Autopsie du Mammouth est le dernier livre paru — aujourd’hui 14 janvier — sur l’Education nationale. Devrais-je dire que ce sera le dernier ? Claire Mazeron, qui l’a écrit avec une verve rare, fait le tour de la question — et de ses environs. Ce qui laisse bien peu à dire — sinon « chapeau bas » !
Ci-dessous mon sentiment sur ce livre exceptionnel (Editions Jean-Claude Gawsewitch).

J’avais pourtant bien prévenu Claire Mazeron : « Il y a parfois une telle concomitance entre ce que vous écrivez et ce que j’ai moi-même tenté de dire, il y a quelques années, que vous allez vous aussi vous faire écharper. Depuis la parution de la Fabrique du crétin, j’ai été traité indifféremment de fasciste, réac, nazi, chemise brune ou noire — voire de sarkozyste, ce que les Pédagogues modernes, qui font pourtant une cour effrénée au chef de l’Etat, prennent pour l’injure suprême. Quand est sorti Fin de récré, j’ai appris enfin que j’étais un darcosien impénitent. Que j’aie pu critiquer, en direct ou ici même, bien des réformes du ministre-agrégé, et, aujourd’hui, en faire de même avec le ministre désagrégé, et à me brouiller définitivement avec lui, ou avec son successeur de la rue Saint-Guillaume, peu leur chaut. Et peu me chaut itou. Cela me glisse sur le dos comme l’eau sur le plumage des cygnes.

« Mais vous ! Supporterez-vous le flot d’insultes ? Parce qu’enfin, vous attaquez toutes les positions établies de l’Education Nationale, depuis les chefs de bureau qui tapent à l’envers les consignes ministérielles jusqu’aux conseillers officiels ou occultes qui soignent leur carrière en s’ingéniant au pire. Sans oublier les ministres successifs — compétents, forcément compétents —, les leaders syndicaux habitués à brouter dans la grande gamelle grenellienne, les pédagogues lyonnais — et les autres —, vos collègues même, et les parents d’élèves — et les élèves. Du passé et du présent faisons table rase, n’est-ce pas ?

« Dites-moi, seriez-vous de gauche ? Mais vous ne passez rien ni à Jospin, ni à Allègre, ni à Lang — ni à Royal. Ni même à Chevènement, dont on devine pourtant qu’il aurait vos faveurs — quoique… Seriez-vous de droite ? Mais Bayrou, Ferry, Fillon ou Darcos ne trouvent pas grâce à vos yeux — ni aux miens, avec quelques réserves : votre politesse compétente est bien plus vache que mes sarcasmes.

« Vilipendée, vous dis-je ! D’autant que vous vous risquez à faire des propositions. Viables et crédibles : on vous pardonnerait des utopies, on ne vous passera pas le pragmatisme. C’est ainsi : proposez du rêve, la réussite et les diplômes pour tous, 100% de réussite au Bac, des concours à bas prix, le grand melting pot au collège unique, un lycée à la carte, la discrimination positive à l’entrée de toutes les Grandes Ecoles, 30% de boursiers à Polytechnique, et des postes, des postes, des postes, — on vous écoutera, les micros se tendront obscènement vers vous, la commission Machin opinera gravement à vos moindres sottises. Mais décrire les dysfonctionnements de la Machine qui les fait tous vivre ; dénoncer les incapables, les planqués, les crétins diplômés, les administratifs véreux, les conseillers occultes — comme les coups de pieds du même nom, qui malheureusement se perdent —, les spécialistes des pseudo-sciences de l’Education, les sociologues auto-proclamés de la banlieue où ils ne sont pas nés et où ils ne mettent jamais les pieds ; et, comble de la provocation, proposer, trois cents pages durant, des solutions concrètes, pratiques, immédiatement applicables — c’est de la provocation, ma chère ! Soyez réalistes, proposez l’impossible ! Là, on vous croira, on vous fêtera, on vous fera une réputation de spécialiste de la chose éducative.

