Christian Biet, que nombre de gens connaissent pour ses livres sur le théâtre, condensés de son enseignement à Paris X-Nanterre, vient de mourir, quasiment dans la première semaine de sa retraite. Aussi bêtement que possible, histoire de nous rappeler qu’il n’y a pas de façon intelligente de disparaître. Un malaise, une chute en vélo, un choc sur la tête, cela suffit à effacer un être d’une immense intelligence, tout comme ce peut être la raison suffisante de la disparition d’un crétin.
J’ai rencontré Christian — au centre sur la photo — en septembre 1974, au quatrième étage du bâtiment qui, à l’entrée du Parc de Saint-Cloud, abritait alors les locaux de l’ENS du même nom. Mon ami Jean-Luc Rispail et moi y suivions les cours d’agrégation, Christian avait rejoint l’Ecole en auditeur libre. Et nous avons immédiatement reconnu en lui une intelligence supérieure, certes, mais surtout une capacité à rire qui nous l’a rendu précieux.
Quitte à interloquer ceux qui l’ont connu bien plus tard, à Nanterre, il était très porté sur l’humour à l’emporte-pièce et les jeux de mots d’autant plus hilarants qu’ils étaient tirés par les cheveux. Il cultivait le second degré comme d’autres les fraises. Cela dit, parfaitement capable de prendre des notes lorsque le cours était intelligent (merci encore à Jean Goldzink ou Gérard Gengembre), et d’alimenter des chahuts muets —¬ les plus redoutables — lorsque le professeur n’était pas au niveau de nos attentes. Des rafales de réflexions sanglantes lancées dans sa barbe, qui pliaient de rire les belles auditrices admises à suivre l’enseignement de l’ENS.
Deux ans plus tard, Christian et son épouse d’un côté, moi et ma compagne d’alors partîmes pour les Etats-Unis. Nous y accomplîmes un périple insensé de plus de 12 000 kilomètres, dont je ne retiendrai qu’une image. Quelque part du côté de Monument Valley, nous avions loué des chevaux pour parcourir les canyons à l’ancienne. Et le canasson de Christian pétait de façon irrépressible — de sorte que les autres lui passaient devant, pour ne pas renifler ses remugles, et que le malheureux barbu avala notre poussière pendant toute la journée. Une occasion en or pour épuiser toutes les blagues possibles sur la pétomanie — et il ne fut pas le dernier à en rire.
Nous avions réussi l’agrégation tous les trois, Jean-Luc, Christian et moi, en 1975, et nous ne nous sommes plus quittés. Ensemble nous sommes allé voir Louis Magnard, en 1980, pour lui proposer d’éditer une collection concurrente du Lagarde & Michard qui était le Bible de tant d’enseignants routiniers — quoique cette routine d’alors paraîtrait aujourd’hui d’une rigueur implacable. Ce faisant nous nous attaquions à une forteresse, puisque Magnard était déjà en discussion avec Alain Viala et Claude Aziza, universitaires reconnus, pour mettre au point une collection par siècles concurrente de l’institution de Bordas. « Si vous m’apportiez un projet… », susurra l’éditeur. Nous y passâmes la nuit, mais le lendemain matin, il avait sur sa table un projet complet, décapant, qui lui fit révoquer nos concurrents (Viala au moins ne nous l’a jamais pardonné) et nous choisir, nous obscurs, nous si jeunes, pour élaborer des livres dont on parle encore dans les chaumières — destinés aux classes de lycée, et qui font désormais les beaux jours des agrégatifs, quand ils y pensent. Cela donne une idée palpable de la baisse de niveau. Les quatre livres, conçus en moins de quatre ans, totalisaient 500 pages de plus que la somme de Bordas — et quelques milliers de plus que les manuels aujourd’hui proposés en Seconde / Première. Cela aussi donne une certaine idée de l’érosion des exigences.
