Un ami enseignant, qui vient souvent sur Bonnetdane, me prie instamment de diffuser les nouvelles ci-dessous, qui m’avaient échappé. Je le fais d’autant plus volontiers que le ministère de l’Education nationale s’est donné pour tâche de lutter contre toutes les discriminations (voir ma Note sur le sujet, http://bonnetdane.midiblogs.com/archive/2010/08/20/discriminations.html). Mais cet objectif louable entre en conflit avec les pédagogies actives à la mode depuis que la parole de l’élève est sacrée, comme nous allons le voir.

J’espère juste que la toute récente introduction de la philosophie en Seconde et en Première — à doses homéopathiques — ne consistera pas à écouter les balivernes et les préjugés des élèves, mais à leur expliquer que le Savoir naît, avant tout, d’une remise en cause des lieux communs.

Sinon, on tuera Socrate une seconde fois.

JPB

19 novembre 2010. Le site officiel du lycée Robert Schuman du Havre, placé sous la responsabilité du chef d’établissement, M. Jean-Marc Guérard, et de Mme le recteur Marie-Danièle Campion, vient de publier une page consacrée à un thème de Sciences économiques et sociales : l’homoparentalité (1).

Pourquoi pas… Il y a, sur ce sujet, quantité d’essais et d’études scientifiques qui peuvent servir de base à une réflexion intelligente et éclairée, et il existe bon nombre de spécialistes dont les noms émergent peu à peu dans le débat public (2). Las, nous sommes aujourd’hui à l’ère des EPLE autonomes, des TICE, des TPE, des IDD, de l’ECJS (3), j’en oublie sûrement, parmi tous les sigles ronflants et creux que l’imagination débordante du ministère crée pour divertir les enseignants et les élèves — dont une bonne partie commence aujourd’hui à murmurer « We are not amused ». Pas question donc de s’intéresser à des recherches approfondies — ou de s’intéresser tout bonnement à la réalité : on se contentera d’effleurer vaguement quelques thèmes d’actualité en laissant s’exprimer le savoir intuitif (oxymore !) des élèves, dont il faut désormais développer les compétences innées (oxymore aussi !) et l’autonomie. 

La page publiée par le site du lycée Robert Schuman du Havre est caractéristique du résultat auquel il est naturel d’aboutir, lorsque l’on associe l’idéologie de « l’élève au centre » chère à Lionel Jospin et à Philippe Meirieu, les bienfaits apparemment incontestables de l’auto-construction des savoirs, la nécessité pour les élèves de s’exprimer-s’épanouir-communiquer-produire-créer, et les avantages des TICE.

Qu’y apprend-on, en effet ?

D’abord, que l’homoparentalité est « un phénomène de société » qui est « né en Europe ». Passons sur le « phénomène de société » — nous avons échappé de peu à « phénomène de foire » — (4), mais la « naissance » de l’homoparentalité en Europe est un scoop.

Mais il peut s’agir d’une simple approximation confondant l’existence d’un fait et sa reconnaissance, et il ne faut pas être trop sévère : passons donc également sur ce point.

La situation se gâte lorsque la page web aborde le thème qu’elle va traiter : « Quels problèmes peut poser l’homoparentalité ? ». Finie la dialectique bête, qui consistait autrefois à étudier des arguments opposés, pour en dégager un point de vue le plus nuancé et objectif possible. Désormais, grâce aux réformes destinées à moderniser notre système d’enseignement archaïque, il n’y a plus que dans les brochures Acadomia de la rue Saint-Jacques, de Versailles et d’Enghien-les-Bains que l’on peut encore lire la phrase « Il faut surmonter dialectiquement notre altérité réciproque », correctement attribuée à Hegel (5). Place à la modernité ! Signalons que l’enseignant qui a validé cet article est un spécialiste du mind maping, technique destinée à savoir étudier un thème à l’aide de schémas fumeux et à structurer la résolution d’un problème simple sous la forme la plus complexe possible. Apparemment, il y a encore du travail pour améliorer la méthode. 

Mais le meilleur reste à venir. Dix problèmes sont listés pour résoudre la question objective et neutre annoncée, « Quels problèmes peut poser l’homoparentalité ? ».

