« Autrefois » — vous n’avez que ce mot à la bouche…

Ainsi parlent les imbéciles. Pêle-mêle, je me vois accusé de nostalgie (forcément délétère), de passéisme (honteux), néandertalien que je suis, dinosaure de temps pédagogiques révolus…

Et mes semblables avec moi.

Et de m’expliquer que les élèves ont changé, que la massification (un joli mot dont les technocrates peuvent être fiers) est passée par là, qu’on ne peut pas faire cours comme « de mon temps »…

Le problème, c’est qu’hier n’est pas avant-hier, ni « autrefois ». Hier, c’est à portée de main. Et plutôt que de regarder vers mon enfance — je n’en ai plus ou pas encore l’âge —, c’est juste, tout juste en amont que je puise la certitude que l’on peut changer l’Ecole, et aux moindres frais.

On m’a fait passer récemment les cahiers de Français d’une élève qui était en Sixième en 1987-88 — douze ans après l’entrée en vigueur du collège unique, mais un an avant l’apocalypse molle qui a suivi la loi Jospin. Juste sur la ligne de partage des eaux — avant que le délitement général n’emporte les élèves de France vers des bas-fonds toujours plus profonds. Avant que des « désobéisseurs » estiment qu’il est impossible de faire apprendre aux élèves d’aujourd’hui — vingt ans plus tard — quoi que ce soit de construit et de cohérent. Avant que les pédagogistes enterrent la transmission verticale, et le cours frontal.

Ces cahiers de Sixième, dont je vais tenter de rendre brièvement compte — je pourrais en faire une thèse en Sciences de l’Education, ce serait provocant, mais moins drôle que d’en tirer en cinquante lignes la substantifique moelle — témoignent à la fois du niveau de fin du Primaire, et de début de Secondaire. Là aussi, nous sommes sur la ligne de partage — sauf qu’il s’agissait encore, à l’époque (!), de continuer à monter, monter sans cesse, en faisant progresser tout le monde, sans penser à rabaisser les meilleurs au niveau des plus humbles.

Et pour parodier les revues scientifiques… C’était un collège très ordinaire, pas tout à fait ZEP mais pas brillant non plus, dans la grande banlieue de Clermont-Ferrand. Public d’enfants d’ouvriers et de petits employés, d’immigrés portugais, maghrébins et gitans. Un peu moins bien que le tout courant, sans être absolument catastrophique. Un collège bien tenu par une administration scrupuleuse. Des équipes professorales majoritairement en place depuis longtemps, recrutés dans les années 1960-70 — cela aussi, ça compte. Certifiés et PEGC (majoritaires), qui avaient connu les Ecoles Normales d’autrefois, parfois même le Cours complémentaire. Mais pas les IUFM, auxquels on pensait fortement en haut lieu, mais qui n’avaient pas encore émergé.

Voilà pour le décor.

Et pour les contenus…

 

En tout, quatre cahiers Clairefontaine grand format, gros carreaux, de 180 pages. Composition française, Lecture suivie et expliquée (deux cahiers), Orthographe / Grammaire. L’essentiel et l’accessoire. Il est possible, me dit-on, qu’un cinquième cahier se soit perdu en route.

En complément, le BLED et l’ORTH de Hatier. Pas vraiment de manuel : tout fonctionne avec des photocopies — souvent réalisées à la machine à alcool, si difficile à manier pour les néophytes — j’en ai des souvenirs maculés…

Orthographe / Grammaire : les exercices sont collés dans le cahier, ce qui permet de suivre pas à pas la progression. Le 15 septembre — on venait de rentrer —, une dictée de 7 lignes tirée du Petit Prince. Mais un mois plus tard, la dictée — un texte journalistique — fait déjà 20 lignes, et se double de toute une série de questions (transformations : mettre un verbe au futur antérieur, aux temps composés de l’indicatif, substituer à un pronom le nom qu’il représente, exercice sur les infinitifs, puis sur les participes passés — accordés ou non). Deux jours plus tard, nouvelle dictée — une page et demie — tirée de Pagnol. Et les questions supposent une maîtrise à peu près totale de la grammaire, en termes de « nature » ou de « fonction ».

Rythme soutenu — une dictée par semaine, une rédaction tous les quinze jours. « En sus, me dit l’ex-élève, nous avions à chaque fois une dizaine d’exercices à faire à la maison, dans d’autres cahiers » — de brouillon, contrôlés et notés — et non conservés — on ne pense pas toujours aux chercheurs qui en feront leur miel : encore qu’au rythme où nous allons, l’étude de ces cahiers ne relèvera bientôt plus de la pédagogie, mais de la science-fiction.
Sur le cahier, chaque dictée — collée avec soin — est suivie d’une reprise qui est un cours en soi, sur la structure de la phrase, les relations sujet / verbe, les accords temporels futur / futur antérieur par exemple. Une grammaire entière, épluchée pas à pas.

