Le patron de la gargote parle peu. Il écoute ses clients, qui viennent déverser leur solitude chez lui, entre 10 heures du soir et 6 heures du matin. De temps en temps, son attention se manifeste dans un laconique « Je vois » — en japonais, Sōdesu ka, ou, moins formel, sokka. Comme le dessin de Yarō Abe est un peu hiératique, son visage n’exprime qu’un assentiment poli — qui dans cette civilisation peut tout dire, y compris son contraire. De lui-même il ne confie jamais rien, l’autofiction n’est pas son fort. Où a-t-il récolté la cicatrice verticale qui part de son front, passe sur l’œil gauche et finit sur sa pommette ? Nous ne le saurons jamais, au fil des huit volumes (publiées en France, au Japon il y en a bien davantage) narrant par saynètes de quelques pages l’arrivée, forcément très tardive ou très matinale, de clients empressés de goûter sa soupe miso au porc — et bien d’autres merveilles, puisqu’au-delà du menu fixe, il peut vous cuisiner à peu près tout ce que vous voulez, pourvu que ce soit de saison et qu’il ait les ingrédients. Le Livre de cuisine de la Cantine de minuit, par Yarō Abe et Nami Iijima — « styliste culinaire » —, publié parallèlement au seinen manga (plus exactement, il faut parler de gekiga, récit réaliste par opposition au pur manga qui est littéralement un dessin non abouti, qui déborde volontiers de son cadre et privilégie l’action et les onomatopées stylisées, Lichtenstein n’a rien inventé) vous dit tout sur les recettes des plats évoqués dans la série. Ici, le dessin est sobre, on ne pousse pas des cris hystériques en partant à l’assaut, les personnages n’ont pas des yeux larges comme des soucoupes ni des cheveux hirsutes, ils ne se battent pas à grand coup de katana ou de sabre-laser : ils échangent des propos mesurés, se jaugent, se donnent des conseils, se lancent des vannes — bref, ils font société, comme on dit désormais.
Le cuisinier, qui n’a pas de nom, écoute donc les histoires que lui racontent ses clients — prostituées lasses, hôtesses et masseuses — et leurs clients —, stripteaseuses, truands rentrant de la tournée de leurs gagneuses, boulimiques entre deux cures d’amaigrissement, amoureux éconduits, nymphomanes et don juans, tout un peuple de la nuit hantant Kabukichō, le quartier le plus chaud de la capitale japonaise. Tous rassemblés en ce point unique, papillons de nuit venus se frotter à la lumière et avaler un bol de riz arrosé de thé. Ou une salade de vermicelles. Ou un ragoût de taro aux calamars. Ou un nikajaga. La cuisine de cette cantine, si proche des réalités culinaires du Japon moderne, est aux antipodes de ce que l’on nous sert dans les restaurants japonais d’Europe. En fait, au sortir de la lecture, on n’a qu’une envie, celle de les boycotter.
L’histoire peut se dérouler en une heure ou en plusieurs mois, mais elle va toujours vers sa fin : ce sont des scènes théâtralisées, faciles à jouer avec des moyens réduits. Une série sur Netflix reprend l’essentiel de ces histoires, j’ai du mal à comprendre qu’un réalisateur français n’ait pas eu l’idée de transposer dans l’univers d’un bistro parisien ces rencontres de hasard guidées par l’appétit, la gourmandise ou le désespoir — ingrédients qui améliorent notablement la qualité des plats, comme chacun sait.
Au début, j’ai pensé à des performances du théâtre d’improvisation. Prenez un plat (des Wiener rouges — non, je ne vous dirai pas de quoi il s’agit), ajoutez-y un yakusa nocturne pourvu, en pleine nuit, de lunettes noires et d’un garde du corps, un cuisinier laconique, le genre Corto Maltese revenu de tout et d’Abyssinie et reconverti en pizzaiolo, vous avez trois minutes pour improviser la scène et cinq minutes pour la jouer avec intensité… En télévision, on peut pousser jusqu’au quart d’heure : à côté, Caméra Café semblerait un bavardage inconséquent et longuet. Et cela nous consolerait, nous qui pleurons déjà la faillite de nos bouis-bouis préférés.
Yarō Abe a commencé la série en 2006, il a reçu pour la Cantine de minuit le Prix Shōgakukan en 2009 (dans la Catégorie Shōnen, mangas réalistes pour adultes), la traduction française a commencé (aux éditions Le Lézard noir, belle raison sociale) en 2017. Huit volumes sont actuellement parus — un beau cadeau pour les fêtes, afin de consoler tous ceux qui sont condamnés par le gouvernement à se passer d’agapes familiales ou conviviales : la Cantine de minuit est, en creux, une étude terrible de la solitude en milieu urbain.
Jean-Paul Brighelli
PS. Dans la combinatoire manga et art culinaire, comment ne pas conseiller aussi le Gourmet solitaire (Casterman, 2016), signé de Jirō Taniguchi, dont j’ai vanté jadis l’Homme qui marche, et Masayuki Kusumi ? Un plaisir de l’œil et du palais, où chaque chapitre s’organise autour d’un plat (allez donc résister aux « beignets de poulpe takoyaki » à Nakatsu, arrondissement de Kita, Osaka). Et comme la Cuisine de minuit, l’œuvre a été adaptée par la télévision japonaise, plus réactive que la nôtre, qui se contente de filmer des cuisiniers, au lieu de les mettre en scène avec leurs clients. Pff…
Comments are closed.