« « Les meubles que vous voyez ici, nous dit notre hôte, sont vivants ; tous vont marcher au moindre signe » : Minski fait ce signe, et la table s’avance ; elle était dans un coin de la salle, elle vient se placer au milieu ; cinq fauteuils se rangent également autour ; deux lustres descendent du plafond, et planent au milieu de la table ! « Cette mécanique est simple », dit le géant, en nous faisant observer de près la composition de ces meubles. « Vous voyez que cette table, ces lustres, ces fauteuils, ne sont composés que de groupes de filles, artistement arrangés ; mes plats vont se placer tout chauds sur les reins de ces créatures ; mes bougies sont enfoncées dans leurs cons ; et mon derrière ainsi que les vôtres, en se nichant dans ces fauteuils, vont être appuyés sur les doux visages ou les blancs tétons de ces demoiselles ; c’est pour cela que je vous prie de vous trousser, mesdames, et vous, messieurs, de vous déculotter, afin que, d’après les paroles de l’Écriture, la chair puisse reposer sur la chair. » »

On a reconnu, bien sûr, un passage célèbre de l’Histoire de Juliette, où Sade confronte ses belles voyageuses à « l’ogre des Apennins », Minski, dont la décoration et les meubles sont constitués de femmes nues sans cesse mouvantes. Rien que de très courant chez le Divin marquis, et le prophète invoqué à la dernière ligne est Jérémie : seuls les athées connaissent la Bible sur le bout des doigts, si je puis dire.
Ce que l’on attend moins, en revanche, c’est l’usage que Lamartine, une quarantaine d’années plus tard, fait de ce texte dans la Dixième vision de la Chute d’un ange :

« Par des êtres vivants l’impie architecture
Pour enivrer les yeux remplaçait la sculpture.
D’une colonne à l’autre en ornements humains
Des enfants suspendus se tenant par les mains,
Et de plis gracieux arquant leurs membres souples,
En guirlandes de corps enlaçaient leurs beaux couples.
Au lieu de chapiteaux, d’autres enfants groupés
Semblaient porter le ciel sur leurs dos attroupés,
Et sous la rude acanthe accroupis dans leurs niches,
Cariatides en chair, ils bordaient les corniches.
Sur la frise mouvante en foule circulait
Un long groupe que l’art mêlait et démêlait ;
Femmes, enfants, guerriers, combats, amours obscènes,
Changeaient leur attitude et variaient leurs scènes ;
D’un long fleuve de vie intarissable cours
Disparaissant sans cesse et renaissant toujours.
Muets comme le marbre, ils glissaient comme l’ombre :
Leur ondulation multipliait leur nombre ;
Rapetissés à l’œil par leur éloignement,
À peine voyait-on leur léger mouvement.
On eût dit, à les voir animer cette frise,
Entre l’être et la mort la matière indécise,
Sous l’art surnaturel d’un magique pouvoir,
Avant de vivre encor forcée à se mouvoir.

« Autour du fût poli des colonnes de marbre
Comme le lierre en fleur autour du corps d’un arbre,
Qui s’enlace et serpente, et de nœuds festonnés
Cache la rude écorce aux regards étonnés,
Des spirales en chair, de jeunes formes nues
S’élevaient de la base et montaient jusqu’aux nues.
Leurs bras de la colonne embrassaient tout le tronc.
L’une plaçait ses pieds où l’autre avait le front :
Leurs membres suspendus, leurs mains entrelacées,
Par l’effort sur leurs dos leurs têtes renversées,
Sur le granit poli leurs muscles se tordant,
De leurs beaux fronts en pleurs leurs longs cheveux pendant,
Ce gracieux chaos de corps et de visages,
Ce ravissant amas de formes de tous âges,
Qui de chaque colonne enlaçant le pourtour,
Et de chair palpitante en brodait le contour,
Trompaient l’œil ébloui par l’infâme artifice,
Et faisaient ressembler le magique édifice
Au temple de la vie, où tous les blocs mouvants
Seraient bâtis de chair avec des murs vivants !…

