Egon Schiele (1890-1918), Femme agenouillée, reposant sur les coudes, 1917

On se rappelle la scène — Le Médecin malgré lui, acte I, scènes 1 et 2 — représentée pour la première fois le 6 août 1666 :

MARTINE
Traître ! insolent ! trompeur ! lâche ! coquin ! pendard ! gueux ! bélître ! fripon ! maraud ! voleur ! …

SGANARELLE
Ah ! vous en voulez donc !
Sganarelle prend un bâton et bat sa femme

MARTINE, criant
Ah ! ah ! ah ! ah !

SGANARELLE
Voilà le vrai moyen de vous apaiser.

MONSIEUR ROBERT
Holà ! holà ! holà ! Fi ! Qu’est ceci ? Quelle infamie ! Peste soit le coquin, de battre ainsi sa femme !

MARTINE, les mains sur les côtés, parle à M. Robert en le faisant reculer, et à la fin lui donne un soufflet.
Et je veux qu’il me batte, moi.

MONSIEUR ROBERT
Ah ! j’y consens de tout mon cœur.

MARTINE
De quoi vous mêlez-vous ?

MONSIEUR ROBERT
J’ai tort.

MARTINE
Est-ce là votre affaire ?

MONSIEUR ROBERT
Vous avez raison.

MARTINE
Voyez un peu cet impertinent, qui veut empêcher les maris de battre leurs femmes !

MONSIEUR ROBERT
Je me rétracte.

MARTINE
Qu’avez-vous à voir là-dessus ?

MONSIEUR ROBERT
Rien.

MARTINE
Est-ce à vous d’y mettre le nez ?

MONSIEUR ROBERT
Non.

MARTINE
Mêlez-vous de vos affaires.

MONSIEUR ROBERT
Je ne dis plus mot.

MARTINE
Il me plaît d’être battue.

J’ai travaillé jadis sur cette pièce, et j’avoue ne pas me souvenir de réactions particulièrement outrées devant cette scène où un mari bat sa femme, et où cette femme chasse l’importun qui prétendait la sauver — et ultérieurement se venge sauvagement en le faisant battre comme plâtre.
Scène quelque peu équivoque, quand on y pense. Les profs fesseuses d’aujourd’hui se dispenseront sans doute simplement de faire travailler leurs élèves sur une situation aussi scabreuse. « Il me plaît d’être battue. » Scandale sans pareil. Je ne vois d’autre équivalent que la fameuse préface que Jean Paulhan écrivit pour Histoire d’O et intitulée « Du bonheur dans l’esclavage ».
On ne peut même pas mettre cette scène farcesque sur le dos de l’inexpérience d’un Molière débutant. On est loin, en 1666, des débuts provinciaux du baladin génial, quand il montait des spectacles de tréteaux — Le Médecin volant ou La Jalousie du Barbouillé — pour les publics peu exigeants de villages improbables. Il vient d’écrire Tartuffe et Dom Juan, il met en scène Le Misanthrope. Et paf, si je puis dire… Le Médecin malgré lui, au milieu de ces chefs d’œuvres, tombe là pour alimenter la vilaine rumeur selon laquelle c’est Corneille qui écrivit les grandes pièces, et Molière les farces.

Nobuyoshi Araki, Kinbaku, 1980-2000

La vérité, c’est que Molière en connaissait un rayon sur la sexualité humaine. Des femmes (et des hommes, d’ailleurs) qui réclament à grands cris (forcément) d’être battus, cela se trouve tous les jours. La seule question est la juste mesure de l’intensité, et surtout la lecture préalable du vrai désir enfoui sous les mots : un divertissement piquant ou une punition exemplaire ? Une explication à martinet moucheté, ou une correction sanglante ? La nuit entière enchaînée, ou des menottes de velours pour BDSM mondain ?


« Il me plaît d’être battue. » Alliance de mots insoutenable pour les féministes de #MeToo — dont je doute qu’elles soient toutes exemptes de désirs énergiques, et ne s’abandonnent jamais à la levrette claquée et autres impertinences. Qui le leur reprocherait ? Ce que l’on fait dans la discrétion d’une chambre ou d’un bois profond ne regarde personne, et les orgasmes qu’un Maître énergique peut tirer d’une virago domptée sont irracontables et fulgurants.
Le dessin d’Egon Schiele ci-dessus (ah vraiment, la grippe espagnole qui nous a privés de Schiele et d’Apollinaire, quel désastre !) montre magnifiquement, par l’angle choisi, ce qu’il y a de don de soi dans cette position qui plonge le monsieur dans un abîme de perplexité — ou plutôt, dans deux abîmes. Cette prise de vue en plongée, qui suppose un observateur extérieur à la scène, est un petit miracle d’amour et de don de soi.
Quant au dessin de Milo Manara qui clôt mon exercice, il témoigne d’une constante dans la scène de domination : le bonheur d’avoir été marquée, et de devenir, dans un second temps, le modèle de son maître. Et, au fond, la pièce maîtresse de l’artiste.

Jean-Paul Brighelli

Milo Manara, Foemina, 1988

7 commentaires

  1. 1ère lecture (!) – je retiens ceci : « Le dessin d’Egon Schiele ci-dessus (ah vraiment, la grippe espagnole qui nous a privés de Schiele et d’Apollinaire, quel désastre !).
    Que oui ! Merci Maestro !

  2. « Soumise ? »…
    mais non voyons, tout au contraire, puisque l’essentiel est là  :
    « le bonheur
    d’avoir été marquée,
    et de devenir, dans un second temps,
    le modèle
    de son maître.
    Et, au fond, la pièce maîtresse,
    de l’artiste. »
    Voilà qui peut résumer et même parfaitement une situation vécue.
    La « marquée » : encore plus que l’égale, voire le double,
    « la pièce maîtresse » ! on notera l’importance du mot « maîtresse ».
    Bravo « l’artiste » ! Quel « maître » que JPB dans le choix des mots et le choc des photos…

    • « Soumise ? »…
      mais non voyons, tout au contraire.. »
      Le titre de la chronique ne vous plaît pas.
      Vous eussiez préféré :
      Martine n’a jamais reçu de tape.
      Oui…
      (facile)

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