Un journaliste de France-Culture nous contacta alors pour interroger Edgar Faure qui venait de sortir le premier tome de ses Mémoires. Le grand homme (il était vraiment d’une intelligence supérieure) nous apprécia si fort qu’il nous invita le dimanche suivant à déjeuner avec nos compagnes dans sa masure des bords de Seine. L’après-midi, il nous défia au tarot — et nous eûmes la satisfaction de taper le carton avec une ancienne gloire de la Quatrième République, de nous faire raconter les turpitudes de tel ou tel qui n’avait toujours pas renoncé, et de gagner environ 500 francs, dont l’ancien Président du Conseil s’acquitta à l’instant; Tout cela eut l’air de beaucoup amuser son épouse, qui visiblement s’ennuyait à périr dans ce château fort agréable et éloigné de tout.
Dans cette période fertile en livres, Christian et moi eûmes le bon goût d’avoir chacun une fille, que nous promenions sur nos épaules, de Jardin des Plantes en Parc floral, de week-ends à la campagne en goûters pleins de rires d’enfants. Je les entends encore — trente ans plus tard.
Notre association a duré jusqu’à la fin des années 1980, quand Jean-Luc a cru malin d’attraper la maladie à la mode. Nous nous sommes occupés de lui tant que nous avons pu, en ces temps barbares où le Retrovir balbutiait encore dans son éprouvette — jusqu’à ce que nous lui disions adieu au funérarium du Père-Lachaise, en janvier 1992. Il faisait froid mais il faisait beau.
Un trépied auquel manque soudain un pied n’est plus très stable. Pourtant nous avons continué à créer des collections, en bossant par exemple pour Gallimard, où nous avions, à trois, participé au lancement de la collection Découvertes, où nous avons conçu ensemble les biographies de Dumas et de Malraux, et où Christian et moi avons achevé le volume sur le Surréalisme que la cécité soudaine de Jean-Luc avait mis hors de sa portée, quoiqu’il l’ait signé). Et créé les Folio Junior Edition Spéciale.
Entre-temps, Christian avait écrit une thèse brillante sur les représentations d’Œdipe au XVIIIe siècle, décroché un poste à Nanterre, et il s’est très vite imposé comme le spécialiste du théâtre des XVIIe-XVIIIe siècles, puis du théâtre tout court.
Il avait enseigné en collège, en début de carrière (j’ai encore souvenir de son étude du Conte à votre façon de Queneau — en sixième), il avait connu ce qu’il y avait de pire dans le système éducatif, y avait brillé, et il savait se montrer courtois avec les jeunes thésards et les PRAG de passage — ce que peu de profs exclusivement nourris dans le giron universitaire consentent à faire.
Puis la vie et la géographie nous séparèrent. Quelques personnes bien intentionnées y contribuèrent aussi un peu, appuyant sur les divergences idéologiques entre un ancien de Lutte Ouvrière resté à gauche et un ancien mao souverainiste, donc réputé de droite. Mais j’ai souvenir de son rire lorsque je lui expliquai, il y a encore trois ans, que j’avais donné en sujet de dissert un passage de son bouquin sur Qu’est-ce que le théâtre. Nous avions été étudiants ensemble, nous étions à présent étudiés.
Il est mort. Trois mots définitifs, car comme a si bien dit Beauvoir lorsque Sartre a cassé sa pipe, « sa mort nous sépare, ma mort ne nous réunira pas. » Des trois mousquetaires (ainsi nous appelait Louis Magnard) originels, je reste seul. « Et il reprit seul, seul à jamais, le chemin de Paris » C’est vers la fin du Vicomte de Bragelonne, le plus désespéré de tous les livres de Dumas. J’écris ces lignes dans le train qui me ramène justement à Paris, et au Père-Lachaise. Tous les chemins mènent à Rome, paraît-il — oui, et au cimetière. Mais je ne suis pas pressé.
Jean-Paul Brighelli
PS. Je ne voudrais pas que le lecteur enseignant qui tomberait sur le sujet évoqué plus haut pense que je me défile. Un corrigé entièrement rédigé, comme je le fais depuis toujours pour mes élèves, sera proposé dans les commentaires de cette chronique quelque peu amère — mais comment l’éviter ?