« Pour mieux idolâtrer tous les sens assouvis,
À des fronts de seize ans de longs cheveux ravis,
Comme au cygne habillé de ses plumes nouvelles
Pour amollir sa couche on moissonne les ailes,
Et tressés chauds encore en doux tissus soyeux,
S’étendaient en tapis sous les membres des dieux !
Duvets voluptueux, toisons de jeunes filles
Que d’odorantes fleurs on brodait aux aiguilles ;
Et qui gardaient encor dans l’odeur et les plis
L’empreinte et le contour de beaux cous assouplis.
Sur ces tendres toisons couchant leurs membres rudes,
Ils étaient accoudés en molles attitudes.
Pour soutenir leur dos ou butter leurs genoux,
Ni sièges, ni carreaux, ni lits, ni coussins mous
N’avaient été jugés dignes de leur mollesse
Et du seul corps humain la vivante souplesse
Pouvait, en se pliant à leurs moindres efforts,
Prêter sa complaisance aux mouvements du corps.
Des esclaves formés à cet usage indigne,
Et changeant d’attitude au geste, au moindre signe,
Hommes, femmes, couchés sur la natte autour d’eux,
Offraient leur blanche épaule à leurs membres hideux.
Dans ces coussins de chair ils enfonçaient sans crainte
Leurs coudes dont un corps meurtri gardait l’empreinte ;
Sous le poids colossal de son maître étouffant,
Leur flanc lourd sous sa masse écrasait un enfant.
Leurs pieds chauds reposaient entre des mains d’ivoire ;
Et de fraîches beautés aux épaules de moire,
Sous leur nuque de fer glissant leur beau cou rond,
Supportaient ces Titans qui renversaient leur front.
De ces monstres humains les insolents caprices
Pliaient ainsi la vie à leurs plus vils services.
Au lieu de bois et d’or sous leurs brutales mains,
Ils sentaient leur pouvoir dans ces meubles humains ;
Et la douce chaleur de la peau sous leur membre,
Plus suave au contact que l’ivoire ou que l’ambre,
Communiquant au corps sa tiède impression,
Leur donnait un plaisir à chaque inflexion.

Pardon d’avoir cité si longuement un texte si scabreux. Mais même quand on pisse de l’alexandrin avec facilité, consacrer plus de quatre-vingt vers à la description d’un tel fantasme est significatif.
Significatif de quoi, justement ?
Quinze jours après la parution du poème, Mérimée écrit à son ami Saulcy : « Lamartine a soulevé contre lui toutes les sucrées en dévotion et en vertu : elles disent que la Chute d’un ange est la traduction en vers de Justine. Lisez l’orgie des géants, ou plutôt, puisque vous êtes seul, ne la lisez pas, car c’est un morceau qui ne se lit que d’une seule main. » (1)

Evidemment, on n’attendait pas l’amant transi d’Elvire à pareille fête charnelle. Lorsque le poète du « Lac » se demandait dans les Méditations « Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? », qui se serait douté qu’effectivement, ils en ont une — si tant est que des êtres de chair et de sang aient une âme, et immortelle de surcroît.
Ce que Lamartine avoue ici avec candeur et ostentation, c’est qu’au cœur du sentimentalisme le plus béat se nichent les fantômes ou les fantasmes les plus inattendus. Que le sentiment n’empêche pas les étreintes compliquées, et que les convictions les mieux établies font bon ménage avec des désirs inavouables. Pour avoir fréquenté bon nombre de féministes convaincues, et avoir constaté que certaines s’adonnaient à des étreintes antiphysiques, comme on disait au XVIIIe, et à des plaisirs masochistes, je regarde avec un amusement certain les graffitis des jusqu’auboutistes de la « sororité », qui professaient hier qu’une femme a besoin d’un homme comme un poisson d’une bicyclette, et affirment aujourd’hui que « l’hétéro sexualité est au patriarcat ce que la roue est à la bicyclette ». Ce qui se passe dans les alcôves ou les encoignures de portes n’est pas forcément conforme aux diktats idéologiques.
Et quelle importance ? Il faut être singulièrement borné ou idéologue pour prétendre à toute force accorder ses désirs à ses discours. A l’horizontale la policitical correctness ne résiste pas dix secondes au désir, qui est un plus grand maître que les bonnes intentions. A moins que l’on ait rompu avec la volupté — mais qui est réellement un petit saint ? —, ou que l’on appartienne à ces 30% de gens que le sexe n’intéresse pas le moins du monde, et qui voudraient faire de leur chasteté le principe de toute relation humaine.
Les wokistes ont bonne mine à vouloir contrarier la nature humaine, et à nier l’inconscient. Lorsque Dasha Zhukova, en 2014, publia sur le site du magazine russe Buro 24/7 un cliché la représentant assise sur une femme noire attachée — un objet produit par Bjarne Melgaard et inspiré de ceux imaginés par Allen Jones en 1969, année érotique —, elle provoqua un tollé — acte sexiste, parangon du racisme ordinaire, etc. D’autant que la photo était diffusée le jour du Martin Luther King Day, où les dévots de l’antiracisme ne tolèrent aucune déviation. Mais comme dit Martine dans le Médecin malgré lui : « Et s’il me plaît à moi d’être battue ? » Molière, et les Classiques en général, en savaient plus long sur la psychologie des profondeurs que tous les wokistes réunis, ceux qui se gargarisent de la grande victoire obtenue sur les forces du Mal par l’arrivée dans le Robert du pronom factice « iel » — et qui en privé s’adonnent à des jeux compliqués.
J’en dirai davantage prochainement sur Sade, dont le seul tort fut de n’avoir pas de surmoi bien construit, de sorte qu’il vivait au plus près de ses désirs. Comme dit Dolmancé à la fin. De la Philosophie dans le boudoir : « je ne mange Jamais mieux, Je ne dors jamais plus en paix, que quand je me suis suffisamment souillé dans le jour de ce que les sots appellent des crimes. »