Et ainsi de suite. Le rythme ne faiblit pas, jusqu’à la fin de l’année. Les derniers exercices conservés, fin mai, portent sur les indéfinis et les adjectifs cardinaux — en fait, il apparaît que la prof concevait la Sixième comme une révision générale de tout ce qui avait été fait en Primaire. Et à lire ce qu’elle demandait, on en avait fait, des choses, en Primaire…

« Lectures suivies » — en fait, des explications de textes : Alain-Fournier pour commencer l’année, Alphonse Daudet sur la fin. À chaque fois, un exercice écrit de questions sur le texte — souvent complexes. Et, systématiquement aussi, une analyse plus ou moins structurale (moins le jargon, jamais utilisé). Le tout illustré par l’élève, en grandes planches colorées. En tout, 250 pages. Un vrai manuel — que je tiens à la disposition ce celles et ceux qui se demandent quels textes faire en Sixième : eh bien, ceux-là ne sont pas mal choisis.

Le cahier de Composition française commence par une extension d’un texte soigneusement étudié — deux pages à double interligne, presque sans fautes, mais sans vraie structure ni imagination délirante, valent tout juste 10 (une note qui se veut sans doute encourageante) à la petite fille de l’époque. S’ensuit une correction très précise, sur trois pages, manifestement recopiée sur le tableau, avec des contraintes de présentation précises — couleurs diverses, alinéas, mots soulignés, etc. De la rigueur, de la rigueur, de la rigueur — pour parodier Verlaine. Puis des cours complets, soigneusement notés, sur l’Introduction — pendant un bon mois, avec exercices d’appui —, le développement conçu comme « suite d’actions » — exercices, etc.. S’insèrent dans cette progression des rédacs développant tel ou tel passage de l’œuvre étudiée en parallèle (au premier trimestre, le Médecin malgré lui — et non je ne sais quelle « œuvre spécial jeunesse »…), ou un thème précis (les animaux qui parlent, à partir de Colette — et par extension — c’est apparemment le maître-mot de cette pédagogie qui part du texte pour en produire — toutes sortes d’objets auxquels on donne la parole.
Nombre d’exercices sont imaginés à partir de textes produits par tel ou tel élève — l’enseignante n’avait pas peur de les mettre en concurrence, et ce devait être un rude honneur que de devenir modèle pour les deux douzaines de bambins.

En tout cas, à la fin de l’année, cette élève écrivait dans un français correct des compositions françaises de 6 à 7 pages — qui n’étaient pas notées au poids, mais à la qualité : on n’attrapait pas avec du quantitatif pour une prof qui faisait dans le qualitatif systématique. L’enseignante n’hésirtait pas à mettre de très bonnes notes (jusqu’à 17, dans le lot que j’ai en main), comme elle n’hésitait pas à descendre bas — on ne se souciait pas encore d’épargner la susceptibilité des cancres, on se disait qu’on les respectait mieux en leur disant ce qu’ils valaient.

Elle s’appelait Manolita J***, était PEGC (Français / Histoire-Géo / Arts plastiques) et faisait régner, paraît-il, une saine terreur — ce qui ne l’empêchait pas de développer, systématiquement, une pédagogie de projets — théâtraux, par exemple : l’année suivante, en Cinquième (elle suivait ses élèves sur le cycle entier), elle leur fit monter un spectacle mettant en scène, forcément (on était en 1989, et les fêtes du Bicentenaire arrivaient) la Révolution française. De même, elle sortait volontiers ses élèves — pas à Clermont, mais à Versailles ou Paris — le culturel à hautes doses. Résultat ? Deux redoublements — il doit y en avoir davantage, avec des exigences souvent moindres.

Quelques parents, déjà, contestaient ses méthodes — on sentait poindre le règne, aujourd’hui sans partage, de Monchéri-Moncœur. Une forte personnalité — ça compte aussi, figurez-vous. Elle est probablement à la retraite aujourd’hui — mais je me fierais davantage à elle, et à ses semblables, pour former les générations présentes d’enseignants, qu’aux duettistes Michaud / Clerc, dont l’ambition personnelle est certainement démesurée, à l’aune de l’ambition qu’ils ont pour les élèves, et leurs maîtres.

 

Jean-Paul Brighelli