Dans une tribune d’une exceptionnelle intelligence parue il y a quelques jours dans le Figaro, Chantal Delsol cherche à comprendre comment une société française qui en 1969, avec 50 millions d’habitants, a toléré sans y prendre garde les 30 000 morts de la grippe de Hongkong, s’alarme aujourd’hui pour une épidémie de même force — au point de détruire l’économie, la culture et les relations sociales. Et, à terme, la civilisation.
C’est que, dit-elle, en 1969 on nourrissait encore des idéaux, aussi absurdes qu’ils aient pu être. Le communisme était encore la ligne d’horizon de presque tout ce qui pensait à Gauche, Sartre distribuait la Cause du peuple, et l’amour libre semblait une option non négociable.
Aujourd’hui, argumente-t-elle, l’hygiénisme a pris le dessus. C’est ce qu’elle appelle « la vie nue » : l’être humain réduit à son existence biologique. C’est aussi que l’Ego a envahi complètement le champ de la conscience. Tout pour ma gueule.
Il est bien possible que le matraquage institutionnel sur les « respirateurs » des services d’urgence y soit pour quelque chose. La vie, c’est respirer. Le Covid, c’est la détresse respiratoire. L’horreur à la portée des caniches.
L’épidémie (le mot demanderait à être exactement pesé, « épidémie » en 2020 n’a pas le même sens qu’en 1720, lors de la dernière grande peste vécue en France, ou en 1832, quand le choléra a saisi Paris) a également mis à nu notre « ignorance abyssale et l’ignorance des spécialistes eux-mêmes qui ne cessent de se contredire ». L’animal raisonnable, qui était la première définition qu’Aristote donne de l’homme, déraisonne vite dès qu’on cesse de lui expliquer clairement les causes des effets qu’il constate. Ignorance anxiogène : l’angoisse, en occupant le champ de la conscience collective, détruit le peu de raisonnement froid et lucide qui subsistait en nous.
Confinement, reconfinement, couvre-feu et autres mesures de restriction des libertés élémentaires hachent menu le πολιτικὸν ζῷον, l’animal politique qui est la seconde évidence de notre être — pour Aristote toujours.
L’abolition des activités culturelles et sportives et des événements d’interaction sociale est une mutation profonde dont les effets retentiront longtemps.
On a beaucoup critiqué Emmanuel Macron lorsqu’au début de l’épidémie, au mépris des avertissements prodigués déjà par les morticoles qui sentaient venir leur jour de gloire, le président de la République et son épouse se sont rendus au théâtre voir Par le bout du nez, la dernière pièce de Mathieu Delaporte et Alexandre de la Pattelière (qui met en scène un président de la République prenant le risque de la psychanalyse). « Sortir malgré le coronavirus », titrait la presse. Ce qui a été interprété a posteriori comme une inconséquence était en fait plein de sens : Macron n’avait pas encore tiré un trait sur ce qui fait l’essentiel de l’humanité, le rapport aux autres, le sourire sans masque, les gestes les plus élémentaires de convivialité. À la mi-mars, il était encore humain.
Début septembre, lors de la pré-rentrée, un collègue que jusque là j’appréciais a refusé de me serrer la main — et on a l’air très bête avec une main tendue que l’autre ne prend pas — et a vivement viré du local des photocopieuses une nouvelle collègue choquée par cette impolitesse rude. Les règles de « distanciation sociale », une belle expression pour dire que désormais nous devons ignorer les autres, étaient passés par là.
Je ne le lui ai pas pardonné — et j’avoue que personne n’est passé aussi près d’un direct au menton. J’ai compris à ce moment-là que les règles monstrueuses imposées par les médicastres allaient faire de nous, très vite, des animaux dénaturés, et que le tendance innée à la violence, contrariée heureusement par quelques millénaires d’un savoir-vivre de plus en plus sophistiqué, reprendrait très vite le dessus.