Jean-Paul Brighelli

(1) Pour les amateurs de curiosa littéraires, je signale l’excellent ouvrage de Jean-Marie Goulemot, Ces livres qu’on ne lit que d’une main — une étude très sérieuse de la littérature libertine du XVIIIe siècle — j’y reviendrai.


39 commentaires

  1. Avec tous ces antipodistes le faubourg Saint-Antoine va avoir une rude concurrence !

    Au fond c’est l’éternelle lutte des faubourgs, le beau faubourg Saint-Germain, pétri de sentiments et de vues élevés et le rude faubourg ouvrier des commodités de la conversation, le vil faubourg Saint-Antoine d’où partit la révolution française de 1789 renversant les Bastilles où se trouvait enfermé un certain marquis de Sade !

    PS On soupçonne Choderlos de Laclos d’avoir provoqué l’émeute de la manufacture Réveillon en avril 1789 pour le compte du duc d’Orléans ! Voyez-vous où mène la concupiscence d’un artilleur ?

  2. La Révolution française de 1789 a été provoquée par des écrivains qui étaient mal assis, Beaumarchais, Chamfort, Laclos et quelques autres de moindre renom et de moindre raison.

    L’Académie française fut créée par le cardinal de Richelieu pour assoupir les trublions de la plume et en faire des bêtes assises dociles à la voix de leur maître. 40 fauteuils pour un seul servage ce n’est pas trop !

    Car la plume des libelles c’est le sexe qu’on agite quand on ne trouve pas à s’épancher, sans se révolter, dans l’orgasme …

    • PS Je préfère France Gall avant l’ère Michel Berger, c’était une interprète géniale … de bonbons roses et acidulés plein de sens !

      Après sur les musiques lourdaudes de discothèque de son mari, elle devint pesante et enflée de rhétorique.

  3. Un homme qui dit du mal de Maurice Biraud ne peut être que bien mal luné ou avoir des problèmes d’hémorroïdes (mais c’est la même chose) !

  4. En Allemagne l’embrigadement est revenu au pas de charge ou au pas de l’oie :

    Covid : les Allemands seront « vaccinés, guéris ou morts » à la fin de l’hiver d’après le ministre de la Santé de Berlin.

  5. Nous chevauchons un tigre disait Denis Gabor – nous ne pouvons nous arrêter d’inventer – et ni descendre en route – Sade avec ses meubles vivants n’avait pas songé à cette chevauchée fantastique …

  6. Dents (et doigts) de l’homme –
    Le régime carné masculin, responsable (et coupable) du dérèglement climatique !
    ces messieurs avaleraient 40 % de plus de viande que ces dames ! honte à eux !
    C’est la conclusion d’une très sérieuse étude scientinik Brit – (des chercheurs qui cherchent, etc…)
    (source : le guardian du jour)

  7. Chantepipe et ses ami.e.s ne se sentent plus pisser (suite)

    https://www.conseil-etat.fr/actualites/actualites/garde-a-vue-le-juge-des-referes-ordonne-au-gouvernement-de-mieux-proteger-la-sante-des-personnes

    Fun fact :