La maïeutique socratique vantée par bon nombre d’inspecteurs a permis de faire émerger, entre autres, les points suivants : 
– D’abord, « l’enfant ne saura pas qui appeler « papa ou maman » », 
– Ensuite, « ils (?) ne sauront pas éduquer leurs enfants », 
– D’autre part, « il doit faire deux cadeaux lors des fêtes parentales » (!), 
– Enfin, « il peut devenir plus tard homosexuel ».

Nous passons délibérément sur « il peut avoir honte » (argument 9), « il pourrait avoir honte du regard des autres » (argument 4), « il peut se sentir différent » (argument 5), « il peut se sentir mal » (argument 7) et « il aura beaucoup de mal à en parler » (argument 10). La diversité est à la mode, mais pas dans l’argumentation. Concentrons-nous donc sur les quatre arguments listés ci-dessus, dont on ne sait déterminer s’ils sont risibles ou affligeants. Qu’un enfant puisse devenir homosexuel parce que ses deux parents sont homosexuels, il n’y a plus, mis à part le Lycée Robert Schuman du Havre, qu’un quarteron d’évangélistes américains cacochymes pour affirmer pareille carabistouille. Même MM. Vanneste et Gollnisch, dont on sait le peu d’affection pour les « invertis notoires », ne croient plus à ce genre d’arguments. Quant aux cadeaux des fêtes parentales, on voit que l’instauration d’enseignements obligatoires d’économie et de gestion en classe de seconde commence déjà à porter ses fruits : les petits Français géreront leur argent moins négligemment que Liliane Bettencourt. 

La cerise sur le gâteau, c’est que ces affirmations grotesques, et c’est là sans doute ce qui constitue la plus grave erreur, ont été lues, approuvées, validées et mises en ligne par un enseignant, titulaire du CAPES, qui a cru bon de diffuser au travers du site officiel du lycée la sacro-sainte parole des élèves — qui n’a pas, idéologiquement, à être remise en cause, puisqu’elle est par nature spontanée, créative, pertinente et intelligente. Qu’elle n’est jamais la caricature des remarques caricaturales entendues çà et là.

Que l’enseignant qui a validé ces lignes soit d’accord ou non avec les thèses avancées n’est même plus le problème : il se retranchera naturellement derrière la parole des élèves, au sujet desquels il a cru bon de préciser : « Cet article est un exercice argumentatif qui n’engage pas l’opinion des élèves ». Des propos engagent une opinion : si ce n’est celle des élèves, de qui s’agit-il ? Bien entendu, cette liste de préjugés confondants n’a aucune utilité bénéfique à qui que ce soit, aucune légitimité, ni aucune raison d’être : il s’agit simplement de faire mousser un site internet, de montrer la créativité (?) d’élèves à qui l’on n’a manifestement rien appris, et de faire passer pour une véritable réflexion une stupéfiante enfilade de perles (6). 

Instruire, c’est justement amener les élèves à dépasser les lieux communs. Mais les bons sentiments pédagogiques favorisent la naissance et la diffusion de boniments démagogiques. »

M.M.

(1) http://schuman.spip.ac-rouen.fr/spip.php?article727
(2) Caroline Mécary, Stéphane Nadaud, Martine Gross, Geneviève Delaisi de Parseval, Elisabeth Badinter…
(3) Etablissement public local d’enseignement, Technologies de l’Information et de la Communication appliquées à l’Education, Travaux Personnels Encadrés, Itinéraires de Découverte, Education Civique, Juridique et Sociale… 
(4) Voir (4) http://doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/Cyberdocs/MFE2004/cadot_m/pdf/cadot_m.pdf

(5) Acadomag, 2010.

(6)Quelques réactions d’enseignants ici : http://www.neoprofs.org/liens-lectures-et-projets-f4/quelles-horreurs-peut-on-trouver-sur-le-site-officiel-du-lycee-robert-schuman-de-l-academie-de-rouen-t27414-75.htm#569989 ;http://www.lepost.fr/article/2010/11/21/2312245_l-homoparentalite-vue-par-des-eleves-de-lycee-la-halde-a-encore-du-travail.html