« Mais disséquer le Mammouth ! Tout dire des dysfonctionnements — et, pire, tout révéler sur les coulisses, les entrailles du pachyderme ! Vous avez le regard, et la compétence — on ne vous ratera pas ! « Le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté », chantait Guy Béart… »

« Et, cerise sur le gâteau, avoir assez de recul sur le système pour envisager sereinement les solutions qui pourraient ranimer la Bête… »

Ce livre est indispensable. J’ai bien conscience d’en être trop souvent resté à la critique du système, et malgré mon acharnement à proposer, on n’a retenu souvent que ma volupté à flageller. « Trop de sentiment, trop de passion — pas assez de faits ! Tout cela manque de statistiques », me reprochaient les rabat-joie qui auraient bien aimé que j’écrivisse des livres aussi ennuyeux que les leurs…

Il est vrai que je ne suis pas assez bête, ou politique, pour tenir compte de l’avis des demi-habiles. Et j’étais trop en colère pour entendre les suggestions des gens raisonnables. Mais c’est aussi, je l’avoue, que je n’imaginais pas possible la conjonction d’une critique acide, d’un descriptif patient et d’un programme cohérent.

Et ce que je n’imaginais pas, Claire Mazeron l’a réussi. Ce livre — son premier livre — est une autopsie au scalpel de la Bête, un diagnostic impitoyable, et une posologie intelligente, des propositions de cure inédites — et audacieuses.

On appelait « remèdes héroïques », au XVIIème siècle, les traitements proposés aux mourants, quand rien n’avait réussi. Nous en sommes là : nous avons encore deux ou trois ans pour relancer la machine — sinon l’Education en coma dépassé sera à ranger dans le bocal, dans les caves du Musée des cataclysmes. Géographe, Claire Mazeron connaît comme sa poche les coins et recoins de la Machine Education ; elle nous donne à la fois l’historique de la dégradation des paysages, elle en nomme les responsables, et suggère des solutions pratiques pour restaurer l’écologie de l’Enseignement. Mais, Historienne aussi, fascinée par la Révolution Française, elle sait qu’il faut de l’audace, et encore de l’audace, pour sauver ce qui reste à sauver — l’avenir.

Je suis rarement enthousiaste sur les livres — le monceau de livres — qui paraissent chaque année sur l’Education. Trop d’expériences individuelles, de déplorations sans perspectives — ou d’avis intéressés. On a vu une enseignante de banlieue faire des livres pour obtenir une mutation sur Paris, dans un « bon quartier » si possible — et se taire, une fois l’objectif atteint. Et un autre en écrire pour camoufler sa médiocrité sous la fiction — quelle chance qu’Entre les murs ait « marché » ! Bégaudeau n’enseignera plus.

Mais là ! C’est un maître-livre que ce livre-là. Et l’humour, toujours perceptible, le sourire à fleur de texte, est le véhicule d’un raisonnement rigoureux. Assez divertissant pour plaire, assez constructif pour instruire. Quelle pédagogue elle doit être !

Claire Mazeron est vice-présidente d’un syndicat qui, depuis des années, marche sur de la glace très mince, entre un réalisme qu’on qualifie arbitrairement de droitier (la gauche fait donc dans l’idéalisme ? Ça se saurait…) et une exigence doctrinale qui lui fait préférer la qualité — la vraie pédagogie d’abord ! — à la quantité, qui n’a jamais rien résolu — mais augmenté la capacité de recrutement d’organisations qui font du chiffre avant de chercher du sens. À ce titre, elle a participé, ces dernières années, à toutes les commissions-réunions-concertations organisées par le ministère pour faire passer, en douce ou en force, des résolutions létales. Sans faire, cependant, d’opposition systématique — elle est fort capable de dire à un ministre que telle réforme va dans le bon sens, et que telle autre est une grosse carabistouille. De la glace très mince, vous dis-je.
Ce livre est donc le fruit d’une expérience interne. « J’ai vu les mœurs de mon temps et j’ai publié ces lettres », répétait Laclos en exergue des Liaisons dangereuses. Elle a vu les us et coutumes du ministère et de ses dépendances, et de tous ceux qui grouillent autour de lui, qu’ils lui lèchent les pieds ou fassent dans l’opposition ostensible tout en lui téléphonant en douce pour réclamer des faveurs. Elle a assez enseigné, et dans des établissements désespérants, dans ces Zones d’Exclusion Programmée qu’on appelle ZEP, pour savoir ce que l’on fait à des enfants qui auraient pu réussir — et à qui on ne propose aujourd’hui, au compte-gouttes, que de l’assistanat ou des passe-droits — la saison des dames patronnesses est revenue !

