Parfois une œuvrette sans grandes prétentions nous touche davantage qu’une réalisation magistrale. Une chansonnette plus qu’un opéra, un roman à deux balles plus qu’un chef d’œuvre consacré. Ou une toile académique plus qu’une révolution artistique.
Par exemple, pour moi, ce Dernier croisé, peint en 1835 par Carl Friedrich Lessing (1808-1880), illustration au premier degré d’un poème de Karl Immermann (qui ça ?), « le retour du Croisé », publié en 1826. Deux œuvres parmi tant d’autres de ce romantisme troubadour dont Emma Bovary se « graisse les mains », ces romances de Walter Scott qui amènent les petites bourgeoises de province à rêver « bahuts, salle des gardes et ménestrels » et à vouloir « vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage, qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir. » Foutaises, dirait Flaubert.
Le cheval est d’un gris très pâle, accordé au manteau ivoire et à la barbe blanche du cavalier — « Et l’on se sent blanchi comme un cheval fourbu », chantait très bien Ferré. On sent bien qu’il revient de plusieurs défaites, et d’un nombre infini de déceptions. Le cheval peine à porter encore un peu son chevalier, le paysage est inhospitalier, la terre brute, incultivable, et le ciel se confond avec la mer à laquelle le héros fatigué tourne le dos, tandis que les ombres s’allongent, parce que le crépuscule menace. La lumière tombe de partout à la fois. Le soleil est à gauche, sur l’épaule du chevalier, mais son visage, qui devrait être au moins partiellement à contre-jour, est éclairé de quelque désespoir intérieur. Teintes chaudes de la terre, teintes froides du ciel. Le dieu qui préside à cet orage suspendu a renoncé à tout, même à sa colère.
Quel âge a-t-il ? Il est voûté, il supporte à peine le poids de ses armes — sans doute ne les a-t-il jamais déposées depuis son départ, il y a tant d’années… Il est seul, bien sûr, ses compagnons sont morts depuis longtemps. Un tableau d’ordinaire n’a que deux dimensions, mais celui-ci (au Rheinisches Landesmuseum de Bonn) exprime le Temps de façon virtuose.
Quant à savoir ce qui nous parle dans une œuvre… Quel écho de concernement m’appelle dans ce chromo ? C’est plus que de l’identification, je suis tout à la fois le cavalier déçu, le cheval fourbu, le paysage hostile.
La toile, 66 x 64 cm, est à peu près carrée — un format assez rare en peinture. Quadrature d’un cercle qu’il faut deviner, dont le centre se situe à peu près sur la main droite, affaissée, du cavalier solitaire et encore loin de son foyer.
Son foyer ? Allons donc ! Nulle châtelaine ne l’attend. Il a enterré tous ses compagnons, la belle qui l’espérait est morte de consomption, comme il se doit. Il est une force qui va — sauf qu’il n’a plus de force, à peine celle de tenir les rênes. Et son vaillant coursier, tout aussi fourbu que son maître, a vu trop de batailles pour oser autre chose qu’un pas hésitant.
Les Romantiques rêvaient à des épopées inconnues, eux qui étaient nés après les grandes chevauchées de l’Empire. Dans ces années 1830, l’Europe est sous la botte de Metternich. Les jeunes gens enfiévrés sont priés de se taire, en attendant le Printemps des peuples — alors ils rêvent de chevaliers poudreux revenant de guerres perdues, vivant jadis dans un rêve héroïque et brutal, enfoncés désormais dans le sentiment d’un immense désastre.
Ce n’est pas la défaite en soi qui est terrible. C’est d’y survivre. Et de voir alentour, grouillant comme des termites, des formes hideuses qui ont pris le pouvoir, et dont le rêve consiste à faire la somme de 1 + 1.
Dois-je vraiment développer ? Une allégorie perd de sa puissance quand on l’explicite. Mais autant le dire, parce que l’époque ne comprend plus à demi-mot : dans mon combat pour l’école, les amis qui ne sont pas morts ont fini par trahir. Et on me hait comme on hait toujours Cassandre.
Quand on n’a pas eu la chance de mourir à la fleur de l’âge, ni de succomber au combat, il reste le désespoir de s’être battu pour rien — et de chevaucher vers la mort, au dessous d’un ciel vide.
Jean-Paul Brighelli