Vous vous rappelez sans doute Sa Majesté des mouches. William Golding y démontre magistralement que dans une situation exceptionnelle, Cro-magnon reprend très vite le contrôle. Le Covid, tel qu’il est géré par des politiques qui ne gèrent rien, marque le grand retour de l’âge de glace. Et encore, les hommes des cavernes avaient des relations sociales, un art collectif, des rites funéraires. Nous en sommes, nous, à abolir tous les rites qui nous ont construits comme êtres humains. Les enterrements se font à la sauvette, en présence de six personnes maximum (les familles nombreuses se débrouilleront pour suivre le convoi de loin), les mariages de même. Les Diafoirus qui ont pris le pouvoir — un vieux rêve que Molière en son temps a violemment critiqué — aimeraient même entrer dans les chambres à coucher vérifier qu’on y respecte le port du masque et la « distanciation ». Je m’étais amusé, pendant le confinement « première époque », à évoquer « l’amour au temps du coronavirus ». Désormais, les émules de Doisneau photographieront des « amoureux de l’Hôtel de ville » dans la tenue que Magritte a imaginée pour ses Amants, le visage enfoui sous un linge, et le baiser réduit au contact de deux bouts de coton. La sécurité, m’objectera-t-on, y gagnera ce que l’érotisme y perd…
Nous sommes un animal politique, social, culturel. La vie, la vraie vie, n’est pas la stricte conservation de notre intégrité épidermique. Imaginez ce qu’auraient été l’attitude de Léonidas aux Thermopyles, ou celles des Poilus dans la bataille de la Somme, si la stricte conservation de la vie avait été leur souci premier. La Grèce serait perse, et nous serions prussiens. Les hystériques d’aujourd’hui me font penser aux Français pré-collabos qui en 1940 s’exclamaient « Plutôt Boches que morts ! » On sait ce qui a suivi.
La vie française est d’abord culturelle. On ne s’en douterait pas, à voir le nombre d’hilotes qui sillonnent les rues, mais c’est un fait. Cette prédilection se manifeste à travers notre langue, via un rapport aux livres qui n’existe dans aucune autre nation — et que notre rapport nouveau aux écrans tend à court-circuiter : peut-être est-ce là l’une des sources du vrai « mal français ». L’apparence l’emporte sur l’essence. Un confinement arrive ? Le gouvernement n’a rien de plus pressé que de fermer les librairies, clore les salles de spectacle, flinguer la Culture. Pour acheter des livres, on passera par les grandes surfaces, qui ont à cœur de promouvoir une littérature de qualité… À croire que les impératifs de ce gouvernement sont l’autorité, la restriction des libertés et la littérature rose…
Il devrait y prendre garde. À supprimer les occasions de divertissement (même le sport, claquemuré entre les murs nus des stades, ne fait plus recette, et les organisations qui s’étaient engagées à dépenser des sommes folles pour avoir l’exclusivité du foot renâclent à payer l’addition d’un spectacle dégénéré), on amène les Français à se considérer pour ce qu’ils sont : des êtres promis à la mort, à plus ou moins brève échéance. Ils ne vont pas aimer ça.
Je me suis déjà étonné à la mi-avril de notre singulier et nouveau rapport à la mort. Un scandale, apparemment. Mais un scandale inévitable. Alors que « la philosophie, c’est apprendre à mourir », les profs de philo ont mal fait leur travail, à cesser d’expliquer que le but de notre condition humaine est la mort. Nous avons désappris la mort. Les médecins, dont la seule promesse tenable est de soigner, sont sommés de guérir. Toute atteinte à notre intégrité épidermique nous semble une offense majeure. Le rappel journalier par les instances gouvernementales du bilan de l’épidémie vaut les admonestations d’autrefois : « » Ô mortels, venez contempler le spectacle des choses mortelles ; ô hommes, venez apprendre ce que c’est que l’homme » — avec Olivier Véran parodiant Bossuet. Les priver de tout, tout en essayant de les culpabiliser (c’est de votre faute, vous ne vous êtes pas lavé les mains, c’est pour ça que vos grands-parents sont morts, pas parce que nous avons supprimé en 20 ans 100 000 lits et que depuis la fin du confinement, les impératifs administratifs ont, dans les hôpitaux, subjugué à nouveau l’intérêt médical) les conduira tout droit dans la rue, comme en Italie. La « vie nue » n’est pas un objectif présentable, à long terme. Surtout quand l’épidémie s’étend, que chacun peu à peu connaît quelqu’un qui en est mort, et qu’à l’angoisse charnelle s’ajoute désormais une angoisse existentielle. Le gouvernement a pensé réduire la violence intrinsèque en faisant peur, mais cette peur risque de revenir en boomerang demander des comptes aux gouvernants qui n’ont pas su gérer la crise autrement que par la peur.
Jean-Paul Brighelli
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