ma mère… » (trad. Jacques Burko).
Voici qu’un hardi entrepreneur, Ilya A. Khrzhanovsky, apparemment soutenu par des fonds russes issus d’oligarques divers, a décidé d’ouvrir ce site, visité avec respect et terreur, au divertissement moderne. Ecoutez bien : grâce à un équipement de réalité virtuelle, vous pourrez revivre l’horreur de Babi Yar. Et, cerise sur le gâteau, endosser le rôle qui vous correspondra le mieux : celui du Juif massacré, du SS massacreur, du Sonderkommando chargé de la crémation des cadavres, etc.
La Pravda racontait le projet il y a quelques temps, le New York Times s’en est ému :
« À votre arrivée, après avoir acheté un ticket d’entrée au site rénové du Centre du mémorial de l’Holocauste de Babi Yar, vous remplirez un questionnaire et effectuerez un test psychologique qu’un ordinateur central analysera selon des critères sociologiques. Un algorithme digèrera ces diverses informations et vous assignera à telle ou telle catégorie, bourreaux, auxiliaires, victimes, vous faisant revivre l’expérience s’accordant le mieux à votre profil… »
Il y a une quinzaine d’année, le regretté Philippe Muray, tirant de l’invention de « Paris-plage » et de la Fête de la musique (qui aura bien lieu cette année, en toute distanciation sociale) les conclusions anthropologiques qui s’imposaient, inventa le concept d’Homo Festivus, ce nouvel état de l’espèce humaine. Après Erectus, Faber ou Sapiens, Festivus correspond au dernier stade (en date) de l’espèce : l’homme soumis aux impératifs de la Société du spectacle — et les réclamant comme un dû. Il n’y a donc pas de raison de ne pas transformer Babi Yar en expérience de réalité virtuelle. À quand Auschwitz en Parc de loisirs ?
Il n’y a pas seulement, derrière ces projets dantesques, la tentation de faire de l’argent avec n’importe quoi. Il y a la volonté de désacralisation, de transformation du tabou en objet ludique, d’infléchissement de la prise de conscience en incitation à la consommation. Et une consommation bien particulière, puisqu’elle affiche en toute décontraction le caractère de spectacle de l’économie capitaliste : Marx, auquel il va bien falloir revenir pour ne pas mourir idiot, a écrit sur le sujet de bien belles pages, que Guy Debord a poussées à leur limite logique : non seulement le spectacle est une marchandise, mais toute marchandise est devenue spectacle.
Le plus beau, c’est que ce Khrzhanovsky revendique ses bonnes intentions pédagogiques. Dans un monde où les gosses s’entraînent à massacrer grâce à des jeux de Survival Horror du type Agony, qui vous donne le choix d’être, à votre guise, Démon ou Succube, afin de devenir le vrai et seul maître des Enfers, rien de plus « naturel » que de supprimer quelques dizaines de milliers de Juifs.
Parents, vous devriez surveiller les joujoux de vos enfants. Quand on s’entraîne à tuer des créatures virtuelles dans un univers suffisamment réaliste pour brouiller les catégories du Vrai, du Faux et du Virtuel, on finit tôt ou tard par endosser dans la réalité l’habit du bourreau. A côté de ce que les entrepreneurs de spectacle nous concoctent, l’expérience de Milgram, qui testait jadis votre quotient d’obéissance à l’autorité — un argument maintes fois cité par les ex-gardiens des camps de la mort — fait figure de frais divertissement.
Jean-Paul Brighelli
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