En ces temps où la mastérisation tombe dru rue de Grenelle, où les uns voudraient que l’on mettre l’accent sur les disciplines, les savoirs et les vraies compétences, pendant que les autres entonnent le grand air de la professionnalisation et autres billevesées pédagogistes, j’ai pensé qu’il ne serait pas inutile de nous pencher sur ce qui fait l’essence de ce métier, et qui est déplorablement négligé par les crânes d’œuf qui nous lisent — je veux parler, bien sûr, de la capacité de séduction.

Qu’est-ce qu’un bon enseignant, de la Maternelle à l’Université ? C’est quelqu’un qui non seulement obtient des élèves ou des étudiants qu’ils restent, des heures durant, assis sans trop bouger sur une chaise (une situation largement anti-physiologique, et anti-psychologique, je n’en veux pour preuve que l’attrait des récrés, et ces millions de coups d’œil jetés en douce sur les montres), mais qui de surcroît parvient à leur imposer un travail, parfois même une souffrance, pour un bénéfice qui est très rarement immédiat : travaillez, prenez de la peine, vous en tirerez (peut-être) un bénéfice — plus tard. L’Ecole est le lieu du bonheur différé.

Alors, comment l’Enseignant arrive-t-il, dans un contexte aussi défavorable a priori, à obtenir le silence, l’attention, et même la soumission, jour après jour, semaine après semaine ? Corollaire : pourquoi, trop souvent, ne l’obtient-il pas ? Pourquoi, comme Adjani dans la Journée de la jupe, rêve-t-il de braquer un Glock sur la tête de ses élèves récalcitrants pour leur faire assimiler, une bonne fois pour toutes, que Molière s’appelait Poquelin, ou que le carré de l’hypoténuse…


Séduire, dit-elle…

Tout est là : quand on y réfléchit cinq secondes, les « bons profs » que nous avons eus, dans le temps (1), étaient tous de grands séducteurs, d’impitoyables séductrices. Pourtant, la séduction qui est à l’œuvre en cours n’a pas pour objet une satisfaction immédiate, contrairement à la séduction érotique — et même si c’est une dimension qui n’est pas tout à fait absente dans une salle de classe, voir ce que disaient Platon et ses contemporains sur la relation pédagogique entre l’éraste et l’éromène : Eros emprunte bien des visages, dont le sexe n’est pas forcément le plus significatif — et parfois même le plus vain.

Oui, mais comment les séduire ? Et comment apprendre à le faire ?

Il y a bien sûr la part du charisme personnel, qui, comme tout charme, tient à la magie. Mais si nous imposons aux futurs enseignants d’avoir tous du charisme (et cela se sent, quand on fait passer un concours de recrutement — tout comme son absence se détecte immédiatement), aurons-nous encore des candidats, alors même que nous en manquons ?

J’ai souvent commencé l’année en analysant le Corbeau et le Renard — modèle définitif de la séduction heureuse. Que fait le Renard ? Il parle — il est même un maître de la langue. Il possède complètement son sujet (et si l’on veut bien y prêter attention, comme tous les grands séducteurs, il ne parle pas de lui, ou si peu). Et il obtient ce qu’il veut. L’enseignement, comme la séduction, est un art de la vente.

Et il, faut, d’abord, maîtriser le langage — puisqu’au fond, c’est cette maîtrise même que nous vendons d’abord : l’art de la séduction pédagogique, c’est aussi l’art d’apprendre la séduction (2). Et comment transmettrions-nous ce goût et cette capacité si nous ne les possédons pas nous-mêmes — à fond ?

Mais un langage ne peut pas tourner à vide : seule la compétence le soutient — et non une compétence de surface (le CAPES nouveau, qui vient d’arriver, voudrait limiter le savoir professoral aux programmes que sont censés avaler les élèves — alors que nous savons tous que l’on ne fait passer le moins qu’avec le plus, le b-a-ba avec l’Encyclopédie et les équations du second degré avec la maîtrise des intégrales). Un enseignant doit être remarquable au moins, admirable si possible. Pas forcément aimé, en revanche : il, y a dans toute séduction une certaine cruauté, au fond — on peut aimer les élèves et ne jamais le leur montrer : en général, ils ne s’y trompent pas.

Inutile en revanche de monter sur ses grands chevaux et de les humilier systématiquement (même si, à petites doses…). On ne se grandit pas en rapetissant les autres — bien au contraire. Inutile aussi de favoriser telle ou tel : l’éromène, c’est toute la classe. Et la séduction opère aussi bien au positif qu’au négatif — on peut paraître caressant aux uns, odieux aux autres, l’essentiel est que l’on ait l’air d’y mettre du sentiment, quand en fait on y fait passer de la technique : séduire s’apprend.

Je disais plus haut : humilier légèrement… Je pensais moins à la vanne tueuse, qui n’a de sens que face à une agression majuscule, qu’à l’accablement qui saisit parfois les élèves devant la tâche qu’on leur fixe, devant l’étendue de leur ignorance (mais déjà, mesurer cette ignorance, c’est la circonscrire, ce que ne peut faire le crétin qui croit savoir). Il y a dans la compétence telle que je l’entends — telle que j’ai vu autrefois Barthes la manifester dans ses cours (3) — quelque chose d’écrasant. Mais l’élève séduit doit admettre cet écrasement, tout comme la personne que l’on veut charmer doit se rendre à l’autre, — comme une ville assiégée, dit Dom Juan.

