À l’époque classique, le corps humain n’a d’existence en littérature que dans la mesure où il est relié à une activité intellectuelle. Le cœur ou le sein, oui — pas le duodénum ni les testicules. Sur le visage, c’est encore plus flagrant : les yeux, la bouche, l’oreille, oui — pas le nez. Le nez ne pense pas.
Il n’entre vraiment en littérature qu’avec le Mystère de la chambre jaune, où Rouletabille a senti le fameux « parfum de la dame en noir ». La littérature policière en fait grand cas, que ce soit pour évoquer les senteurs d’un plat ou la fragrance d’un « jus » vénéneux porté par une créature forcément coupable. Patrick Süskind l’avait bien compris, en faisant du nez de son héros, en 1985, l’objet principal d’une quête criminelle inédite (par parenthèse, le film de Tom Tykwer est excellent, quoi qu’en ait dit une presse peu portée sur les effluves et l’essentialisation de corps féminins exploités pour en tirer l’émanation dernière).
Emmanuelle Devos (magnifique de froideur, de regards évités, d’incapacité à communiquer) est donc « nez » dans le film de Grégory Magne qui vient de sortir. Ou elle le fut : frappée d’anosmie, elle s’est retrouvée virée du petit cercle des créateurs de parfums. Elle a beau avoir retrouvé toutes ses compétences olfactives, elle en est réduite à chercher des expédients pour qu’un sac de cuir cesse de sentir le buffle à l’abattoir.
Au lieu de rester à Paris et d’être la star de LVMH, la voici donc obligée de fréquenter des provinces obscures. Comme elle ne conduit pas, elle a besoin d’un chauffeur — magnifique Grégory Montel, dont on pressent dès les premières images qu’il s’est composé un rôle comme ceux dans lesquels ont excellé jadis Albert Dupontel ou Sergi López — qui justement apparaît dans ce film très maîtrisé : il y a des familles de comédiens, dont l’excellence est dans le décalage.
Des relations entre chauffeur et passagère plus ou moins indigne, on pensait que Bruce Beresford avait tut dit dans Miss Daisy et son chauffeur. Non, il ne se passera entre eux rien de sentimental — comme quoi on peut faire un film français sans sacrifier à l’étreinte obligatoire pendant dix minutes (version basse), une demi-heure (version la Vie d’Adèle) ou la totalité du film, voir l’Amant, le pire ratage de Jean-Jacques Annaud. Ici, tout se passe dans l’échange de languettes de cartons imprégnées de sucs volatils. Guillaume, le chauffeur, est doué — sans exagération : le scénariste-réalisateur est trop fin pour nous infliger une révélation féérique. Il a un certain bon sens et des ennuis juridiques : il est en plein divorce, il voudrait la garde alternée, il a besoin d’un boulot stable — et ce chauffeur en est à ses derniers points de permis. Elle voudrait réintégrer le monde enchanté de Dior, dont elle aurait jadis imaginé J’adore, même si dans la réalité ce sont Calice Becker et Ann Gottlieb qui l’ont réalisé : il y a une attaque au passage sur cet étouffoir de narines qu’est l’insupportable Numéro 5 de Chanel particulièrement drôle.
Ça dure juste ce qu’il faut, les dialogues sont d’une grande cocasserie (il faut entendre Emmanuelle Devos s’essayer à l’humour et échouer lamentablement, tant elle est au second degré), Grégory Magne n’a pas oublié l’indispensable touche d’émotion — sans nous inonder le circuit lacrymal : bref, il a composé un « jus » tout à fait plaisant, devant lequel la presse française de gauche, dépitée de ce que le film ne parle ni de conflits raciaux ni d’homosexualité ou de harcèlement (de surcroît le héros ne battait pas sa femme et n’a pas violé sa fille — un comble pour les journaux bien-pensants) a froncé le nez en prenant un petit air dégoûté. Allez-y, vous sortirez vaguement souriant, portés encore par la senteur d’un scénario discret mais persistant, comme un parfum fleuri sans prétention nocturne — l’Air du temps plus que Shalimar, si vous voyez ce que je veux dire.
Jean-Paul Brighelli