Et savoir aussi ce que l’on pourrait faire. Savoir que c’est au collège que l’on gaspille les chances, que l’on bousille les dons. Savoir que les cris d’orfraie des syndicats les plus conservateurs (ai-je nommé le SGEN ? Ou le SE-UNSA ? Ils sont si nombreux à conjuguer le futur au passé simple — très simple) risquent fort de gâcher ce qu’il y a de mieux dans l’héritage de Darcos — la réforme du Primaire. Les appétits privés, qui rêvent de voir un jour prochain s’installer le chèque-éducation, l’enseignement à la carte, la généralisation d’officines douteuses qui se prétendront lieux d’éducation, se conjuguent aujourd’hui aux illusions d’une gauche qui croit que psalmodier « Egalité des chances » comme un mantra peut faire un bien réel à tous les laissés-pour-compte d’un système qui broie aujourd’hui les plus faibles tout en esquintant les meilleurs. Coincé entre ces deux appétits qui ne sont contradictoires qu’en apparence, le Mammouth est à genoux. Moribond. Pré-froid.

« Dégraisser », disait Claude Allègre. Le mot était maladroit, la méthode encore davantage. Mais l’idée n’était pas mauvaise. Encore faut-il savoir ce que l’on met sous un pareil terme — les métaphores sont toujours dangereuses, quand on ne les décrypte pas.

Ce gros livre dit exactement où est la mauvaise graisse. Non dans le nombre de profs — nous allons en manquer, dans les années qui viennent. Non dans des réformes mesquines qui désorganisent le système à coups d’économies de bouts de chandelles. Non dans des réformes démagogiques, qui caressent les parents et leurs rejetons dans le sens du poil pour mieux les endormir.

C’est dans l’administration elle-même, dans cet entrelacs d’incompétences satisfaites, que l’on peut tailler. C’est dans la pédagogie, et dans la volonté de transmettre, et d’instruire, que l’on peut ranimer la Bête. Ce n’est certainement pas en déléguant aux régions, aux communes, aux établissements, des responsabilités toujours plus lourdes — Mazeron est très claire sur ce point… Un peu d’autonomie ne nuit pas, mais seulement dans un système où l’Etat prend ses responsabilités — dans le recrutement comme dans les programmes ou les méthodes. On l’aura compris : le libéralisme, qu’il soit signé Madelin ou Delanoë, n’est pas sa tasse de thé — tout simplement parce que ça ne marche pas. L’Ecole n’est pas un marché — d’ailleurs, sur le Marché non plus ça ne marche pas.

Ce livre si complet procède pourtant d’un sentiment d’urgence. Il est temps, plus que temps, d’appeler toutes les compétences au chevet d’un animal mourant. Organiser un Grenelle de l’Education — le lieu s’y prête — est une nécessité. Le prochain ministre n’échappera pas à une négociation globale — à moins qu’il ne préfère qu’elle s’organise dans la rue, et dans le désordre. Et ce jour-là, j’espère vraiment que l’on fera appel aux vrais compétences — et non aux appétits de ceux qui se sont déjà servis sur la Bête.

Jean-Paul Brighelli

 

PS. Je ne suis pas le seul à dire du bien de cet ouvrage. Natacha Polony, qui l’a préfacé avec le talent qu’on lui connaît, n’a pu se retenir d’en parler encore sur son blog  http://blog.lefigaro.fr/education/