Je voudrais être clair : la sympathie naît de la reconnaissance du savoir, et non l’inverse. Inutile d’être « gentil » a priori : le charme peut tenir dans une violence sans cesse retenue, contenue, mais sous-jacente, dans l’art d’une phrase innocemment perfide, d’une plaisanterie légèrement mortelle. Le langage est une main qui sait caresser et gifler à la fois — inutile dès lors d’aller jusqu’à la gifle effective.

Second point : la séduction est une gestuelle. S’il est une formation que je voudrais institutionnaliser pour les futurs maîtres, c’est la formation théâtrale (4). Cela suppose de penser la coupe de l’habit (les élèves sont tous arbitres des élégances, et peuvent commenter à l’infini la forme des chaussures ou la ligne du pantalon — ou vos fesses, quand vous leur tournez le dos), le masque (regardez-vous dans la glace en train de hurler : « Taisez-vous ! », et demandez-vous pourquoi ils continuent à parler). Cela suppose de savoir user de son corps dans l’espace — il faut occuper l’espace. Le physique n’a aucune importance, pourvu qu’on le maîtrise, qu’on le déploie, qu’on l’impose. Il n’y a pas de beaux ou de vilains maîtres : il y a des enseignants charmants, ou indifférents — et parfois exécrables.

On apprendrait aussi, au théâtre, à poser et maîtriser sa voix et ses gestes. L’acoustique de la plupart des salles de classe est exécrable, et un prof sort de six heures de cours à moitié aphone s’il ne sait pas exactement comment poser sa voix, où aller la chercher — s’il ne sait pas que, comme au théâtre, ce n’est pas en hurlant qu’on se fait le mieux entendre. Enregistrez-vous écoutez-vous : la voix de l’adulte a des inflexions particulières, un enfant ou un adolescent y entend des signes particuliers — autorité, énervement, sarcasme, impuissance.

Dernier point : la séduction est comme la mer — toujours recommencée. Sans cesse il faut récupérer l’Autre, aller le chercher là où il est — encore essoufflé de la récréation, encore tout plein des câlins de son amoureux / euse, tout déçu de la note obtenue au cours précédent, inquiet du divorce de ses parents (ou de leur non-divorce, allez savoir), préoccupé par son futur – à court ou moyen terme. La séduction ne s’arrête pas avec le cours : il faut savoir dire une phrase, ou parfois tenir tout un discours, à un élève dont on sent confusément la demande inexprimée, le besoin sans objet de parler cinq minutes avec un adulte qui ne soit pas son père ou sa mère – et qui sache parfois lui parler comme à un adulte, sans l’épargner, sans l’accabler. Juste en miroir.

Quand je pense que le ministère, si j’ai bien compris, prétend institutionnaliser deux heures d’accompagnement pédagogique… Mais, mon cher monsieur L*** (avant que vous partiez sous d’autres cieux de la République), ne savez-vous pas qu’on accompagne un élève toute l’année, à chaque minute, même quand il n’est pas là ? Qu’on se préoccupe de lui, qu’on y pense, qu’on élabore des stratégies pour lui faire gober la table des 7 ou l’essence de la tragédie ? Vous savez bien, pourtant, mon cher L***, que la séduction est un métier au long cours — que l’on flatte du regard, encourage de la voix, que l’on s’oppose parfois, et qu’on n’escompte jamais de résultat immédiat — séducteur un jour, séducteur toujours : c’est ce qui fait de ce métier une vocation, une contrainte, et, parfois, un plaisir.

 

Jean-Paul Brighelli

 

(1) Voir sur ce sujet la très jolie chronique que Natacha Polony a récemment consacrée au sujet sur son blog : http://blog.lefigaro.fr/education/2009/12/hommage-aux-maitres.html et http://blog.lefigaro.fr/education/2010/01/hommage-aux-maitres-suite.html

(2) Comme je ne suis plus à une outrecuidance près, j’aurai celle de me citer moi-même : http://bonnetdane.midiblogs.com/archive/2008/11/24/art-de-la-drague.html

(3) Barthes n’était pas beau, mais il était la séduction même, parce qu’il vous rendait intelligent — il donnait aux pauvres corbeaux que nous étions les plumes du phénix. On sortait de sa voix — il en usait avec un art délicieux — en se disant que, ma foi, oui, c’était exactement ce que l’on pensait de Goethe ou de Racine, mais que voilà, lui, il l’avait formulé, et si exactement… Si jamais les notions d’éraste et d’éromène avaient un sens (y compris sexuel, dans cette forêt de micros qui se tendaient vers lui, comme autant de promesses d’éternité et de phallus stylisés), ce fut bien là.

(4) Et rendez à tous (et à toutes — la profession s’est féminisée largement, la taille de l’enseignant moyen s’est donc réduite, et les tableaux sont restés haut perchés, trop souvent) les estrades qui permettaient autrefois à tous les enseignants d’être les bateleurs qu’ils sont effectivement.

 

2 commentaires

  1. C’est extraordinaire ce que vous êtes capable de produire moi la derniere fois je lisais quelques articles et je suis tombé sur vous ça m’a beaucoup appris j’espere que vous allez continuer longtemps car il est rare de trouver de la belle lecture sur internet ! je lis plein de blog comme le votre puis http://blog.le-beguin.fr mais je n’avais jamais lu une telle qualité c’est fantastique alors un grand bravo et à bientôt

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