
On se souvient des Passantes, chanson écrite en 1911 par un certain Antoine Pol, mise en musique par Brassens en 1972, où le poète évoque
« la compagne de voyage
Dont les yeux, charmants paysages
Font paraître court le chemin
Qu’on est seul peut-être à comprendre
Mais qu’on laisse pourtant descendre
Sans avoir effleuré sa main… »
La vie est pleine de ces fantômes évaporés, dont il reste parfois une silhouette vague dans notre passé très passé. Le flou convient aux souvenirs. Sans doute parce qu’on recompose alors plus facilement. Ainsi s’écrivent les histoires.
Cet évanouissement ne signifie pas qu’on ne les a pas aimés. Mais près de vingt-cinq ans, c’est long pour une mémoire qui flanche, comme disait Jeanne Moreau.
Il y a pourtant une persistance de la mémoire, qui s’accroche au souvenir d’un regard, à la forme d’un sein, à la béance des reins. On ne la reconnaîtrait sans doute pas, si on la croisait dans la rue — pas telle qu’elle est devenue. J’ai revu B*** il y a peu : nous nous étions passionnément aimés, entre 1975 et les années 1990. Mais le passé a gâché le présent.
N’empêche… J’aimerais beaucoup revoir N***. J’ai conservé d’elle quelques mails écrits à l’époque de nos amours, et que je relis parfois pour bien mesurer ce que j’ai perdu. Ces quelques lignes, par exemple, qui remontent à janvier 2002 :
« Très cher,
Face à vous, je me sens parfois comme cette esclave des Cavaliers de Kessel : de ce livre, lu alors que j’étais en seconde ou en première, il ne me reste pas grand-chose. Juste quelques images, violentes, et qui m’avaient fascinée par cette violence même. Parmi elles, une, à la fin, où un seigneur possède sauvagement cette esclave, une traîtresse -si mes souvenirs sont bons- ; il cherche à lui faire le plus de mal possible, -physiquement-, à se venger de tous les torts qu’elle lui a fait subir, en la faisant hurler de douleur. Mais il ne comprend pas que face à cette douleur, il y a le plaisir, qui rompt tout sur son passage et submerge toute raison. De rage, il cherche alors à faire taire la jouissance, et trouve de quoi satisfaire sa violence : c’est une cicatrice fraîchement guérie, encore rosie, d’une tendresse parfaite, qu’il rouvre et fouille. Mais bien sûr, le plaisir surgit avec infiniment plus de force…
Cette scène m’est revenue en mémoire, aujourd’hui. Pourquoi ? Je l’ignore. Je sais juste que je suis cette femme, parce que vous renversez, piétinez, bafouez, l’armature dont je m’étais revêtue ; parce que je suis en train de vous appartenir, corps et âme, et qu’une partie de moi se révolte contre ce changement -cette partie qui fait que je suis encore parfois sur la réserve, et que je me livre plus facilement à vous quand vous n’êtes pas là-. Douleur et plaisir mêlés. Désir de vous montrer tous les sentiments que j’ai pour vous ; difficulté à le faire. Difficulté à écrire aussi des mots qui ne me viennent pas naturellement, et que pourtant j’aime lire, et que pourtant j’aime entendre.
Savez-vous que vous m’avez vexée et blessée lorsque vous m’avez dit que, côté cœur, j’étais « infirme » ? Je ne pense qu’à vous, vous accompagnez chacun de mes pas, chacune de mes pensées, comment donc pouvez-vous me dire pareille chose ? Souhaiterais-je vous appeler de façon impromptue pour vous prouver à quel point vous comptez pour moi, comme j’en ai souvent le désir, que je ne peux pas. Je vous aime, je vous aime, je vous aime ; je vous aime pour vous aussi, pour votre esprit, votre finesse, votre force ; votre capacité à me faire jouir ne fait pas tout, en doutiez-vous ?
Il n’empêche, ce soir, je voudrais me cambrer pour vous, sous vous, et que vous m’empaliez totalement, et que vous fassiez monter en moi ce cri et ces plaintes désordonnées. Puis, comme vous êtes inépuisable, je glisserais vers votre sexe et l’avalerais goulûment, longuement ; enfin, je recueillerais dans ma bouche votre sperme si doux, dont je déposerais une goutte sur vos lèvres ; heureuse, si heureuse, et pourtant si craintive d’avoir pu décevoir… Mais vous n’en auriez cure, et, patient, vous m’embrasserez. Je serais tout à vous, vous le sauriez alors ; les craintes, les accusations, tout aurait disparu pour vous, je ne serais plus que celle qui vous aime par-dessus tout. »(1)
Oui, « vous ». Comme disait Catherine Le Forestier dans une chanson contemporaine de celle de Brassens, « les mots d’amour, quand on quitte le « vous », n’ont plus rien dans la tête… »
La revoir. La retrouver. Ressusciter le fantôme, comme Mastroianni ressuscite Romy Schneider dans ce très beau film de Dino Risi intitulé Fantôme d’amour (1981). Me perdre un instant dans sa brume. Jouir de ma désespérance…
Et partir à nouveau.
Jean-Paul Brighelli
(1) J’en ai conservé quelques centaines. Je pourrais multiplier à l’infini ces chroniques amèrement douces.



Laissez parler les p’tits papiers
À l’occasion, papier chiffon
Puissent-ils un soir, papier buvard
Vous consoler…
Un peu d’amour, papier velours
Et d’esthétique, papier musique
C’est du chagrin, papier dessin…
Laissez glisser, papier glacé
Les sentiments, papier collant
Ça impressionne, papier carbone
Mais c’est du vent…
Machin machine, papier machine
Faut pas s’leurrer, papier doré
Celui qu’y touche, papier tue-mouches
Est moitié fou…
Les « p’tits papiers », bientôt « fantômes » ; nostalgie ?
Lettre timbrée-postée, l’expression « sans papier », le bulletin dans l’urne, le papier-monnaie.
Le livre, les milliers et milliers de pages, font encore de la résistance…