    « [L]’Association des avocats pénalistes demande au juge des référés […] d’enjoindre au ministre de l’intérieur […] de prendre toutes mesures effectives susceptibles […] de garantir que les personnes gardées à vue […] disposent en permanence de nécessaires d’hygiène **pour hommes et pour femmes** […] »

    MAIS

    « [I]l résulte de l’instruction que si des « kits d’hygiène », comprenant […], **pour les femmes**, des serviettes hygiéniques, sont largement disponibles dans l’ensemble des commissariats, ils ne sont pas systématiquement proposés aux personnes gardées à vue. […] Il y a lieu […] d’enjoindre au ministre de l’intérieur de prendre les dispositions utiles pour que les « kits d’hygiène » soient disponibles et systématiquement proposés aux personnes gardées à vue. »

    L’éternelle subversion-mais-pas-trop-quand-même du Parti socialiste…

    • « hommes et femmes » ? le CE devra revoir sa copie : aucun kit ad hoc prévu pour les dégenrés ; les socialeux restent timides.

      • … socialeux qui, pour une fois, en matière de « Santé », l’éternel sujet du moment, ont trouvé de quoi nous faire bien rigoler ; merci donc à vous pour avoir déniché cette pépite !

    • (bis) Poupou, please come back !
      Vivre ces années de plomb n’est pas de tout repos, malgré la constance du jardinier JPB, qui continue de nous arroser régulièrement de ces bienfaisantes perles de culture… ainsi que ses commentateurs, jamais avares de bons mots ! (excepté Josip le bavard qui s’est fait muet – en mission secrète ?)

  8. Extension du domaine du Driout

    « Je ne dis pas tout parce que certaines choses sont encore plus intimes que le sexe – à la rigueur je veux bien dire ce que je fais avec son membre viril ou avec le mien, je veux bien parler de ses caresses et de mes extases. Je peux dire comment il prépare mon orgasme, pas plus ! »

    • Nous les Divas on se permet tout ! On a notre public de fidèles qui nous pardonne tout … même nos écarts à la décence !

  9. « Valmont est un pervers mais il ne peut être un pervers que s’il a un grand sens de la morale – c’est la pureté de Gérard qui lui donnait sa dimension poétique » dixit Jeanne Moreau parlant de l’archange Gérard Philipe qui brisait tous les coeurs tous les jours.

    A 2’40s
    https://www.youtube.com/watch?v=Yo1JFX-6qTA

  10. La légende raconte que cyrano et Lormier sont morts d’une overdose de chloroquine, mais chuuuuut…

    • Je rends hommage à Lormier ! Il a été le premier à m’avertir des dangers du produit V. de la firme P. ! Avec son caractère méticuleux il avait fouillé les archives du net pour en savoir plus long … et ce qu’il avait trouvé ne lui disait rien qui vaille.

      Il disait même que c’était un faux V. autrement dit un poison génique ! Et ceci dès le printemps 2021 alors que moi j’en étais encore à croire le narratif officiel avec quelques réserves cependant.

      • Si Bonnet d’âne n’avait pas fermé fin mai je ne me serais pas inscrit dès le 3 ou 4 juin 2021 sur les réseaux sociaux et je n’aurais pas trouvé les bonnes sources d’information !

        Je serais resté un benêt ! J’en ai bien peur … à trop rester dans le nid BdA !

        • Ainsi, le benêt de Rueil aurait eu la révélation sur les résoces. Les « bonnes sources d’information », sièges percés des vérités alternatives, lui doivent beaucoup.

  11. Certes, certes… Mais cette audience au tribunal de police, qu’est-ce que ça a donné ? Monsieur Driout, les Français veulent savoir !

  12. Quelques nouvelles de la justice (suite)

    http://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CE/decision/2021-11-18/444991

    Où l’on apprend qu’il s’est trouvé des juges administratifs pour maintenir (!) le statut de réfugié à un tchétchène condamné pour « participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme »… Où l’on apprend aussi qu’il s’est trouvé des juges judiciaires pour estimer que la radicalité du barbu était liée « à un état dépressif et à des difficultés passagères »…

    • quelle chance !
      mais, tant pis pour lui : en prison « Les détenus ne sont pas des cobayes ! Il ont le droit de refuser la vaccination. C’est une question de dignité » ;
      par contre, dehors, « ceux qui refusent le vaccin sont une faille dans notre système et agissent comme si la liberté était de contaminer les autres et donc de tuer ».

  13. C’est tellement mort ici qu’on attendrait presque un commentaire du fantôme. C’est dire…

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