Alexandre Colin (1798-1875), Othello et Desdémone, 1829

En 1957, Alain Robbe-Grillet sort son quatrième roman, La Jalousie, le premier promis à un succès international. Un narrateur y épie une femme — la sienne, peut-être — et son amant, décrivant tout l’environnement, et leurs gestes, réels ou supposés, de façon obsessionnelle. Le titre joue sur l’ambiguïté de la jalousie, aussi bien sentiment dévorant et persienne à travers laquelle on peut observer l’intérieur ou l’extérieur, selon l’angle, voire ne plus rien voir. Ainsi, la tache sur le mur est peut-être un scolopendre écrasé — mais par qui ? — ou un jeu d’ombres sur le mur blanc.
J’ai toujours été sidéré par ce singulier, « la » jalousie. Article défini pour un sentiment fort indéfini — et pire : distinct et dissemblable dès lors qu’il s’applique à un homme ou à une femme.

Les femmes (sauf exception, sans doute) éprouvent une jalousie de sentiments. Comment ! Il en aimerait une autre que moi ! C’est le cœur qui est lésé, et meurtri. Le cœur… Les hommes ne visent pas si haut, ils ont la jalousie plus directement organique : « Comment ! Cette femme que j’aime tant s’est donnée à un autre… Ce petit con précieux s’est ouvert pour un autre… Ce cul, objet de mes délices, a été écartelé par un autre… »
C’est à peu près ce que s’est dit Othello, trompé par l’infernal Iago, juste avant d’étrangler Desdémone. Il la tue parce qu’il la soupçonne de s’être remplie en son absence. Et dans ce ventre vide il sent la persistance de la queue de l’Autre.
Je n’exclus pas qu’une femme puisse se dire : « Ce membre que j’ai tant aimée a été sucé par une autre… » — mais ce n’est pas pour elle l’essentiel, elle sait (d’expérience) qu’il n’est pas d’étreinte dont le souvenir physique résiste à une bonne douche.

Jalousie du cœur, jalousie du corps. Barthes reste bien trop général — trop structural, devrais-je dire — lorsqu’il écrit, dans ses Fragments d’un discours amoureux : « Comme jaloux, je souffre quatre fois : parce que je suis jaloux, parce que je me reproche de l’être, parce que je crains que ma jalousie ne blesse l’autre, parce que je me laisse assujettir à une banalité : je souffre d’être exclu, d’être agressif, d’être fou et d’être commun. »
Le structuralisme est un peu comme le rire selon Bergson : du mécanique plaqué sur du vivant. Ou bien le fin analyste qu’était Barthes (assister au séminaire qui précéda l’écriture de son essai fut un enchantement) négligea-t-il, en homosexuel exclusif qu’il était, cette différence essentielle : les femmes font du sentiment, les hommes sont accablés d’images violemment physiques.

Dans De l’amour, Stendhal raconte : « On connaît en France l’anecdote de Mlle de Sommery, qui, surprise en flagrant délit par son amant, lui nie le fait hardiment, et comme l’autre se récrie : « Ah ! je vois bien, lui dit-elle, que vous ne m’aimez plus ; vous croyez plus ce que vous voyez que ce que je vous dis. » Mlle de Sommery, romancière un peu tombée dans l’oubli, connaissait par cœur, comme toutes les femmes distinguées du XVIIIe siècle, les ressorts de l’âme masculine, c’est-à-dire de leur verge. Les hommes croient ce qu’ils voient, et souvent même, comme Othello, ce qu’ils ne voient pas, mais que leur imagination leur présente à l’esprit. Si bien que ce qu’ils ont tissé de mots et de visions devient réel. À ce titre, la jalousie masculine est un processus éminemment romanesque, et Mme de Lafayette en a fait le ressort fatal de La Princesse de Clèves.

Et vous aurez beau faire et refaire l’amour à la femme infidèle, ou supposée telle, jamais vous n’effacerez le souvenir reconstruit de son écart présumé. C’est ainsi qu’un vagin devient l’abîme où vous vous perdez.

Heureusement, la mort de Desdémone est un paroxysme rare. Le jaloux préfère en général bercer longtemps son sentiment de dépossession : il y a du masochisme dans la jalousie — à moins que comme pour Proust elle ne serve qu’à ressusciter sans cesse quelque traumatisme enfantin, quelque scène primitive vécue ou supposée. Alors les mots inventés, les images reconstruites fabriquent ad libitum une frustration qui se suffit à elle-même, s’auto-alimente et fournit à la fiction un aliment inépuisable.

Jean-Paul Brighelli

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